Comme les mariages capotent après sept ans, les régimes autoritaires tendent à se délabrer au bout de septante ans, constate Larry Diamond, professeur à Stanford et doyen de la Hoover Institution. La République populaire de Chine a eu 64 ans le 1er octobre dernier. Saura-t-elle négocier la transition?
Larry DIamond
The Seven Year Itch est une comédie américaine fondée sur l’idée qu’au bout de sept ans l’intérêt des époux pour une relation monogame tend à faiblir. S’il a été réalisé pour déclencher le rire, ce film de 1955 avec Marilyn Monroe, sorti en français sous le titre Sept ans de réflexion, n’est pas pure rigolade. Une quantité d’études démontrent que la durée moyenne d’un premier mariage est de sept à huit ans.
Il existe à ce constat un intéressant parallèle en politique: la durée de vie des régimes à parti unique. Là on parle plutôt de septante ans. L’URSS en fournit un premier exemple. Quand Mikhaïl Gorbatchev a accédé au pouvoir en 1985, le délabrement du système soviétique et le déclin de sa légitimité étaient déjà fort avancés.
En d’autres termes, «l’intérêt pour le mariage» avait bien faibli. Les efforts de Gorbatchev pour revitaliser le système par l’ouverture politique et les réformes économiques (glasnost et perestroïka) auront permis un divorce pacifique. Quand l’URSS a implosé en 1991, le Parti communiste détenait le pouvoir depuis un peu plus de septante ans. Semblablement, le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) a dirigé le Mexique depuis sa fondation en 1929 jusqu’à sa défaite aux élections de 2000: septante et un ans.
La routinisation du charisme. Plusieurs des actuels régimes autoritaires à parti unique occupent le pouvoir depuis cinquante-cinq à soixante ans et il y a de bonnes raisons de penser qu’ils auront aussi à affronter leur «itch», la démangeaison des 70 ans. Une partie du problème tient au fait que les régimes révolutionnaires à parti unique comme la Chine, le Vietnam et Cuba ne sauraient survivre éternellement par le charisme de leurs fondateurs. Mao et Ho Chi Minh sont morts depuis belle lurette et, à Cuba, les frères Castro arrivent gentiment au bout.
Le problème plus sérieux est que ces régimes peinent à concrétiser ce que Max Weber appelait la «routinisation du charisme» en raison du dilemme qu’affrontent toutes les dictatures modernes: elles sont fichues si elles réussissent et fichues si elles échouent. Une fois que la ferveur des premières années s’est rafraîchie, le seul moyen qu’elles ont pour conforter leur légitimité est leur performance, pour l’essentiel en matière économique.
Si elles n’y arrivent pas, elles vont vaciller un certain temps au prix d’un cocktail de répression brutale et d’assistance extérieure, comme celle que la Corée du Nord reçoit de la Chine et, auparavant, Cuba de l’URSS. Mais la dépendance envers l’extérieur les rend très vulnérables et l’absence de performance suscite une désaffection croissante de la société, comme à Cuba et en Corée du Nord.
Toutefois si, à l’instar du Vietnam et surtout de la Chine aujourd’hui, les régimes autoritaires distribuent les bénéfices du développement, ils affrontent un autre dilemme, tel que le PRI l’a vécu au Mexique: il est impossible de créer une classe moyenne sans finir par générer des valeurs de classe moyenne et des organisations de classe moyenne. Quand les niveaux d’instruction et de revenu augmentent, quand l’accès à l’information s’améliore, les gens deviennent plus exigeants, plus prompts à protester.
Leurs priorités se déplacent du besoin de gain matériel et de sécurité au besoin de choix, d’expression et d’émancipation de l’autorité. L’avènement d’une société civile, avec des flux d’informations, d’idées et d’opinions indépendants, y est étroitement lié. Ces développements sapent la légitimité de l’ordre autoritaire et engendrent les conditions favorables à une transition vers la démocratie.
Une telle mutation sociale est actuellement en cours en Chine. Il est heureux, et pour la Chine et pour le monde, que ce pays approche de la «démangeaison des 70 ans» après une période autoritaire plus réussie que ratée. Plus de trois décennies d’un boom économique inouï ont tiré des centaines de millions de Chinois de la pauvreté et créé une société et une économie beaucoup plus aptes à mettre en œuvre la démocratie que c’eût été le cas si la Chine avait persisté dans le style nord-coréen de stagnation et de totalitarisme.
En outre, alors que de multiples ONG gagnent en autonomie vis-à-vis du Parti et de l’Etat, que les gens expriment leurs critiques dans la blogosphère et que des mouvements de protestation s’organisent contre la dégradation de l’environnement, la corruption et toutes sortes d’abus, les Chinois apprennent peu à peu les vertus de la citoyenneté.
Mais la préparation au changement démocratique ne se manifeste qu’à un niveau de société faiblement organisé. Ils sont nombreux à avoir espéré que le remplacement de l’impassible conservateur Hu Jintao par un Xi Jinping apparemment plus enjoué inaugurerait un processus de réforme politique sans cesse retardé.
