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La paix civile à l’épreuve des attentats: ce que révèle la tragédie de Nice

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Jeudi, 21 Juillet, 2016 - 05:52

Reportage. En fauchant la vie d’au moins 84 personnes le soir du 14 juillet sur la promenade des Anglais, le chauffeur du camion tueur a servi les plans funestes de l’Etat islamique, qui veut créer le chaos en Occident et singulièrement en France. Déjà, de premières failles apparaissent. Rencontre, notamment, avec Abdelghani Merah, le frère du terroriste Mohamed Merah, mort en 2012.

Les à-côtés, l’accessoire, les détails, tout, plutôt que l’attentat lui-même. Condamner le voyeurisme des chaînes d’information en continu, BFMTV remportant la palme du pire; vilipender les politiques, d’odieux récupérateurs de souffrances; réclamer des comptes aux autorités niçoises qui n’ont pas su prévenir l’irruption du camion tueur sur la promenade des Anglais. Cette partie-là de la France, celle qui réunit en son sein un grand nombre de musulmans, notamment, et appelle à ne pas faire d’amalgame entre les attaques revendiquées par Daech et l’islam, donne l’impression de s’intéresser beaucoup plus à la scène de crime qu’au crime en tant que tel.

Quant au criminel, Mohamed Lahouaiej Bouhlel, ce Tunisien de 31 ans à l’origine du drame, qui a foncé dans une foule en fête au volant d’un semi-remorque le soir du 14 juillet, tuant 84 personnes, hommes, femmes et enfants, en blessant plus de 300 autres, avant d’être abattu par des policiers, c’est à ses yeux un fou. Un terroriste, certes, mais un fou, un détraqué, un dépressif, qualités cliniques rendant inutiles toutes les autres: idéologiques, religieuses, militantes.

Manœuvre dilatoire? Pour une portion de cette France-là, peut-être, mais pour une autre, ce refus d’envisager l’assassin sous un jour politique ou religieux témoigne d’une angoisse face à l’avenir, de la crainte de représailles et de leur cycle infernal. Jusqu’ici, face aux attentats, les Français, par-delà les religions et appartenances partisanes, se sont fait un devoir de résister aux instincts vengeurs. Mais quand, sur les réseaux sociaux, après le massacre de jeudi dernier, dans lequel des musulmans ont pourtant péri, on exige de ceux-ci qu’ils descendent dans la rue pour «demander des excuses» et non plus seulement pour se désolidariser du terrorisme islamiste, cela atteste que la donne est probablement en train de changer, et pas pour le meilleur.

Blanc, Français, ce jeune homme d’environ 25 ans, serveur dans un restaurant de Nice, évoque les yeux mouillés de larmes l’horreur commise par Mohamed Lahouaiej Bouhlel, endossée par l’Etat islamique deux jours après les faits. Mais dans ce regard embué se lit plus de colère que d’envie de renouer des liens, comme si les efforts pour «vivre ensemble» étaient devenus vains. Au lendemain de la tentative de putsch en Turquie, un coup d’Etat militaire en France ne lui paraît pas, à tout prendre, la plus mauvaise des solutions.

Son raisonnement s’inscrit dans une sorte de fatalité qui voudrait que la France s’achemine vers des affrontements civils, but poursuivi par Daech, que seule l’armée, le cas échéant, pourrait endiguer. Comme beaucoup de jeunes Niçois, il n’ignore rien de la notion de djihad, le chef-lieu des Alpes-Maritimes ayant été ces dernières années l’un de ses principaux foyers en France. «Dans une salle de sport que je fréquentais, il y avait un Cap-Verdien, qui paraissait tout à fait normal. Il est parti du jour au lendemain faire le djihad. Il a emmené son enfant, encore bébé, avec lui», raconte-t-il, comme se remémorant un souvenir aujourd’hui sans intérêt, tant la situation a empiré depuis.

Deux mondes en conflit

On assiste à «une montée des tensions», a constaté une psychologue employée à la Maison pour l’accueil des victimes, rue Gubernatis, dans le centre de Nice, qui vient en aide aux proches de personnes disparues dans l’attentat – seize d’entre elles n’avaient toujours pas été identifiées cinq jours après le drame. «Même entre proches de victimes, j’ai remarqué qu’il y avait parfois des accrochages», ajoute-t-elle, sous couvert d’anonymat. Comprendre: des mots, des attitudes, qui font que musulmans et non-musulmans, supposés réunis par un soir de malheur, ne se mélangent pas.

