Interview. Brexit, immigration de masse, les peuples votent désormais contre leurs élites. Comment renouer un lien de confiance sérieusement remis en cause? Les recettes du président d’Economiesuisse.
Dans une récente interview, vous avez interprété le Brexit comme le fait que les élites britanniques ont perdu leur capacité à comprendre les besoins et aspirations du peuple. Dressez-vous le même diagnostic à propos de la Suisse?
Les tensions entre élites et peuple existent partout où les aspirations de ce dernier ne sont pas suffisamment prises en considération par les premières. On le voit aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et, je pense, aussi dans une certaine mesure en Suisse. Mais quand elles augmentent, notre système de votations populaires sert de soupape, un facteur qui prendra toujours plus d’importance à l’avenir. C’est un avantage que n’a pas l’Europe et que connaît mal le Royaume-Uni, qui n’a pas la culture de la consultation populaire.
Les réactions du public et des élus ont pourtant ressemblé aux nôtres au lendemain de la votation sur l’immigration de masse!
Oui, mais la campagne du Brexit a été beaucoup plus émotionnelle qu’une consultation populaire en Suisse.
En Suisse, la votation sur l’immigration de masse a été perdue pour l’économie. Economiesuisse propose désormais de fixer des plafonds en matière d’immigration, solution que l’UDC juge insuffisante. Comment convaincrez-vous le peuple en cas de votation?
La meilleure solution pour empêcher les abus liés à la libre circulation des personnes consiste à conclure des conventions collectives de travail (CCT) et de les appliquer. Ce système couvre déjà environ 50% du marché du travail. L’autre élément, c’est le respect des mesures d’accompagnement. Il y a des abus, qu’il faut combattre, mais le système dans son ensemble fonctionne. Nous soutenons par exemple le relèvement du plafond des sanctions financières à 30 000 francs au lieu de 5000 tel que discuté au Parlement.
Les oppositions à une mise en œuvre stricte des mesures d’accompagnement restent vives au sein du patronat. Ces mesures contribuent-elles à affaiblir la position de l’économie dans son ensemble?
L’important est de déterminer l’existence d’abus. Et d’agir si ces abus existent. Aussi la discussion doit établir avec précision si les problèmes identifiés sont d’importance nationale, régionale ou relatifs à une branche spécifique. Les difficultés sont sensibles dans certaines branches au Tessin, mais elles sont absentes des régions de Bâle et de Saint-Gall. Elles ne doivent pas servir de prétexte à une extension des mesures d’accompagnement.
Cela suffira-t-il à convaincre la population de la nécessité de garder la libre circulation des personnes quand elle sera de nouveau appelée à se prononcer?
Depuis son instauration, en 2002, l’expérience de la libre circulation des personnes s’est révélée très positive: 600 000 emplois ont été créés, dont la moitié en faveur de travailleurs suisses. Le revenu par personne a progressé de 10 000 francs. J’entends bien que des problèmes régionaux apparaissent, mais ceux-ci ne doivent pas nous faire perdre de vue les gains à l’échelle nationale.
Une partie parfois importante de la population n’est pas convaincue par les chiffres. Elle peut devenir majoritaire, comme on l’a vu dans les cas du Brexit et de l’immigration de masse. Cela vous inquiète-t-il?
Dans les deux cas, la question de l’immigration a fait pencher la balance. Mais la Suisse, bien qu’elle ait une population étrangère plus importante que la Grande-Bretagne, a une économie très performante, un faible taux de chômage et une progression des revenus par tête élevée, bien que ces avantages ne soient plus aussi évidents depuis que la BNS a renoncé à défendre le cours plancher du franc face à l’euro. Le chômage a progressé. Certes, le taux d’approbation de la libre circulation varie selon la conjoncture. Mais je suis persuadé qu’il demeure élevé parmi la population.
Pourrez-vous quand même convaincre le peuple de soutenir les bilatérales même si l’UE rejette toute limitation à la libre circulation des personnes, ce qui reviendrait à contredire l’initiative sur l’immigration de masse?
Il est possible, en effet, que l’on ne trouve pas de solution d’ici à la fin d’août ou de septembre, et qu’il faille reporter la recherche d’une solution à la fin de l’année, voire à février 2017! Certains parlent désormais de la possibilité d’une prolongation du délai jusqu’à cinq ans. Notre objectif est de trouver une entente avec l’UE mais, faute de solution, il faudra se résoudre à appliquer une formule unilatérale. Notre porte de sortie est la clause de sauvegarde incluse dans les accords bilatéraux. Nous avons reçu des signaux plutôt favorables.