Des espoirs douchés. Cependant, dans les mois qui ont suivi l’accession de Xi à la présidence en mars dernier, les espoirs ont été douchés. Xi et ses six collègues de l’omnipotent comité permanent du Politburo n’ont pas perdu de temps avant d’annoncer que leur but était de préserver le contrôle politique et d’insister sur l’idéologie. En une étrange tentative de greffer de l’innovation dans l’anachronisme, le Parti communiste chinois (PCC) se dispose à fournir à ses millions de membres des téléphones cellulaires spéciaux qui leur communiqueront en temps réel les dernières instructions idéologiques et les sujets de propagande de nature à susciter une meilleure discipline au sein d’une classe politique de plus en plus décadente et corrompue.
Le Parti fait tout pour désavouer et punir ses fonctionnaires à tous les niveaux. Cela comprend les efforts des villes pour être plus réceptives aux soucis et aux attentes des populations. Et cela laisse au sentiment populaire une certaine marge d’expression numérique, en particulier par le biais du site de microblogging Sina Weibo, qui héberge 100 millions de messages par jour. Tout cela est mis en œuvre pour moderniser le pouvoir autoritaire, en le rendant plus responsable et plus réceptif sans risquer d’éroder le monopole politique du Parti.
La peur du syndrome Gorbatchev. Les leaders politiques raisonnent souvent par analogies historiques. Celle qui épouvante les leaders chinois est Gorbatchev. Le souvenir est obsédant: les manifestations d’étudiants de 1989 sur la place Tiananmen, une expérience de mort imminente pour le Parti, s’étaient intensifiées lors de la visite de Gorbatchev à Pékin en mai.
Les actuels dirigeants de la Chine entamaient à peine leur ascension quand les politiques d’ouverture économique et politique de Mikhaïl Gorbatchev ont, selon eux, causé l’effondrement de l’Union soviétique et la disparition du Parti communiste soviétique. Xi Jinping n’entend à aucun prix être le Gorbatchev chinois. Mais son obsession de l’éviter le conduit à gouverner d’une manière qui aboutira au destin de Gorbatchev: l’effondrement du Parti et du régime sous sa férule.
Pour Xi Jinping et ses collègues, une issue existe. Ils pourraient gagner du temps en lançant un processus de démocratisation graduel, un peu ce qu’a entrepris leur vieux rival, le Kuomintang à Taïwan, après avoir perdu la guerre civile chinoise. Ils pourraient instaurer des élections ouvertes pour désigner les gouvernants aux niveaux inférieurs du pays.
Dans les années 80, les élections villageoises avaient l’air de franchir un pas dans cette direction. A l’époque où j’observais le phénomène en 1998, un officiel chinois chargé de le gérer prédisait que des élections ouvertes modifieraient brutalement le rapport de forces dans l’autorité politique. Dans cinq ans, prévoyait-il, elles s’imposeraient au niveau régional; encore cinq ans de plus et ce serait le niveau provincial et, finalement, après encore cinq ans, le gouvernement national serait élu au terme d’élections démocratiques.
Quinze ans après cette prédiction pleine d’espoir, les élections villageoises ne confèrent pas d’autorité de gouverner importante et le PCC semble figé de trouille à l’idée d’ouvrir le système à un choix électoral véritable et à des responsabilités hors du Parti.
Cette inertie politique ne saurait durer. Il y a cinq ou dix ans, la plupart des sinologues jugeaient fantaisistes les prédictions d’une chute du régime communiste chinois. Ils soulignaient que le Parti était devenu institutionnel et qu’il gouvernait efficacement. Aujourd’hui, en revanche, malgré l’impressionnante réussite économique de la Chine, ils sont toujours plus nombreux à penser que la crise politique couve. En se cramponnant à un monopole politique total, en refusant tout effort sérieux pour séparer le Parti de l’Etat et du système judiciaire, en diabolisant et en arrêtant les dissidents qui demandent des réformes démocratiques, le PCC se met en danger.
Quand vous patinez sur une glace peu épaisse, vous ne pouvez pas prévoir quand elle cédera. Elle peut sembler parfaitement solide, capable de supporter une performance virtuose, puis elle craque. Il se peut qu’aujourd’hui le Parti communiste chinois ne soit éloigné que d’une grande crise – catastrophe environnementale, éclatement de bulle immobilière, gros scandale de corruption au sommet – de protestations de masse entraînant l’effondrement soudain de son autorité. La corruption est désormais tellement répandue parmi les élites du PCC, qui ont si bien couvert leurs arrières en déplaçant leurs avoirs (et même leurs enfants) à l’étranger, que, si l’autorité politique s’effiloche, la chute se produira très rapidement.
Une réforme qui profiterait à tous. Une mort soudaine du régime communiste n’est pas à voir comme une bonne chose, ni pour la Chine, ni pour ses voisins Taïwan et le Japon, ni pour les Etats-Unis. Le vide politique en Chine pourrait être rempli par les militaires ou d’autres acteurs prêts à gagner les faveurs du public en jouant la carte nationaliste. Ceux-là pourraient lancer une attaque militaire contre les îles disputées en mer de Chine, ou même contre Taïwan. En outre, il serait bien plus difficile pour la Chine d’édifier une démocratie fonctionnelle au lendemain d’un brusque effondrement du régime communiste que si Pékin adoptait une approche graduelle comme l’a réalisé Taïwan.
Si la Chine veut prévenir une crise politique systémique, ses dirigeants doivent commencer à mettre en œuvre une vraie réforme politique. Ce ne sont pas seulement 1,3 milliard de Chinois mais tout le reste du monde qui y ont le plus grand intérêt.
© The Atlantic
Traduction et adaptation Gian Pozzy