Catherine Morand
Rencontre. Alors que le petit frère Tidjane Thiam, à la tête de Credit Suisse, fait la une des médias, Augustin Thiam, chef traditionnel et gouverneur de Yamoussoukro, ambitionne de transformer sa ville en «smart city».
A Abidjan, tout le monde connaît la famille Thiam et sa flamboyante fratrie de sept enfants, cinq garçons et deux filles. Le plus célèbre en Côte d’Ivoire, ce n’est cependant pas le CEO de Credit Suisse, Tidjane Thiam, mais son grand frère Augustin, gouverneur du district autonome de Yamoussoukro et chef traditionnel baoulé, l’ethnie majoritaire au centre de la Côte d’Ivoire. «Chacun a son parcours, chacun a son histoire.
Ce qu’il est, mon frère Tidjane ne le doit qu’à lui-même, il a toujours été le premier en tout», affirme Augustin Thiam. Il nous a reçus sous son «apatam» climatisé – bâti sur le modèle d’une case ronde – dans le jardin de sa résidence privée à Yamoussoukro, entouré des chefs de village et dignitaires de sa cour, en tenue d’apparat: pagnes traditionnels, chapeaux sertis de talismans recouverts d’or, longues chaînes en or.
Tandis que ses «sujets» l’écoutent avec déférence, Augustin Thiam est intarissable sur son ascendance. Sur la copie de l’arbre généalogique qu’il remet à ses visiteurs, sa légitimité pour occuper le trône de roi des Akouès apparaît clairement; de même que sa filiation, par sa mère Mariétou Sow, avec la famille Boigny de Yamoussoukro, dont était issu feu le président Félix Houphouët-Boigny, chef traditionnel lui aussi. «Chacun de nous, les enfants Thiam, a autant que moi le droit d’être chef, explique-t-il. Mais mes frères et sœurs se sont consultés, et se sont mis d’accord: le plus digne de nous représenter, celui en qui les villageois se reconnaissent, c’est moi, Augustin.»
On n’en saura pas plus sur ce qui s’est passé dans le «bois sacré», où il est entré après sa nomination, «puisque le choix des vivants doit être confirmé par le choix des morts». Une évidence à ses yeux: «On ne devient pas chef, on naît chef.» Sa proximité avec le président Félix Houphouët-Boigny et sa sœur aînée Mamie Faitai, avec lesquels il avait développé des liens étroits, y a également contribué.
Augustin Thiam, parfaitement au fait des us et coutumes de la tradition, est à l’aise dans son grand pagne baoulé, tissé main, qu’il revêt pour rendre une justice traditionnelle, car «le Baoulé ne va pas à la police, au tribunal, il va voir le chef traditionnel». Il l’est tout autant lorsqu’il porte son costume trois pièces sombre, pour aller négocier avec des investisseurs chinois. Nanan Boigny N’Dri III, c’est son nom de chef, s’exprime dans un baoulé pour initiés lorsqu’il s’entretient avec ses sujets. Et passe sans problème du français populaire ivoirien, le «français de Moussa», à une langue de Molière châtiée, ponctuée de citations des grands auteurs de la culture française, dont il est également pétri. «J’écris parfois des poèmes, mais je les garde pour moi-même», confie-t-il, en même temps que son goût pour Baudelaire, Camus, Sartre.
Jusqu’à il y a une dizaine d’années, il pratiquait la médecine, qu’il a étudiée en France. Il a également alimenté une rubrique scientifique dans les colonnes de l’hebdomadaire Jeune Afrique. Avant de s’engager en politique en 2003 pour soutenir Alassane Ouattara, à une époque où ses partisans étaient en danger, cible de multiples attaques. «Mes proches m’avaient pris pour un fou de miser sur lui, mais je ne l’ai jamais regretté. Lui seul pouvait nous sortir du marasme. Nous avons noué des liens personnels, j’ai fait campagne pour lui.»
Accord avec l’EPFL
Nommé gouverneur en 2011 par le président Ouattara, Augustin Thiam a de grandes ambitions pour sa ville de Yamoussoukro (dont le nom s’inspire de celui de la reine Kimou Yamoussou, son arrière-grand-mère), une ville surtout connue pour sa basilique, copie conforme de celle de Saint-Pierre à Rome, et pour ses larges avenues. Il rêve d’en faire une «smart city», avec wifi gratuit pour tous. Pour y parvenir, il planche sur des financements et des partenariats innovants.
Par exemple, un accord avec les transporteurs qui desservent la cité afin de prélever 100 FCFA (20 centimes) par ticket «pour financer une ville connectée». Il se réjouit également de l’accord qui lie l’Institut national polytechnique de Yamoussoukro à l’EPFL pour la réalisation de MOOC, des cours diffusés via lnternet, même si lui qui est d’«une génération encrier et porteplume» n’est pas frand connaisseur des technologies modernes.
Après avoir assuré la rénovation de plusieurs des grandes écoles qu’abrite la ville, le gouverneur Augustin Thiam, avec rang de ministre, flanqué de cinq vice-gouverneurs, d’un cabinet de 17 membres et d’une centaine d’employés, a coordonné un plan stratégique de développement pour permettre, à terme, le transfert effectif, depuis Abidjan, des institutions qui s’y trouvent toujours, en dépit de la décision de faire de Yamoussoukro la capitale politique du pays. «La Côte d’Ivoire a accumulé un tel retard que le transfert de la capitale ne figure pas pour l’heure au nombre de ses priorités, précise-t-il. Et un tel transfert ne s’improvise pas.»
Si les chantiers pharaoniques d’une nouvelle Assemblée nationale et d’un Parlement, commencés sous le règne du président Laurent Gbagbo – en train d’être jugé à La Haye par la Cour pénale internationale – semblent définitivement abandonnés, les grands travaux annoncés portent sur une autoroute de contournement à péage, des logements sociaux et un centre commercial géant. A la mi-mai, un accord a été signé entre le district de Yamoussoukro et une société chinoise, Jinlong, qui s’engagerait à les financer et à les réaliser. Le gouverneur souhaite encore transformer en musée l’ex-palais présidentiel de Félix Houphouët-Boigny et rénover la mosquée de Yamoussoukro, dont la construction avait été en partie financée par le roi du Maroc Hassan II.
Un passage en Suisse
Lui qui vécut un temps dans l’ombre de ses frères aux trajectoires plus prestigieuses n’est pas peu fier de l’évolution de son parcours. «Mais mon mérite personnel est minime. J’ai eu des parents extraordinaires, qui nous ont éduqués dans le respect du travail, la discrétion et l’humilité, avec un emploi du temps imposé très strict», dit-il aujourd’hui, en rappelant l’esprit de compétition qui prévalait alors, y compris entre les frères et sœurs. Aujourd’hui, la fratrie au complet est de retour au pays, hormis Tidjane Thiam. «Cela fait longtemps que Tidjane n’est pas revenu en Côte d’Ivoire, il n’a pas le temps. Mais nous communiquons par mail et par téléphone», raconte son frère Augustin.
Lors de son dernier passage en Suisse, ils se sont manqués: Tidjane n’était pas à Zurich, mais à Hong Kong. Verrait-il son petit frère renouer avec la politique, lui qui fut un éphémère ministre du Plan et du Développement du gouvernement du président Henri Konan Bédié, renversé par un coup d’Etat en décembre 1998? Augustin Thiam botte en touche. «Nous qui avons 65 ans actuellement, ne devrions-nous pas nous effacer, pour laisser la place à des cadres compétents, qui ont 50 ans aujourd’hui?» Avant d’ajouter avec un sourire malicieux: «Je ne vise personne, je pose des questions.»