Le Conseil fédéral devrait par ailleurs proposer un paquet de mesures s’attaquant aux problèmes mis en lumière par le résultat de la votation de l’initiative «Contre l’immigration de masse». Ce paquet doit comporter des mesures en faveur notamment des travailleurs séniors, des jeunes, des femmes, favorisant l’intégration des étrangers.
L’avenir proche est néanmoins déterminé par les négociations entre l’UE et le Royaume-Uni en raison du Brexit, ainsi que par ses conséquences sur les autres Etats-membres de l’Union. Certains préconisent un approfondissement. Je ne crois pas que l’UE prendra cette direction.
Economiesuisse soutient-elle l’initiative RASA, qui veut abolir le texte de l’initiative «Contre l’immigration de masse», ou son contre-projet ?
Notre priorité est de trouver une solution avec l’UE. Ensuite seulement, nous verrons s’il est opportun de voter de nouveau. Cette question se posera à la fin de cette année ou en février 2017, quand on saura si l’on a une solution acceptable avec l’UE ou non.
L’économiste américano-serbe Branko Milanovic préconise que les pays riches taxent plus lourdement les immigrants des pays pauvres, afin que ces derniers restituent une part de la richesse qu’ils viennent chercher, dans le but d’accroître la tolérance des résidents des pays riches à leur égard. Suivez-vous son raisonnement?
D’un point de vue strictement économique, cela pourrait être une idée intéressante. Il ne serait toutefois pas réaliste de l’appliquer chez nous: notre économie connaît des situations trop différentes les unes des autres pour appliquer un tel modèle.
Economiesuisse plaide pour une stabilisation du taux de change autour de 1 fr. 10 pour 1 euro. Est-ce raisonnable, sachant que cela gonfle encore les immenses réserves de change de la BNS et fait courir un risque à l’économie suisse dans son ensemble?
Il est essentiel de rappeler que la Banque nationale mène sa politique monétaire en toute indépendance. Tout ce que je peux espérer, c’est qu’elle parvienne à maintenir un taux de change aux alentours de 1 fr. 10 pour 1 euro, eu égard à la situation extraordinairement difficile que connaît l’Europe. En réalité, le taux de change devrait plutôt avoisiner 1 fr. 20 pour 1 euro.
Les socialistes ont lancé un référendum contre la troisième réforme de l’imposition des entreprises (RIE III). Il est vraisemblable que le peuple doive voter. Comment allez-vous le persuader d’approuver une réforme qui prévoit en premier lieu des baisses d’impôts pour les entreprises?
Cette réforme est soutenue par une large alliance de parlementaires, de milieux économiques et de cantons. Même les opposants reconnaissent la nécessité de réviser notre système. Ne rien faire expose la Suisse à figurer sur les listes noires des pays qui ne respectent pas les standards internationaux. Sur le plan purement interne, cette réforme va concerner plus de 50% des entreprises, qui génèrent plus de 5 milliards de francs de rentrées fiscales. Elle ne provoquera pas de baisse d’impôt au niveau fédéral.
En revanche, la situation diffère parfois fortement d’un canton à l’autre. Certains d’entre eux vont abaisser les taux d’imposition, notamment Vaud, Genève et Zurich. C’est la raison pour laquelle la Confédération mettra à disposition des cantons 1 milliard de francs, pour qu’ils puissent maintenir leur attractivité. Le paquet est équilibré et correspond aux exigences internationales minimales.
Au lendemain du Brexit, le gouvernement britannique a annoncé une baisse de l’impôt sur les entreprises de 20% à moins de 15%, un taux très voisin de ce qui devrait être appliqué dans plusieurs cantons suisses. N’est-on pas engagé dans une spirale descendante?
La Grande-Bretagne n’est pas la seule. L’Irlande, le Luxembourg, Singapour offrent aussi des taux très compétitifs. Mais la Suisse offre d’autres avantages aux entreprises qui choisissent de s’y installer que des impôts bas: la stabilité politique, la sécurité du droit, l’efficience du marché du travail, etc.
Ce vote peut néanmoins cristalliser d’autres frustrations, celles par exemple générées par le chômage. Celui-ci touche en particulier les jeunes et les travailleurs séniors. Quelles mesures faut-il prendre pour remédier à cette situation?