Œuvrant sous le même toit en tant que membre de l’association niçoise Entr’Autres, spécialisée dans le suivi de jeunes personnes versées dans l’idéo­logie djihadiste, Yasmina Touaibia a entendu, dans le centre de la rue Gubernatis, des familles d’origine maghrébine lui confier qu’elles se sentaient prises «entre le marteau du racisme antimusulman et l’enclume de l’intégrisme islamique». Par ailleurs, un de ses amis niçois, d’origine iranienne, lui a rapporté avoir été physiquement agressé le lendemain de l’attentat de la promenade des Anglais par un livreur, «un Français de souche», qui lui apportait un meuble. Geste de représailles? Peut-être. L’ami en question comptait déposer plainte.

Docteure en sciences politiques, auteure d’une thèse sur le GIA, le FIS et l’AIS, des mouvements islamistes, pour certains terroristes, des années 90 en Algérie, Yasmina Touaibia a vu les morts et les blessés la nuit du 14 juillet. Elle est comme cette petite fille qui a vu le camion passer et qui lui a dit: «J’ai des images et des images, et ça ne veut pas partir.» Difficile, après cela, d’être confronté à l’intolérance de ceux qui cherchent des «coupables», leurs «complices» ou plus largement des «ennemis» et croient les avoir trouvés. «Une vieille dame m’a interpellée dans la rue en ces termes: «Vous êtes Française? Restez musulmane, ne soyez pas Française», relate notre interlocutrice.

Éviter la hiérarchie entre victimes

Le quotidien régional Nice-Matin a compris le danger. La une de son édition du dimanche 17 juillet comprenait une sélection de photos de personnes mortes dans le carnage. Au sommet de la page, il y avait les visages d’un policier en uniforme, d’une musulmane voilée et de deux garçonnets. Pas de distinction, pas de discrimination entre les morts. Pourquoi en ferait-on parmi les vivants et survivants, comprenait-on à la vue de ces portraits de disparus.

Samedi 16 juillet, il arrive au rendez-vous fixé, une terrasse de café du centre de Nice. C’est Abdelghani Merah. Le frère aîné de Mohamed Merah, l’individu qui a ouvert la séquence des attentats islamistes en France au XXIe siècle, tuant à bout portant trois militaires et quatre juifs, dont trois enfants, en mars 2012 à Toulouse et à Montauban. Celui dont une capture d’écran a immortalisé le rire hurleur au terme d’un rodéo motorisé. Mohamed est mort il y a quatre ans, un 22 mars, abattu par les forces de police auxquelles, armé, il refusait de se rendre. Abdelghani, lui, vit tant bien que mal.

Rejeté par ses parents qui ne lui pardonnent pas d’avoir révélé publiquement l’envers féroce du décor familial et dénoncé les tueries de son frère, il est épaulé par l’association Entr’Autres. D’où sa présence à Nice, depuis mars. «Je me retrouve seul, confie-t-il. Il n’y aurait pas eu Entr’Autres, je ne sais pas ce que j’aurais fait.» Il se rend dans des écoles pour y sensibiliser les élèves aux dérives djihadistes. Sa dernière mission date de juin, au collège Les Mûriers, à Cannes-la-Bocca, un quartier populaire de l’ouest cannois. Son bras droit, handicapé depuis un accident de moto, le lance régulièrement et l’oblige à prendre des cachets: «Le syndrome du membre fantôme», dit-il, ajoutant: «Même comme ça, je me sens plus fort!»

Rejet de la France, une lente macération

Parfois, on lui dit que, de profil, il ressemble à Mohamed. Pour tout le reste, il en est visiblement la complète antithèse. En l’écoutant fournir des explications, dresser des parallèles entre hier et aujourd’hui, on saisit mieux dans quel nid de ressentiments ont grandi et grandissent probablement encore de jeunes Français pour qui être Français va rarement de soi. «A la maison, on parlait de la guerre d’Algérie, de ce que la France avait fait subir aux Algériens, se souvient Abdelghani. Mes parents, qui avaient pour habitude de se victimiser, disaient: «Vous nous avez fait la misère, maintenant, c’est nos enfants qui vont vous faire la misère.»

Religieusement, l’idée principale était un peu la même, il s’agissait de prendre une prétendue revanche sur le destin. «Des salafistes diffusaient ouvertement leur message de haine, j’en ai été témoin, la France selon eux deviendrait musulmane. Mes frères Mohamed et Kader (en attente de procès pour complicité des meurtres du premier, ndlr) ont baigné là-dedans, ils y croyaient. Mohamed n’en avait rien à faire de la politique, de la loi française, seule la loi de Dieu lui importait. Les salafistes qui retournaient la tête des jeunes avaient la partie relativement facile. Ils leur disaient: «En Algérie, on vous considère comme des Français, en France comme des Arabes, venez chez nous!» A l’époque, on appelait les Français les Gaulois ou les fromages, rapport au fait qu’ils nous appelaient les Beurs. Aujourd’hui, ce n’est plus ni Gaulois ni fromages, mais mécréants. Il était clair que les mécréants n’iraient pas au paradis, mais moi je pensais que les non-musulmans aussi pourraient aller au paradis.»

