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Aedes aegypti, ennemi public numéro un

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Jeudi, 28 Juillet, 2016 - 05:44

Marian Blasberg, Hauke Goos et Veronika Hackenbroch

Enquête. Le moustique «Aedes aegypti», qui véhicule le virus Zika, est un envahisseur plus redoutable que les Huns. Il pourrait bientôt devenir une menace. Et pas rien qu’au Brésil, où les Jeux olympiques commenceront dans quelques jours. Mais chez nous aussi, en Suisse, où vingt-huit cas d’infection ont été déclarés depuis le début de l’année.

En ce matin d’avril, à bord de sa fourgonnette, le jeune Leandro Fornitan transporte dans des seaux de plastique 300 000 moustiques mâles de l’espèce Aedes aegypti vers la cité brésilienne de Piracicaba (300 000 habitants). Les moustiques sont âgés de 10 jours. On ne remarque pas qu’ils portent en eux un secret mortel. Leur brève vie n’est vouée qu’à un seul objectif: s’accoupler. Les femelles ne subodoreront pas que la nuée de mâles a été élevée en laboratoire, qu’ils possèdent un gène qui leur a été inoculé et qu’à cause de ce gène, leur progéniture de larves étouffera sous l’effet d’une protéine nommée iTAV.

Autrement dit, les moustiques que Leandro Fornitan libère à Piracicaba sont des kamikazes qui décimeront les populations d’Aedes aegypti, susceptibles de transmettre une douzaine de maladies graves, dont la fièvre jaune, la dengue, le chikungunya et le Zika.

«Ce moustique, assure Leandro Fornitan, est la bestiole la plus dangereuse de la planète.» Il met en danger quelque 4 milliards de Terriens. Aedes aegypti s’est acclimaté dans les grandes villes sous les tropiques. Si l’on ne fait rien, de plus en plus de gens vont en mourir, et il est probable que certaines maladies tropicales arriveront jusqu’en Europe: des chercheurs de l’Université de Fribourg-en-Brisgau ont établi que le moustique avait, pour la première fois, survécu à l’hiver allemand.

On se rappelle ces photos épouvantables du début de l’année: une épidémie de nourrissons nés microcéphales. En février, l’OMS déclarait l’état d’urgence. Sur les quatre premiers mois de l’année, les autorités ont enregistré 100 000 nouveaux cas suspects de Zika, sans parler d’un million de personnes apparemment infectées par la dengue. Plus que jamais en aussi peu de temps dans le monde. En Suisse, vingt-huit cas d’infection ont été déclarés depuis janvier, dont douze depuis début mai.

Il n’existe pas de vaccin qui protège contre le virus Zika, il n’y a pas de médicaments qui empêchent l’infection. En mars, des médecins ont affirmé que Zika pouvait aussi être transmis sexuellement et, récemment, 151 experts de la santé ont demandé dans une lettre ouverte que les JO de Rio, qui débuteront le 5 août, soient reportés. La ville attend un million de visiteurs. Si seule une fraction d’entre eux était infectée, ces Jeux, censés couronner l’avènement du Brésil dans le concert des grandes puissances économiques, pourraient être le déclencheur d’une catastrophe.

Si l’anophèle a été le moustique maudit de la malaria au XXe siècle, Aedes aegypti serait son cousin non moins effrayant du XXIe siècle. Tandis que les populations meurent toujours moins de la malaria, depuis quelque temps la dengue est la maladie la plus épidémique transmise par le moustique: 128 pays ont été déclarés à risque et, selon l’OMS, quelque 400 millions de personnes y sont infectées chaque année.

La plupart d’entre elles souffrent de fortes fièvres, d’éruptions cutanées et de douleurs articulaires. Pour 20 000 d’entre elles, estiment les épidémiologistes, la piqûre du moustique engendre d’importantes hémorragies internes et, au bout du compte, la mort. Le virus se propage très vite: on pense qu’il est arrivé au Brésil en avion, en provenance de Polynésie française, en 2013 et qu’il a déjà infecté le sang des gens dans 60 pays.

