Propos recueillis par Romain Leick
Interview. Pour le philosophe australien Peter Singer, il existe quantité d’occasions de faire de la planète un espace de vie meilleur. Il défend l’idée du don rationnel et évoque ses choix personnels.
Le philosophe australien Peter Singer, 70 ans, milite pour que chacun d’entre nous s’échine à améliorer le monde et les conditions de vie des plus pauvres. Auteur en mai 2015 de The Most Good You Can Do – How Effective Altruism Is Changing Ideas About Living Ethically, un ouvrage sur les vertus de l’altruisme, il livre ici son mode d’emploi.
Que faut-il de nos jours pour mener une vie éthiquement correcte?
Dans le monde où nous vivons, il ne suffit pas de respecter les lois et les préceptes habituels du genre «Tu ne tueras point». Ça ne suffit pas.
Pourtant, ce serait déjà pas mal.
Mais pas assez pour ceux d’entre nous qui ont la chance d’habiter un pays prospère, qui peuvent manger à leur faim, se loger et se vêtir et à qui il reste néanmoins du temps et de l’argent.
Cela inclut la grande majorité des citoyens des pays développés.
Si vous y appartenez à la classe moyenne ou supérieure et désirez mener une existence éthique, vous devez contribuer à assister les vrais pauvres du reste du monde. Le minimum éthique d’une vie décente, acceptable, consiste à consacrer une part substantielle de nos ressources disponibles pour faire de la planète un espace de vie meilleur. Et le maximum éthique consiste à faire autant de bien que nous le pouvons.
Pour vous, la pauvreté est-elle la pire plaie du monde, pire que la guerre, la violence, le changement climatique et la destruction de l’environnement?
Je crois que l’extrême pauvreté, telle que nous la voyons aujourd’hui, ne doit tout simplement pas exister. Bien sûr que l’on peut s’engager pour toute une série de motifs positifs et méritoires. Mais la lutte contre la pauvreté devrait être une priorité absolue pour les gens qui possèdent plus que ce dont ils ont besoin pour vivre.
Parce que la pauvreté est à l’origine de bien des plaies, la faim, la maladie, l’ignorance et souvent la guerre?
Une masse de maux sur cette terre ont pour origine la pauvreté, ce qui nous ouvre tout un champ d’opportunités pour faire le bien, que ce soit pour modifier les conditions de vie des gens ou pour faciliter la quête de solutions politiques.
Vous qui êtes philosophe et enseignant, menez-vous une vie parfaitement éthique?
Je ne me considère pas comme un saint et je connais des gens dont la vie est plus éthique que la mienne. Mais tout est relatif. Qu’est-ce que je fais, qu’est-ce que je pourrais faire, qu’est-ce que je devrais faire? Sur une échelle de l’éthique graduée de 1 à 100, la plupart des gens restent hélas proches de zéro. Pour ma part, j’estime que je suis quelque part à mi-chemin. Ce qui signifie que je vis de manière plus éthique et responsable que la plupart des gens mais que je reste très loin de l’idéal.
Concrètement, que faites-vous?
Le plus évident est que je consacre 30 à 40% de mes revenus à des organisations d’aide que je juge efficaces dans la lutte contre la pauvreté globale. Je soutiens aussi des organisations qui militent pour la défense des droits des animaux. D’ailleurs, autant que faire se peut, je n’achète pas de produits issus d’animaux.
Donner un tiers de son revenu, c’est admirable. Est-ce un renoncement ou avez-vous l’impression de devoir en faire encore plus?
Ni l’un ni l’autre. Je n’ai pas le sentiment de renoncer à quelque chose qui aurait vraiment de l’importance pour moi. L’argent n’est pas un bien en soi. Donner de l’argent serait un sacrifice uniquement si le fait d’en posséder moins affectait mon bien-être et me rendait moins heureux. Ce n’est pas le cas. Le sacrifice et le renoncement ne sont pas des ingrédients indissociables de l’altruisme. L’altruiste rationnel prend des décisions qui accroissent son bonheur.
On dit que l’argent ne fait pas le bonheur. Cela pourrait aussi justifier qu’on n’en donne pas.
L’estime de soi est un élément essentiel du sentiment de bonheur. Et faire le bien autour de soi l’augmente. J’irai jusqu’à affirmer qu’une vie éthique forme le socle de l’estime de soi et d’un bonheur durable, bien au-delà de la dérive hédoniste de la société de consommation. Donner de l’argent pour de bonnes causes peut valoir au nanti une récompense subjective qui dépasse de loin sa perte de pouvoir d’achat.
L’altruiste ne renonce pas, il ne remplit même pas son devoir, il se borne à faire ce qu’il croit juste: que les autres et leur bien-être sont aussi importants que lui. C’est pourquoi une personne raisonnable ne peut pas avoir d’estime de soi tant qu’elle ignore les intérêts des autres. Une conscience éclairée implique la capacité à se libérer de ses propres désirs sans pour autant s’en sentir privé.
L’altruiste n’a pas à être admiré puisque ses dons servent son propre intérêt et lui donnent bonne conscience.