Dans les années 80, dans le sud de la France, en particulier à Nice, les petits Arabes avaient pour professeurs notamment des pieds-noirs, rapatriés d’Algérie. Pas tous, mais certains ne se gênaient pas pour donner du «bougnoule» ou du «melon» aux têtes brunes qui leur rappelaient le pays perdu, n’a pas oublié Rachid*, rencontré à la périphérie de Nice.

Les djihadistes façon Mohamed Merah, individus hautement explosifs récupérés par le système al-Qaida ou Daech, ne sont pas une génération sortie in abstracto des périphéries urbaines. Il y a eu macération, fermentation, sur fond d’histoire coloniale, d’image du père exploité à l’usine, fantasmée en réplique de la soumission au colon, de racisme aussi, et de ce côté-là, Nice, Nice la belle, n’est pas réputée pour son accueil, de l’Arabe hier, du musulman aujourd’hui, maintenu à bonne distance… Abdelghani Merah s’en est aperçu: «A Toulouse, les Arabes étaient mieux intégrés qu’ici, réalise-t-il. Je peux comprendre qu’ils en veuillent au monde qui les entoure, mais je ne veux pas les victimiser, ce serait donner raison aux barbares.»

L’imam face au wahhabisme

Le 14 juillet, il n’est pas allé voir le feu d’artifice, sur la promenade des Anglais. L’idée de s’y rendre ne le rassurait pas. Il doute peu de la dimension djihadiste de l’attentat commis ce soir-là. Le mode opératoire y renvoie en tout cas. Le camion, en effet, n’est pas une idée neuve de la sphère djihado-terroriste. «Lors de son dernier séjour en prison, en 2011, mon frère Mohamed avait demandé à un codétenu combien il pourrait faire de victimes en fonçant dans une foule avec un camion. Le codétenu l’avait pris pour un illuminé», raconte Abdelghani. De même, il croit peu à la version du «loup solitaire»: «Loup solitaire, loup solitaire, mes fesses!» dit-il avec son accent toulousain, se souvenant que les pouvoirs publics avaient d’abord décrit son frère ainsi, se trompant lourdement.

Vendredi 15 juillet, Abdelkader Sadouni, imam à la mosquée Attaqwa du quartier des Moulins, à la périphérie ouest de Nice, a tenu un prêche d’après-attentat: «J’ai dit qu’aller chercher, chez l’autre, la responsabilité de ce qui nous arrive dans la vie, ce n’est pas une façon de faire. J’ai parlé aux fidèles de l’influence de la parole, de l’influence de mon discours, sur eux», explique-t-il. Ce vendredi-là, Abdelkader Sadouni, imam bénévole âgé d’une quarantaine d’années, né en Algérie, arrivé en France, dans la Drôme, à 6 mois avec ses parents, s’est fait pédagogue. «Qu’est-ce que je suis en train de planter dans le cœur du jeune musulman? De la haine, de l’amour, de la compassion? Les imams doivent avoir le souci des conséquences de ce qu’ils disent et, au besoin, s’autocensurer», préconise-t-il.

Commerçant de métier, il reçoit deux jours plus tard en t-shirt et pantacourt dans sa boutique, la librairie Le Message, nichée dans une rue calme du centre-ville, entre gare SNCF et front de mer. Dans une étroitesse de kitchenette, il vend de la littérature, des vêtements, des objets religieux et des articles plus profanes. Ça sent le cuir et le frais. Abdelkader Sadouni a reçu sa formation d’imam dans les années 90, délivrée à Château-Chinon par l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), fondée par des Frères musulmans, autrement dit des islamistes, mais à l’époque ce terme épouvantait moins.

Aujourd’hui, le berger de la mosquée Attaqwa critique l’influence rigoriste, potentiellement ravageuse, exercée par l’idéologie wahhabite venue d’Arabie saoudite. A Château-Chinon, elle faisait partie du cursus. «C’est le problème», reconnaît-il. L’an dernier, pourtant, il avait reçu dans sa mosquée le Genevois Hani Ramadan, rigoriste comme pas deux, venu parler de «spiritualité musulmane». A la suite de cela, la frontiste Marion Maréchal-Le Pen avait traité Abdelkader Sadouni d’«islamiste». Il avait déposé plainte pour diffamation, plainte classée par le procureur. En ce moment, il lit un livre sur les origines du christianisme, s’ouvre à d’autres horizons et vérités et semble y prendre un grand plaisir.

Pendant que l’islam de France s’attelle à sa réforme dernière chance, la rue gronde et huait le premier ministre, Manuel Valls, lundi midi à Nice, au terme de la minute de silence en hommage aux victimes de l’attentat. L’union nationale est cassée, la société civile est traversée de courants violents. S’il est un temps pour croire, c’est maintenant.

* Prénom modifié

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Luca Bruno / AP
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