Chantal Rayes
Interview. L’ancien président du Brésil évoque l’importance des JO pour Rio et le reste du pays, parle de la crise sociale, économique et institutionnelle que traverse le Brésil ainsi que de son engagement politique et des charges qui pèsent sur lui.
«Je vais chausser mes lunettes pour me donner un air de sociologue ou de politologue.» Lula, l’enfant pauvre qui n’a pas complété sa scolarité, a le sens de l’autodérision, le pendant de l’assurance. Affable, détendu, l’ex-président du Brésil (2003-2011) a reçu L’Hebdo au siège de l’institut qui porte son nom, à São Paulo. Alors que sa protégée Dilma Rousseff est menacée de destitution et que sa propre image est malmenée, Lula s’est livré à une opération séduction.
Nous sommes à près de deux semaines de l’ouverture des Jeux olympiques. Quelles sont vos attentes?
Je suis sûr que Rio et le Brésil vont enchanter les touristes, de par l’accueil de notre peuple et la qualité de ce qui a été construit pour la compétition. Je croise les doigts tous les jours pour qu’il n’y ait pas d’incident.
Quel genre d’incident?
De sécurité. Je ne crois pas à la menace terroriste au Brésil. C’est un pays fraternel et pacifique, mais je suis sûr que toutes les précautions sont prises.
En deux ans – et grâce à votre gouvernement –, le Brésil aura reçu le Mondial de foot en 2014 et maintenant les JO. Quel a été votre calcul diplomatique?
Le Brésil doit agir comme un grand pays, capable d’organiser de tels événements. Car pour autant qu’on leur trouve des défauts, ces compétitions sont l’occasion de faire la publicité du pays, même si elles ouvrent aussi les yeux sur nos problèmes. Cela ne doit pas nous faire peur, il ne faut pas essayer de cacher nos pauvres (allusion à la mairie de Rio, qui a délogé des habitants des favelas, ndlr). Pour la Coupe du monde, c’était au tour de l’Amérique latine de l’organiser. Il était important que le Mondial revienne chez nous qui l’avons remporté cinq fois et ne l’avions plus organisé depuis 1950. La FIFA et la Confédération brésilienne de football se sont entendues là-dessus. Mon gouvernement n’a pas eu de participation décisive.
Pour les JO, en revanche, vous avez fait campagne…
Oui. Le Brésil avait déjà perdu à trois reprises. Cette fois, il fallait gagner. Chaque fois qu’il voyait ses homologues, Celso Amorim (son ministre des Affaires étrangères et éminence grise de sa politique étrangère, ndlr) leur en parlait. J’ai moi-même tenu à parler à de nombreux dirigeants, surtout latino-américains, asiatiques et africains, pour leur demander de voter Rio. Le Brésil vivait alors en 2009 une phase exceptionnelle, historique. C’était une sorte de coqueluche.
Notre économie était en pleine croissance. Le monde s’est mis à croire en nous. Malgré tout, l’emporter face à des villes comme Chicago, Madrid et Tokyo n’a pas été facile. Certains disaient même que ce serait impossible. La victoire de Rio a été émouvante, inédite. Ce fut l’un des jours les plus importants de ma vie. J’ai vu la scène à Copacabana, le peuple qui pleurait de joie. C’était extraordinaire.
N’y avait-il pas d’autres priorités pour un pays encore en développement?
Cela reviendrait à dire que les JO et le Mondial ne peuvent être réalisés qu’aux Etats-Unis, en France ou en Allemagne! Or, leur tenue ne peut pas être l’exclusivité des pays riches, qui devraient d’ailleurs aider financièrement les pays pauvres à recevoir ces compétitions. Celles-ci sont l’occasion de développer un pays, de recevoir des investissements, de mettre en route de nouveaux projets. Conquérir les JO a été extraordinaire pour le Brésil, justement parce qu’il reste beaucoup à entreprendre. Nous avons pu enclencher des investissements qui n’auraient pas été réalisés autrement. Les Jeux vont laisser un legs extraordinaire pour Rio, un legs sportif et de transports.