Contre-attaque

Que faire? Le moustique de laboratoire génétiquement modifié de la société britannique Oxitec est la stratégie la plus moderne adoptée à ce jour. Selon Leandro Fornitan, il a été possible en quelques mois, à Panama et aux îles Cayman, de décimer à hauteur de 90% les populations d’Aedes aegypti. Leandro Fornitan monte au front de Piracicaba six jours par semaine. Partout où il y a des gens qui travaillent, jouent ou se réunissent, le moustique est à l’affût.

A Piracicaba, mais aussi à Rio, Djakarta, Luanda et Singapour. Pour l’instant. Il est attiré par le dioxyde de carbone que nous rejetons lors de notre respiration, par le cocktail d’acide butyrique et d’acide lactique de notre sueur. La femelle repère ces odeurs jusqu’à ce qu’elle perçoive aussi la chaleur et l’humidité du corps. Et qu’elle pique.

A la différence de l’anophèle, qui sévit surtout au crépuscule et durant la nuit, l’Aedes aegypti s’en prend aux jambes et aux bras en plein jour. La femelle possède un rostre constitué de six stylets qu’elle enfonce dans l’épiderme jusqu’aux capillaires sanguins et qui lui permettent ensuite d’aspirer le sang. Car le sang est indispensable à la survie de l’espèce: il contient l’albumine qui permet de fabriquer des œufs. Pour éviter de faire couler le sang en piquant, le moustique injecte dans le corps de son hôte une sécrétion salivaire. C’est cet échange de liquides corporels qui fait du moustique le vecteur transmetteur du virus.

Plus le moustique génétiquement modifié d’Oxitec gagnera en notoriété, plus la demande explosera. L’an dernier, le groupe biotech américain Interxon a racheté le spin-off de l’Université d’Oxford pour 160 millions de dollars. Les nouveaux patrons de Leandro Fornitan n’ont aucune peine à assurer leur marketing: ils ont publié une étude qui quantifie les ravages auxquels on peut s’attendre. En Inde, disent-ils, le traitement d’un malade de la dengue coûte la moitié du revenu annuel d’une famille. La Thaïlande craint qu’une irruption de la dengue ne coûte 363 millions à la branche touristique. En Malaisie, on estime que 10 000 cas de dengue équivalent à 940 000 jours de travail perdus pour l’économie locale.

Pour combattre Aedes aegypti, il faut comprendre comment il fonctionne. A la pointe de la recherche, James Logan, 37 ans, est biologiste à la London School of Hygiene & Tropical Medicine. Il énumère les questions cruciales: que perçoivent les moustiques? comment dénichent-ils leurs victimes? comment ont-ils fait pour survivre depuis le temps des dinosaures?

«Ils étaient sur cette planète avant nous, les humains, dit James Logan, et manifestement ils y seront encore après nous.» Dans son labo, il saisit un cylindre contenant, sous une membrane transparente, du sang maintenu à la température corporelle. Il dépose le cylindre sur une cage renfermant des moustiques et il ne se passe que quelques secondes avant qu’une nuée des bestioles ne s’agglutine autour du sang.

«Fascinant, non?» Il faut regarder très attentivement pour distinguer les deux minuscules antennes, sur la tête du moustique, qui lui servent de senseurs. Elles comportent des milliers de récepteurs et constituent l’organe le plus vital de l’insecte: une sorte de supernez qui transmet les odeurs au cerveau, guide l’animal vers les eaux stagnantes, vers le nectar des plantes dont il se nourrit et le sang humain. «Voyez cette pièce, poursuit James Logan. On la dirait presque aseptique, mais le moustique y flaire tout un cocktail de molécules odoriférantes. L’être humain exhale à lui seul environ 500 odeurs et le moustique en perçoit 20: le dioxyde de carbone que nous expirons, l’acide carbonique de nos chaussettes, la sueur de nos aisselles. Tout cela signale au moustique: ici, il y a un être humain.» Du coup, pour se protéger de l’insecte, il faut induire son odorat en erreur, modifier l’odeur de notre corps, de sorte qu’il se dise: «Ça, ce n’est pas un être humain, c’est autre chose.»

