Médecin (1863-1943). Elevé au rang de quasi-divinité en Asie après sa découverte du bacille de la peste, le Morgien ne considérait d’autre honneur que de maîtriser son propre destin.
La renommée n’est pas une science. Elle va et vient comme une rumeur. Celle de Yersin aurait connu des étiages, puis des hausses de niveau. Il n’en a rien été. Même dans l’actuel Vietnam, qui a pourtant fait table rase de son passé colonial, des rues et bâtiments officiels continuent à porter le nom du Morgien. Rare privilège.
Le principal intéressé n’en avait cure. Indifférent aux honneurs, Alexandre Yersin était le type même du puritain vaudois issu de l’Eglise libre. Responsable de son destin, méfiant de la politique, adepte de la justice sociale. La perte de son père avant sa naissance à Aubonne n’a fait que renforcer ses traits de caractère. Il était aussi d’une intelligence, d’une énergie, d’une curiosité extraordinaires. Comme le note Patrick Deville dans son roman Peste et choléra: «Yersin, c’est plus fort que lui: il faut toujours qu’il sache tout.»
Un Livingstone
Une quête qui ne s’arrêtera qu’à sa mort à l’âge de 79 ans et qui a commencé très tôt. Quand il découvre chez lui les planches et le microscope d’un père – aussi prénommé Alexandre – qui était un entomologiste réputé. A l’Eglise libre aussi, lorsque, enfant, il écoute les récits sur Livingstone, l’explorateur-médecin-pasteur. Plus tard, il se le jure, il sera un Livingstone.
En attendant, Yersin va à l’école à Morges, puis au gymnase de l’Académie à Lausanne avant de commencer des études de médecine qui le mènent à Marbourg et à Paris. Là, il est vite repéré par Emile Roux, le bras droit de Louis Pasteur. Il entre à l’institut des grands bactériologistes, où sa minutie et sa ténacité font merveille. Le jeune Vaudois découvre avec Roux la toxine de la diphtérie, s’intéresse à la tuberculose, passe sans encombre sa thèse de médecine. Il obtient en 1889 la nationalité française.
Yersin est promis à une belle carrière à l’Institut Pasteur, mais largue vite les amarres, direction l’Indochine. Sur recommandation de Pasteur lui-même, il est nommé médecin du Corps de santé colonial, s’embarque sur des rafiots qui cabotent de cailloux en archipels. Le spécialiste des agents pathogènes est aussi un agent des colonies: il sera l’un des contributeurs de l’expansion de la France en Asie du Sud-Est. Il passe des chaînes de montagnes, découvre des plaines d’altitude, fonde la ville de Dalat, s’installe à demeure dans une baie de l’Annam, à Nha Trang.
L’année 1894 est celle qui gravera sa postérité. Alexandre Yersin est envoyé à Hong Kong par l’institut. La peste y sévit. Mais les Anglais ne veulent pas de ce Franco-Suisse barbu. Il soudoie des soldats, obtient des cadavres avec bubons, effectue des ponctions, observe avec son microscope Zeiss de courts bacilles, aux extrémités arrondies. Il les colore, les isole, les décrit, envoie le résultat de ses recherches à Paris, met au point les premiers sérums contre la terrible maladie, qui a causé tant de ravages au cours des siècles. Le bacille, Yersinia pestis, reçoit son nom.
En Chine, en Indochine, Alexandre Yersin est alors considéré comme une divinité vivante. Le médecin s’en amuse, mais s’en fiche, aussi sûrement qu’il expédie à sa mère, à Morges, les palmes académiques qu’il obtient de la France. Rien à faire des récompenses, tant à faire ailleurs. Il isole et combat la peste bovine tout en continuant à cartographier l’Indochine. Car Yersin, c’est plus fort que lui, est aussi géographe, astronome, écrivain, photographe, éleveur, planteur, horticulteur ou géologue (il léguera ses tectites au Musée de géologie de Lausanne).
Il crée des plantations d’hévéas dont le caoutchouc est acheté par les frères Michelin. Il cultive des quinquinas, dont l’écorce contient un alcaloïde fameux contre le paludisme. Yersin soigne aussi gratuitement les gens de sa région d’élection, la médecine étant pour lui un sacerdoce. «Demander de l’argent pour soigner un malade, c’est un peu lui dire «la bourse ou la vie», aimait-il formuler, avec un rare sourire.
En savoir plus
➤ «Alexandre Yersin, la peste»: l’exposition du Musée Alexis-Forel de Morges présente les visages de la peste dans la littérature et les arts, démontant au passage le mythe du «Yersin inconnu». Jusqu’au 14 août.
➤ «Alexandre Yersin, l’explorateur», l’exposition de la Fondation Bolle à Morges, retrace le destin du grand bactériologiste. Jusqu’au 14 août.
➤ «Peste et choléra», un roman de Patrick Deville, Ed. du Seuil (2012).