Il y a une anecdote à propos de Thomas Hobbes, le philosophe de l’égoïsme, inventeur de la formule «l’homme est un loup pour l’homme» – autrement dit, tout homme agit dans son propre intérêt. Au cours d’une promenade à Londres, il donne une aumône à un mendiant. Son accompagnant lui fait valoir que c’est contraire à sa théorie. Mais Hobbes réplique que son geste lui a fait du bien et que l’aumône est donc parfaitement compatible avec son égoïsme. Pensez-y: quel sens y a-t-il à opposer l’altruisme à l’égoïsme?
L’altruisme effectif que vous défendez est-il un amour du prochain rationalisé?
C’est en tout cas autre chose que de la simple charité. Sans doute l’amour n’est-il pas le moteur de l’altruiste. C’est plutôt l’empathie, la capacité de se mettre à la place de l’autre, de s’identifier à ses intérêts et à ses émotions.
Le business de la bienfaisance mobilise des montants énormes, 250 milliards de dollars rien qu’aux Etats-Unis. Les appels aux dons sollicitent l’empathie, la compassion, ils utilisent des images de misère, de faim.
Les gens donnent de bon cœur surtout lorsqu’ils voient la photo d’un enfant décharné aux grands yeux, et encore plus lorsque son nom et son âge sont indiqués. Pour optimiser les répercussions des dons, l’empathie ne suffit pas, il faut y ajouter un calcul rationnel. Les altruistes effectifs sont sensibles aux chiffres et aux coûts: il est plus raisonnable de donner 10 000 dollars à une organisation qui sauve un enfant avec 2000 dollars qu’à celle qui le fait pour 5000.
A la différence d’un parrainage, il est évident que vous n’allez pas connaître l’enfant que vous avez aidé. Mais la conscience d’en avoir sauvé beaucoup, par exemple à l’aide de moustiquaires ou de vaccinations, peut procurer une satisfaction émotionnelle tout aussi grande. L’éthique a des fondements rationnels. Pour Kant, la loi morale est une loi de la raison. Or le recours à la raison éveille en nous des sentiments positifs parce qu’il contribue à l’estime que nous nous portons.
Comment savoir si mon don déploie vraiment des effets bénéfiques?
Il est faux de se demander quelle est l’urgence prioritaire. Il faut se demander: où ma contribution sera-t-elle la plus utile, où fera-t-elle une différence sensible? Mettons que vous ayez 100 000 dollars à donner. Vous pouvez l’offrir pour la restauration du musée d’art moderne ou contribuer à prévenir le trachome, une infection oculaire bactérienne, courante sous les tropiques, qui mène à la cécité. Quelle cause est-elle prioritaire?
La réponse paraît couler de source mais, en réalité, les deux propositions ne sont pas comparables.
Si, car dans la logique de l’altruisme effectif, sauver des vies est une priorité absolue par rapport à la remise en état de biens, même précieux. Dans un monde où tous les problèmes de pauvreté auraient été résolus, je n’aurais rien contre des dons visant à mettre l’art en valeur. Mais aussi longtemps que, chaque année, 6 millions d’enfants de moins de 5 ans meurent des conséquences de la misère, nous avons autre chose à faire.
Vous enseignez à Princeton, une des prestigieuses universités américaines qui vivent de dons énormes.
Je ne considère par les dons à Princeton, Harvard ou Yale comme prioritaires. L’altruisme effectif diffère fondamentalement du mécénat. Le mécène se préoccupe rarement d’éthique. Pour lui, il s’agit bien plus de s’ériger une statue et d’assurer sa gloire posthume.
Cela concerne-t-il aussi un Bill Gates ou un Warren Buffett?
Vous sous-entendez des milliardaires qui, par gloriole et pour améliorer leur image, font don de sommes astronomiques? Je m’intéresse plus aux résultats qu’aux motivations. Bill Gates a transféré 30 milliards de dollars, presque la moitié de sa fortune, à la Fondation Bill & Melinda Gates: si cet argent est intelligemment dépensé en faveur du développement, de la santé et de la formation dans le monde – ce qui, je crois, est le cas – alors j’applaudis et j’espère que cela suscitera des émules. Si on me prouvait que Bill Gates n’est aussi généreux que pour graver son nom dans le marbre, il baisserait un peu dans mon estime, mais je continuerais à penser qu’il a fait une quantité de bonnes choses.
La vie est faite de choix, ce qui entraîne de la discrimination. Parfois nous devons abandonner les uns pour sauver les autres.
Je ne crois pas qu’en soi la vie ait une valeur universelle. Lorsque nous devons choisir parce que nos possibilités sont limitées – et c’est en général le cas – nous ne pouvons faire l’impasse sur des calculs. Par principe, avec des moyens identiques, mieux vaut sauver beaucoup de gens que peu. Comme commandant du Titanic, j’aurais donné la priorité aux passagers de 20 ans plutôt qu’aux septuagénaires, tout simplement parce qu’ils avaient une plus grande espérance de vie et plus de potentiel.
© Der Spiegel
Traduction et adaptation gian pozzy