James Logan teste depuis des années l’efficacité de produits antimoustiques. La substance la plus active reste le DEET, une molécule de synthèse développée dans les années 1940 pour l’armée américaine qui, lors de certaines guerres, perdait presque autant d’hommes sous les assauts des moustiques que sous le feu de l’ennemi. Le DEET active certains récepteurs des antennes et trompe le moustique. Mais la substance a des effets collatéraux et il agit moins bien sur Aedes aegypti que sur l’anophèle.

Aussi le chercheur a-t-il décidé d’examiner de plus près le sang de ces 10% d’humains qui, pour des raisons inconnues, n’intéressent pas le moustique. Peut-être s’agit-il d’une propriété héréditaire. James Logan a invité de telles personnes dans son labo, il les a enveloppées dans d’immenses feuilles, a aspiré leurs odeurs corporelles, les a conservées dans un solvant et séparé leurs composants. Puis il a relié des têtes coupées de moustiques – dont les antennes fonctionnent encore une heure après la mort – à des électrodes et leur a soumis les odeurs humaines isolées. Dans l’espoir qu’un jour toute l’humanité puisse produire cet antimoustique personnel et naturel qui protège les 10% de privilégiés.

Mais comme tous les mousticologues, James Logan sait qu’Aedes aegypti a toujours une réponse, toujours une longueur d’avance quand il est confronté à un problème, car il s’adapte très vite. On l’a vu: lorsque l’insecte ne vivait encore qu’au sud du Sahara, il se contentait de la faune sauvage pour se repaître de ce sang nécessaire à la ponte des œufs. Pour les évolutionnistes, les modifications climatiques l’ont ensuite contraint à s’adapter.

Quand, il y a quelques milliers d’années, le Sahara s’est étendu, le moustique a perdu une bonne partie de son espace vital. L’eau n’était plus constamment disponible que là où résidaient des humains. Du coup, ces humains allaient devenir son garde-manger. D’autres chercheurs pensent que la domestication d’Aedes aegypti s’est réalisée en très peu de temps, à bord des navires qui amenaient les esclaves africains dans les Amériques.

Quatre variantes

C’est le cas de l’historien brésilien Rodrigo Magalhães. Les vertus insecticides du dichlorodiphényltrichloroétane (DDT) ont été mises en évidence en 1939 par le Suisse Paul Hermann Müller, qui se vit décerner, pour la peine, le prix Nobel de médecine en 1948. Des années durant, en Amérique latine, les autorités ont arrosé les plantations, les villes, les rues, les maisons, les cuisines de DDT. En 1958, Aedes aegypti était éradiqué d’Amérique latine et centrale. «Le problème, c’étaient les Etats-Unis», explique Rodrigo Magalhães.

Comme ils n’avaient plus connu de cas de dengue ou de fièvre jaune depuis 1905, ils n’ont pas voulu consacrer des millions de dollars à combattre des insectes inoffensifs. Mais le moustique ne connaît pas de frontière et, en 1965, Aedes aegypti faisait son retour au Mexique depuis la Floride, puis au Nicaragua un an plus tard, au nord du Brésil l’année suivante. «Et en plus il était tout à coup devenu résistant au DDT, sans doute au gré d’une mutation génétique», déplore l’historien.