Le Brésil vit aujourd’hui une crise économique, sociale, politique et morale. En quoi votre Parti des travailleurs (PT), au pouvoir lors des treize dernières années, en endosse-t-il la responsabilité?
C’est la crise partout, le Brésil ne pouvait être épargné. Il y a un processus de lutte contre la corruption (l’enquête dite Lava Jato, ou «lavage express», sur les détournements chez le géant pétrolier Petrobras au profit des partis politiques, ndlr), que notre gouvernement a favorisé. Car c’est nous qui avons investi le plus dans la préparation de la police fédérale et dans l’instance de contrôle CGU (organe fédéral qui a notamment pour mission la lutte contre la corruption ou l’amélioration de la transparence, ndlr); nous qui avons concédé la plus large autonomie au Ministère public, au-delà même de ce que prévoit la Constitution.
Sur le plan économique, Dilma reconnaît que sa politique d’exonérations fiscales aux entreprises, qui a réduit les rentrées fiscales de l’Etat, a été trop loin. Entre 2011 et 2015, l’Etat a renoncé à quelque 500 milliards de réaux de recettes (150 milliards de francs). Et, fait extrêmement grave, sans rien exiger en échange du patronat. Les investissements nécessaires pour créer de l’emploi n’ont donc pas été réalisés.
Dès la réélection de la présidente, il y a eu une forte crise politique qui a paralysé l’économie. Les patrons ont perdu confiance, les banques ne prêtaient plus. Dilma a alors tenté de réduire les dépenses mais le Parlement a été en sens inverse, approuvant des lois pour augmenter celles-ci! Le Parlement a semblé miser sur la crise, jusqu’à ce que surgisse l’idée du golpe («putsch» ou «arnaque» en brésilien, ndlr).
Dilma Rousseff, écartée du pouvoir en attendant son jugement, serait donc victime d’un putsch?
Oui, car elle n’a pas commis de «crime de responsabilité», nécessaire pour déclencher une procédure de destitution. Dilma est victime d’un jugement purement politique. Les partis aujourd’hui au gouvernement l’ont renversée, car elle aurait pu réussir et faire élire quelqu’un à sa propre succession.
Serez-vous candidat en 2018?
J’ai 70 ans. Je dois voir dans quel état je serai. D’ici là, j’espère que des jeunes espoirs de la politique émergeront. Mais s’il existe un risque de remise en cause de nos politiques sociales, je me représenterai.
Et ce risque existe?
Oui, il existe. Le Brésil doit comprendre que les pauvres sont la solution à nos problèmes économiques. Si vous donnez 100 dollars à un pauvre, il ne va pas les déposer à la banque, il ne va pas investir dans les bons du trésor (titulos do governo). Il court au supermarché acheter de quoi manger. C’est ce que nous avons fait avec la Bolsa Família et [le crédit à] l’agriculture familiale. Quand on met un peu d’argent entre les mains du plus grand nombre, on relance le commerce, qui relance l’industrie, qui relance le développement. C’est simple, pas besoin d’être économiste pour savoir ces choses. D’ailleurs, c’est ce que les économistes savent le moins. Ils préfèrent s’intéresser à ce que pensent le FMI, la Banque mondiale.
La crise ne va se résorber que lorsqu’on comprendra qu’une microéconomie forte est à la base d’une macroéconomie en bonne santé.
Le PT est l’une des formations impliquées dans l’affaire des détournements d’argent à Petrobras, destinés à financer les campagnes électorales. Pourquoi votre parti, censé faire de la politique autrement, a-t-il fini par adhérer aux méthodes de la droite?
