Au lendemain des ripailles des Fêtes,nos poubelles débordent de nourriture. A la veille de l’Année européenne contre le gaspillage alimentaire, trois grands chefs romands livrent leur façon simple et ludique de sublimer les restes.
Des traditionnelles friandises de la Saint-Nicolas aux gargantuesques soupers d’entreprise de fin d’année, dès le 10 décembre, tout le monde est gavé. Au troisième Noël de famille, la crise de foie guette. Sortir les restes de pintade ou de rôti racornis du frigo ne suscite pas pour autant l’enthousiasme des convives et, trop souvent, faute d’imagination et d’une volonté véritable, dinde sèche, pâtes froides et salade flétrie partent directement à la poubelle alors qu’elles sont aussi bonnes que la veille.
Une étude de l’Office fédéral de l’agriculture l’atteste: en 2012, en Suisse, chaque ménage de quatre personnes a dépensé 2000 francs en denrées alimentaires parties aux ordures. Dans l’Union européenne, près de 50% d’aliments sains sont gaspillés chaque année par les ménages, les supermarchés, les restaurants et la chaîne alimentaire, alors que 79 millions de citoyens vivent au-dessous du seuil de pauvreté et que 16 millions dépendent de l’aide alimentaire d’œuvres de charité.
Une cause qui gagne du terrain. L’origine du gaspillage est à imputer à 42% aux ménages, 39% à l’industrie agroalimentaire et 14% au secteur de la restauration. Du coup, le Parlement européen a décidé de déclarer 2014 Année européenne contre le gaspillage alimentaire, tout en demandant aux industriels certaines mesures comme l’introduction d’une double date de péremption: la date limite de vente et la date limite de consommation.
Mais les temps changent et apprêter les restes devient tendance. Avec humour et talent, Denis Martin, à Vevey, revisite le fricasson du Pays-d’Enhaut, ce plat typique fait avec les restes.
A Berne, Sous le Pont, l’anticonformiste resto de la Reitschule, propose tous les midis un plat du jour apprêté avec les restes de la veille: Au début, ces assiettes à 8 francs s’adressaient à un public à petit budget. Peu à peu, l’offre enchante aussi les autres», constate Fernando Jiron, le cuisinier.
Sans aller jusqu’au déchétarisme, qui consiste – à New York notamment – à se nourrir exclusivement d’aliments recueillis dans les poubelles, la cause de la récup de nourriture gagne du terrain. Notamment grâce aux efforts conjugués des associations de consommateurs et des autorités (Journée mondiale de l’environnement à Genève). A plus large échelle, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture a lancé en 2013 la campagne Pensez, mangez et préservez (www.thinkeatsave.org), visant à réduire le gaspillage du producteur au consommateur.
Question de budget. Cependant, il reste du chemin à parcourir pour que les habitudes changent: «En Occident, la nourriture ne représente plus le poste prioritaire du budget de la plupart des gens, qui se fichent donc complètement de jeter pour 5 ou 10 francs de victuailles», analyse la Lausannoise Sylvia Gabet, auteure de livres de cuisine à grand succès. Dans son petit dernier, Fauché gourmand, spécial étudiant, elle consacre un chapitre aux restes et une page aux durées de conservation des aliments cuisinés.
En effet, alors qu’ils seraient très souvent consommables sans risque pendant une semaine, la plupart des dindes, nouilles et autres risottos ne séjournent pas plus de deux jours au frigo dans l’attente d’un hypothétique recyclage. Pour Sylvia Gabet, tout est question de regard: «Un reste, c’est une étape d’avance.» Le vitello tonnato, par exemple, implique du rôti froid: «Un ingrédient, pas une vieillerie!» Et si, le 26 décembre, vous tentiez à votre tour le dindonneau tonnato?