Economiesuisse a lancé une campagne de sensibilisation parmi ses membres sur les conséquences de la perte d’un emploi pour une personne de 50, 55 ans ou plus. Cette campagne vise à faire prendre conscience aux patrons des problèmes de réinsertion dans le marché du travail et des conséquences qui en découlent.
Par ailleurs, la formation continue a gagné en importance en raison de l’accélération des progrès de la technologie et de la numérisation du travail. Les entreprises doivent la proposer, les employés doivent y recourir. Le problème du chômage des séniors ne sera pas réglé par des lois, mais par la capacité de chacun d’être attractif sur le marché du travail et de faire valoir son expertise et son expérience.
Que dites-vous aux personnes de 57-58 ans qui perdent leur travail et n’auront presque aucune chance d’en trouver un autre, et à celles de 62 ans contraintes de partir en préretraite avec une rente forcément réduite?
D’abord, de ne pas perdre son travail. Il est beaucoup plus difficile de revenir sur le marché du travail quand on en est sorti. Ensuite, profiter de toutes les possibilités de formation continue.
Et que dites-vous aux patrons qui les ont licenciées?
On ne peut pas offrir de garantie à 100% que les séniors vont conserver leur emploi.
Parallèlement, on débat d’un relèvement de l’âge de la retraite. Comment convaincre les gens de travailler plus longtemps alors qu’ils redoutent de perdre leur emploi?
Les défis posés à notre système de prévoyance sont identifiés: l’espérance de vie s’allonge, la Suisse comptera quelque 600 000 travailleurs de moins en 2030 par rapport à aujourd’hui, l’AVS court vers des déficits. La population va-t-elle accepter les propositions du Conseil fédéral, à savoir relever l’âge de référence tout en flexibilisant les possibilités de départ? Ou doit-on laisser le problème s’aggraver, pour ensuite pouvoir prendre des mesures? Si l’on veut une solution rapide, il faut discuter, dialoguer, convaincre. Faute de quoi les tensions vont s’accroître entre jeunes et séniors et au sein de la société.
Les patrons suisses sont les mieux payés d’Europe. Certes, les salariés aussi. Mais l’écart entre les premiers et les seconds s’est fortement creusé. Comment éviter que cela accroisse les frustrations?
L’écart des revenus s’est à peine élargi ces vingt dernières années en Suisse. Il est inférieur à la moyenne européenne, et nettement plus bas qu’aux Etats-Unis. La Suisse est parvenue à garder une certaine égalité. Par ailleurs, les salaires des dirigeants d’entreprises sont soumis à l’approbation des actionnaires, depuis l’acceptation de l’initiative Minder par le peuple en 2013. En conséquence, les rémunérations sont davantage alignées sur la performance de l’entreprise aujourd’hui qu’avant le vote et les situations extrêmes ont disparu.
L’opinion publique reste très sensible au thème du salaire des patrons, comme l’a montré le débat sur l’initiative (rejetée) sur le service public. Le monde politique est sous pression pour accroître les contrôles. Craignez-vous son interventionnisme?
Ce qui attise la frustration du public, ce sont les rémunérations qui augmentent sans que cela corresponde à une élévation de la performance de l’entreprise. La transparence introduite par l’initiative Minder a conféré davantage de contrôle aux actionnaires, ce qui réduit le risque d’abus de la part des managers. Il revient ainsi à ces derniers de se montrer transparents et ouverts, afin de mieux justifier leur salaire.
Le dialogue et la sensibilisation seront-ils réellement suffisants pour enrayer l’érosion de la confiance que le peuple porte envers l’économie, et pour que celle-ci ne perde plus de votation populaire?
L’environnement a considérablement changé ces dernières années. La discussion autour des thèmes économiques est devenue beaucoup plus animée, grâce aux réseaux sociaux notamment. Il est aussi plus facile de lancer des initiatives populaires: on en compte plus de sept en attente de votation traitant de sujets intéressant l’économie, sans compter les référendums. Le risque de perdre un vote augmente donc, logiquement.
En revanche, on peut stopper l’érosion de la confiance envers l’économie en dialoguant avec le public, afin que celui-ci se rende compte que les patrons sont des personnes comme les autres. A cet effet, on ne peut plus se contenter de la présence de deux ou trois représentants de l’économie. Tous les responsables d’entreprises doivent descendre dans l’arène et dialoguer avec la population, dans les écoles, partout où l’occasion se présente.