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Erythréens rançonnés jusqu’en Suisse par les trafiquants de migrants

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Jeudi, 4 Août, 2016 - 05:55

Marie Maurisse

Enquête. Plusieurs Erythréens de Lausanne et de Berne ont dû payer une rançon pour libérer leurs proches kidnappés au Sud-Soudan. L’argent a été donné de la main à la main à des intermédiaires basés en Suisse. C’est un délit de chantage, mais aucune enquête n’est ouverte.

La gare de Berne grouille de passants au visage fermé et au pas pressé. En ce milieu de matinée, les voyageurs jouent des coudes sur les escalators. Dans la foule anonyme apparaît soudain le visage gracile d’Eyob, 37 ans. Cet Erythréen d’origine est employé comme agent de nettoyage aux toilettes de la gare. Son quotidien est rythmé par le travail. C’est l’heure de sa pause. Aujourd’hui, Eyob a décidé de sortir de sa réserve pour raconter son histoire. Son témoignage est risqué. «Mais je n’ai pas peur», affirme-t-il.

Étrange coup de téléphone

Eyob est arrivé en Suisse il y a trois ans, après un long voyage périlleux à pied, en camion et en bateau. Lui a eu de la chance, il a atteint sa terre promise, la Suisse, sans trop de dommages. Mais quelques mois après son installation, le 26 février 2013, il reçoit un étrange coup de téléphone. Trois ans plus tard, il s’en souvient comme si c’était hier. Au bout du fil, un homme lui dit: «Nous détenons votre frère en captivité. Si vous ne nous payez pas une rançon, vous ne le reverrez jamais.» Abasourdi, Eyob répond qu’il ne rentrera pas dans ce jeu, et raccroche. Mais sa fermeté ne décourage pas les ravisseurs, qui le rappellent en ajoutant: «Nous ne plaisantons pas.» Pour l’Erythréen, le cauchemar ne fait que commencer.

Pendant des jours entiers, il imagine son petit frère enfermé dans une pièce sombre, menotté et torturé. Les Erythréens connaissent tous quelqu’un, au sein de leur communauté, qui a vécu l’enfer du kidnapping. Car pour les trafiquants d’êtres humains, le peuple de cet Etat de la Corne de l’Afrique, indépendant depuis 1993, est une vraie mine d’or. Selon les Nations Unies, plus de 5000 Erythréens fuient leur pays chaque mois pour échapper à la dictature d’Issayas Afewerki, dont le régime répressif a réduit la liberté d’expression à néant et l’avenir des jeunes à peau de chagrin.

L’exode est tel que selon le Haut Commissariat aux réfugiés, en 2014, la diaspora érythréenne dans le monde s’élevait à plus de 360 000 personnes, soit près de 6% de la population totale. Pour les Bédouins du désert du Soudan ou du Sinaï, ces migrants installés en Occident ont le portefeuille bien rempli et sont prêts à tout pour aider leurs proches durement séquestrés. C’est pourquoi ils capturent les Erythréens qui fuient leur terre natale et s’enrichissent sur leur dos.

Réduits à l’esclavage

Les Erythréens qui partent vers l’Europe franchissent généralement la frontière vers l’Ethiopie, puis le Soudan. Ils remontent jusqu’à l’Egypte, passent au Liban. Et de là, ils prennent un bateau vers la Grèce, porte d’entrée de l’Union européenne. Pour eux, c’est la double peine: non seulement ils quittent leur terre lors d’un voyage épuisant et dangereux, mais en plus ils peuvent être la proie de malfaiteurs qui les réduisent quasiment à l’esclavage. Les ennuis commencent dès le début de leur périple, dès qu’ils passent au Soudan. C’est là, dans la région de Kassala, qu’ils sont parfois capturés par des groupes criminels.

Des bandes armées les enferment par dizaines dans des maisons isolées de la région ou les emmènent jusqu’au désert du Sinaï, à la frontière israélo-égyptienne, où ils sont maintenus en captivité jusqu’à ce que leurs familles paient le prix fort pour les libérer.

Ce commerce lugubre dure depuis 2009. L’enfermement n’est pas le seul sévice subi par les Erythréens kidnappés: ceux-ci sont souvent victimes de torture. Un rapport de l’ONG Human Rights Watch, paru en 2014, a largement documenté les violences subies par les jeunes hommes ou femmes, dont une partie sont des mineurs. Un Erythréen de 23 ans y raconte son rapt en mars 2012, près du camp de réfugiés soudanais Shagarab. Des Bédouins l’ont embarqué vers le Sinaï, où il est resté six semaines.