Laissez-moi vous dire une chose sur Lava Jato. La «délation récompensée», qui permet une remise de peine en échange d’une collaboration avec la justice, a été introduite pour que les accusés avouent leurs délits. Or, tout le monde prétend maintenant avoir financé des campagnes électorales avec des pots-de-vin (afin de bénéficier d’une réduction de peine, ndlr). A croire qu’il n’y a pas d’argent propre dans les campagnes. Mais les entreprises qui les financent n’ont pas prévenu les partis qu’elles leur donnaient des pots-de-vin.
Pour lever des fonds, les partis font tous pareil. Ils demandent de l’argent à ceux qui en ont, soit les entreprises. Désormais, celles-ci ne peuvent plus contribuer au financement électoral. C’est une mesure imposée récemment par la Cour suprême et défendue par le PT, qui préconise plutôt un financement public des campagnes. Une réforme politique profonde s’impose.
En treize ans, nous avons envoyé plusieurs projets au Parlement. Mais la classe politique, qui craint pour sa survie, ne veut pas changer les règles du jeu.
Le 4 mars, vous avez été interpellé pour vous expliquer sur des «avantages indus» que vous auriez reçus des entreprises impliquées dans l’affaire Petrobras. La justice est-elle indépendante ou agit-elle au service d’intérêts politiques?
En tant que citoyen et démocrate, je crois en la justice. Mais on assiste à une dérive dans le comportement de certains membres du pouvoir judiciaire qui sont de connivence avec une partie de la presse. Ils semblent croire que si une accusation est martelée à la télé, condamner quelqu’un devient facile. Les fuites sont sélectives, les interpellations ressemblent à un spectacle de pyrotechnie. On n’est plus en quête de preuves, mais d’une manchette de journal. Selon cette logique, la justice, la chaîne Globo ou l’entreprise (un prestataire de Petrobras qui lui aurait offert un triplex dont il dément être le propriétaire, ndlr) vont devoir m’offrir cet appartement, puisqu’ils affirment qu’il m’appartient!
Pourriez-vous être arrêté?
Je n’en sais rien.
Pendant votre présidence, le Brésil affichait des ambitions géopolitiques. Aujourd’hui, le ministre des Affaires étrangères, José Serra, affirme qu’obtenir un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, une ambition ancienne de votre pays, n’est plus une priorité…
Pour moi, l’ordre géopolitique d’après-guerre ne peut plus perdurer. Il n’y a pas d’explication géopolitique pour que l’Amérique latine, l’Afrique, l’Inde, mais aussi le Japon et l’Allemagne ne siègent pas au Conseil de sécurité. Si celui-ci était plus représentatif, on n’aurait pas eu la guerre en Irak ou en Libye, on aurait déjà créé un Etat palestinien. La France, la Russie et l’Angleterre se sont déclarées favorables à l’octroi d’un siège permanent pour le Brésil. Mais les Etats-Unis et la Chine étaient contre.
Le Conseil de sécurité est un club d’amis qui ne veut inviter personne à la fête. Si on l’accepte tel qu’il est, avec seulement cinq membres permanents, si on accepte de faire ce que veulent les Etats-Unis, d’obéir… Cela me fait de la peine de voir le Brésil revenir aujourd’hui à son complexe d’infériorité, se demander ce que pensent l’Europe, les Etats-Unis, la Chine. Je veux savoir ce qu’ils pensent, mais je veux aussi qu’ils sachent ce que je pense. Je veux être traité d’égal à égal. Le Brésil doit avoir son mot à dire sur les affaires du monde.
La diplomatie a été un point fort de votre présidence. Qu’en retenez-vous?