Edgard Bovier, La Table d’Edgard, Lausanne
Du reste de poulet ou de rôti à la pastilla
«Evitez de réchauffer: transformez», conseille le chef du Lausanne Palace. Ainsi, les pommes de terre de midi deviennent des röstis du soir: «Avec du lard ou du fromage, c’est autre chose.» Et dans un palace, que fait-on avec les restes? «On n’utilise souvent que les suprêmes de la volaille. Mais avec les cuisses et les restes de chair, on peut fabriquer de délicieux hamburgers gourmands.»
Pastilla de volaille Faire cuire un bouillon de volaille épicé avec du ras el hanout, de la coriandre, du sirop d’érable, du vinaigre, du piment et des fruits secs (pruneaux, abricots, amandes, raisins…). Faire suer un oignon haché, ajouter la viande en dés (rôti, volaille…), mouiller au bouillon et réduire. Emballer dans des feuilles de brick, refermer et enfourner huit minutes à 200 °C.
Du reste de riz aux arancini
Edgard Bovier en sait quelque chose: «Mon épouse est Canadienne, alors à Noël, la dinde est incontournable, farcie au pain, aux oignons et à la sarriette. Quand les sucs imbibent la farce, c’est à tomber! Mais il y en a toujours trop.» Avec les restes, il réalise une pastilla ou des samosas voyageurs. Quant au riz, il mène à toutes sortes de recettes goûteuses et créatives moyennant fort peu d’ingrédients spéciaux. Il suffit de laisser s’ébrouer votre imagination!
Arancini de riz«A Rome, c’est la recette du Premier de l’an», se souvient Edgard Bovier: avec le surplus de risotto, nature ou au safran, on forme des galettes dans la paume de la main. On y ajoute du fromage (brebis basque, mozzarella…), de la tomate séchée ou une petite brunoise de citron confit. Passé dans le jaune d’œuf et la panure, puis frit trois minutes à 180 °C, «c’est divin».
Carlo Crisci, Le Cerf, Cossonay
Des pâtes ou du riz aux galettes-gnocchis
«Le but, ne pas avoir l’impression de manger des restes, alors il faut qu’ils ne soient pas reconnaissables», s’amuse Carlo Crisci, qui ne jette rien, des pointes de filet de bœuf aux bouts de bolets cassés qui parfument si bien un consommé. Il se souvient de Jean-Michel Colin, chef à Bursins, qui un jour a demandé 5 francs à son apprenti… et de jeter la pièce à la poubelle, en lui expliquant que, en jetant des vivres, il faisait la même chose. Et Carlo Crisci de conclure: «Les restes, ça me gonfle, alors je fais en sorte qu’il n’y en ait pas.»
Le gnocchi géant de pâtes Les restes de pâtes ou/et de riz cuits de la veille? On les recuit brièvement dans du lait. Puis on les mixe, on ajoute un œuf, on assaisonne avec de la muscade et on forme de petites galettes que l’on rôtit. Le reste de ragoût? On l’émiette
et on réchauffe. La salade flétrie? On la cuit à la poêle avec de l’huile d’olive. A la fin, on dresse le tout et les convives applaudissent.
Benoît Violier, Hôtel de Ville, Crissier
Des penne à la tourtière façon XIXe
«Ici, on utilise absolument tout», lance Benoît Violier. Les restes? Ils sont retravaillés, pour le personnel notamment. Ainsi, le mardi, c’est miroton. «Et c’est top!» Le chef ne manque d’ailleurs pas d’imagination: «En julienne, les pâtes valorisent un bouillon. Sautées au parmesan, elles rappellent l’Italie.» Le poisson est délicieux en omelette, en rillettes ou en escabèche (oignon et vin blanc): «Pas cher, mais tellement bon!» Quant aux volailles, Benoît Violier les mixe avec de l’œuf pour en faire des soufflés exquis.
La grande tourtière façon XIXePassionné d’histoire de la gastronomie, Benoît Violier a un faible pour les tourtières: «On utilise les légumes pour chemiser le tour du moule. A l’intérieur, on met son ragoût de pâtes, de viande, de restes… Bien dressé et assaisonné, c’est un plat-plaisir qui étonne toujours.» Miraculeux!
Photos Sedrik Nemeth / Lena Ka