Depuis lors, il s’est trouvé un nouvel habitat, autrement dit un nouveau garde-manger: les métropoles urbaines qui regorgent de décharges à ciel ouvert, de monceaux de pneus usagés, de bouteilles de plastique qui, après chaque pluie, sont autant de réceptacles d’eau stagnante où il fait bon pondre une nichée d’œufs dodus. Aedes aegypti prospère dans ces nouveaux territoires, comme à Piracicaba, où les chercheurs ont calculé que l’estomac des femelles avait doublé de volume en l’espace de vingt ans. Et à Singapour, cité très illuminée, elles prennent désormais leurs repas vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Comment se fait-il qu’au-delà du vaccin contre la fièvre jaune, mis au point dans les années 1940, nul ne se soit encore soucié de chercher de quoi immuniser contre Aedes aegypti? «Une piqûre qui protège contre la dengue, nous l’avons tant rêvée», dit Marie-José Quentin-Millet, qui y a travaillé vingt ans au sein de la pharma Sanofi Pasteur, dans la banlieue lyonnaise de Neuville-sur-Saône. La difficulté est que le virus existe en quatre variantes. Le remède existe aujourd’hui, mais il ne consiste pas en une seule injection: il en faut trois, dispensées sur une période de six mois. Les groupes-tests auxquels les injections ont été administrées font apparaître une diminution de 60% du risque de contracter la dengue, de 80% même pour sa forme aiguë.

Sanofi Pasteur a investi 1,5 milliard d’euros dans son produit, baptisé Dengvaxia. C’est de l’argent qu’il va falloir fertiliser. Les premiers emballages de vaccins ont quitté la fabrique en avril dernier. Peu après, 800 écoliers philippins ont été vaccinés devant les caméras de la presse. Le Mexique a autorisé le Dengvaxia, mais le Brésil, tout en l’autorisant, avertit qu’il ne peut pas l’inclure gratuitement dans son programme de vaccination. Selon les médias, il coûte 22 euros la dose, beaucoup pour un pays qui réduit ses dépenses en raison de la crise économique. Du coup, le vaccin devrait être distribué à une population privilégiée par le biais d’un réseau de cliniques privées. Au prix de 100 euros.

Le Brésil n’est pas un Etat pauvre, mais il illustre les difficultés que des sociétés comme Sanofi Pasteur rencontrent sur les marchés aux alentours de l’Equateur. Elles ont affaire à des gouvernements au budget insuffisant ou au manque de volonté d’investir dans la santé publique. Ce n’est sûrement pas un hasard si, en 2013, les pharmas ont investi dans le développement de 183 médicaments contre les maladies du cœur, et seulement 17 contre la malaria. A l’inverse des maladies de civilisation, les maladies tropicales offrent peu de perspectives de bénéfice.

La bonne nouvelle – si l’on peut dire –, c’est que plus le moustique fera son nid dans les pays à fort pouvoir d’achat, plus il occupera l’agenda des pharmas internationales. Alors que l’anophèle demeure un fléau pour les pays les plus pauvres, Aedes aegypti a franchi la ligne rouge: des Etats comme la Chine et l’Inde font leurs calculs et comparent le prix des vaccinations avec celui des hôpitaux qu’il faut construire pour endiguer la dengue.

La règle change

Jusqu’ici, l’Europe se jugeait à l’abri. Elle pensait que des virus tels que la dengue, le chikungunya et le Zika étaient un problème du tiers-monde. Lorsqu’ils infectaient un Européen, c’était en général parce qu’il s’était exposé dans un pays tropical. Mais les règles du jeu se modifient peu à peu. En 2010, le sud de la France et la Croatie ont enregistré les premiers cas de dengue causés par des moustiques indigènes en Europe depuis les années 1920. Et ce dernier se rapproche tant et plus: en 2013, Madère a connu une épidémie de dengue avec plus de 1000 personnes infectées.

En Allemagne, au cours de ces vingt dernières années, les chercheurs ont identifié cinq nouvelles espèces de moustiques, dont deux apparentées à Aedes aegypti, qui véhiculent le même virus: le moustique asiatique, Aedes japonicus, et le moustique-tigre, Aedes albopictus. Ce dernier, sans doute venu de Gênes à bord d’un cargo latino-américain, a déjà pris ses quartiers en Suisse et jusqu’au sud de l’Allemagne.

© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy

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