Je suis fier que le Brésil ait joué alors un rôle aussi important. On a créé les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), la banque des BRICS (banque de développement alternative), l’IBAS (Forum de dialogue Inde, Brésil, Afrique du Sud), l’Unasur (Union des nations sud-américaines), la Celac (Communauté des Etats latino-américains et caribéens). On a congédié la ZLEA (zone de libre-échange des Amériques), discuté le Moyen-Orient et rapproché l’Afrique et l’Amérique du Sud…
Mais les négociations pour un accord de libre-échange entre le Mercosur (union douanière du cône Sud) et l’UE n’ont pas avancé…
Parce que le seul but de l’Europe était d’écouler ses produits industrialisés. Nous n’allions jamais nous industrialiser nous-mêmes. Nous allions rester d’éternels exportateurs de matières premières. Or, on veut exporter aussi de la technologie, des connaissances… Au G8 et au G20, les pays riches d’Europe envisageaient déjà un mécanisme pour contrôler le prix des denrées de base, la seule chose que vendent les pays en développement! Si, au lieu de dépenser 3000 milliards pour sauver le système financier, les pays riches avaient aidé les pays pauvres à se doter d’un parc industriel, la crise aurait été résolue.
Et les négociations sur le changement climatique?
Là-dessus, le Brésil a une autorité morale et politique. Les pays riches, eux, ont détruit leurs forêts et veulent continuer à polluer. Alors, ils parlent d’un fonds pour que les pays pauvres ne coupent plus les arbres. Nous voulons une politique de préservation sérieuse mais juste, qui prenne en compte le fait que les pays développés, qui polluent depuis plus longtemps, ont une dette plus grande envers l’humanité. Or, les pays industrialisés ne veulent pas de ce débat. Pour eux, tout se résout avec la création d’un fonds. Quand il entend le mot «fonds», le pays pauvre pense au peu d’argent qu’il peut récupérer, et tout le monde croit qu’un tel mécanisme va résoudre le problème. Mais cela ne va pas résoudre le problème.
En quoi votre parcours hors du commun a-t-il contribué au succès du Brésil sur la scène internationale?
Je dois ce succès à beaucoup de gens. A Chirac et Sarkozy, à Blair et Brown, à Bush et Obama, à Poutine et Medvedev, à Hu Jintao ou Singh, à tous les chefs d’Etat africains et latino-américains. Gordon Brown parlait en bien de moi à tout le monde, il disait au FMI et à la Banque mondiale de me faire confiance, un peu comme s’il était un de mes ministres! Il a été le garant de mon gouvernement. Je l’aime beaucoup. Et je suis très reconnaissant envers Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, qui m’ont traité d’égal à égal. J’ai été le premier président du Brésil invité à toutes les réunions du G8.
Pourquoi, à votre avis?
Je représentais quelque chose de nouveau: j’étais le seul ouvrier arrivé à la tête d’un grand pays. Tout le monde doutait de ma capacité à gouverner (sourire). Cela m’a permis de bénéficier d’une grande solidarité de la part des dirigeants de la planète. D’autant que j’ai vite fait d’expliquer à Bush que mon ennemi à moi, ce n’était pas Saddam Hussein, mais la faim dans mon pays, et que c’était cet ennemi-là que je voulais vaincre. Personne n’aime les gens qui ne se respectent pas eux-mêmes, les lèche-bottes.
Un souvenir précis?
Mon premier G8, à Evian, en 2003. C’était inédit, un métallo invité au G8… J’étais président depuis seulement six mois. A Evian, l’hôtel était protégé par la police et cerclé de barbelés. Je me suis dit: «Ces gens, ces dirigeants du G8, ne doivent pas être des enfants de chœur, sinon ils n’auraient pas eu tellement peur, il ne leur aurait pas fallu autant de militaires et de barbelés pour se réunir.» Mais passons. J’ai été de table en table pour saluer tout le monde.
Puis on a été s’asseoir, Celso Amorim, mon ministre des Affaires étrangères, Kofi Annan, alors patron de l’ONU, et moi-même. Tout d’un coup, il y a eu un sursaut et tout le monde s’est levé. J’ai cru que Dieu arrivait… Mais c’était Bush. J’ai dit à Celso Amorim: «Personne ne s’est levé quand je suis arrivé. Alors, nous, on ne se lèvera pas non plus. Bush viendra nous saluer quand même.» Et que s’est-il passé? Bush est venu nous saluer.