«Ils me frappaient avec une barre de métal. Ils coulaient du plastique fondu sur mon dos. Ils fouettaient la plante de mes pieds puis me forçaient à rester debout pendant de longs moments, même parfois pendant des jours. Ils menaçaient de me tuer en posant un pistolet sur ma tempe. Ils me pendaient au plafond de sorte que mes pieds ne touchent pas le sol et m’électrocutaient. Un autre Erythréen est décédé après avoir été pendu au plafond plus de vingt-quatre heures. Il est mort sous nos yeux.»

A la gare de Berne, Eyob garde un visage impassible. Son frère a eu de la chance: ses bourreaux étaient armés, mais ils lui ont donné à manger, ne l’ont pas battu et n’ont pas abusé de lui. Mais s’il a échappé au pire, c’est aussi parce que Eyob et sa famille ont réussi à verser rapidement les 4500 francs que les kidnappeurs réclamaient. Frères, sœurs, cousins, amis… Tous se sont mobilisés pour faire sortir le jeune homme de cet enfer. Une fois la somme réunie, Eyob contacte les ravisseurs. Comment peut-il virer l’argent? Ceux-ci lui donnent un mode opératoire bien plus simple: «Ils m’ont d’abord dit d’appeler une certaine Helen, qui vit à Berne, se souvient-il. Mais elle n’a pas répondu. Ils m’ont alors transmis le numéro d’un certain Senay, à Zurich.»

Pour sauver son frère, Eyob suit les instructions à la lettre. Il se rend à Zurich le lendemain, où Senay l’attend au bord d’une route. Il fait nuit. La discussion est tendue. «Je lui ai dit qu’il était hors de question que je lui donne les billets ici», reprend Eyob. L’homme l’emmène alors chez lui. Ses enfants et sa femme dorment dans la pièce à côté, il faut chuchoter. Quelques mots sont échangés en érythréen. Eyob lui déclare: «Si demain, mon frère n’est pas libéré et acheminé à Khartoum, chez un ami, je porte plainte. Ici, c’est la Suisse, il y a des règles, des lois, et vous aurez des ennuis.»

En face de lui, Senay appelle le Soudan et dit aux criminels: «Il ne plaisante pas, faites ce qu’il dit.» Le jour suivant, le frère d’Eyob est relâché sain et sauf. Quelque temps plus tard, il embarque sur un rafiot et passe la Méditerranée. Actuellement, il est réfugié aux Pays-Bas. Eyob n’a jamais porté plainte. Mais s’il parle aujourd’hui, c’est qu’il ne supporte plus que les trafiquants qui ont violenté son frère soient restés impunis.

Le système finance le djihad

Son travail à la gare de Berne lui permet de rembourser petit à petit les amis qui l’ont aidé à verser les 4500 francs. Comment cet argent, depuis Zurich, a atterri dans les poches des kidnappeurs? Nul ne le sait. Selon un rapport publié en février dernier par l’agence européenne Frontex, le procédé majoritairement utilisé par les trafiquants de migrants est le «hawala», ce système informel de transfert de fonds qui fonctionne sur le réseau: il suffit de donner un code secret à un contact à l’étranger pour qu’il fasse un versement dans le pays où il se trouve.

Le remboursement se fait plus tard et l’intermédiaire se rémunère grâce au taux de change. Un moyen discret et moins cher que de passer par les franchises de type Western Union, dont les frais sont exorbitants. Dans La Stampa, le professeur de criminologie à l’Université d’Oxford Federico Varese explique que «le hawala finance le djihad».

Eyob n’est pas le seul Erythréen de Suisse à avoir déboursé des milliers de francs pour libérer un membre de sa famille du joug de criminels. Selon l’enquête de L’Hebdo, plusieurs autres personnes ont aussi été concernées. Mais rares sont ceux qui en parlent ouvertement: la communauté érythréenne, divisée entre les opposants au dictateur Afewerki et ceux qui lui sont favorables, veut rester secrète sur le sujet par peur de représailles. Car si les trafiquants de migrants trouvent des intermédiaires en Suisse pour encaisser les rançons, ne pourraient-ils pas aussi menacer les récalcitrants ou agresser leurs proches restés au pays?

La loi du silence fait perdurer cette pratique, d’autant plus que, de leur côté, les autorités font bien peu pour y mettre fin. Le Soudan et l’Egypte n’ont que rarement ouvert des enquêtes sur les groupes qui agissent sur leur sol. Quant à la Suisse, elle n’a pas la légitimité pour enquêter sur les réseaux mafieux liés aux migrants, dans la mesure où ils ne se trouvent pas sur place. Par contre, les autorités cantonales peuvent lancer une procédure si une des personnes impliquées réside en Suisse ou si l’argent du crime transite par notre pays.

A l’Office fédéral de la police (Fedpol), on nous indique ne pas avoir connaissance de cas de rançons délivrées en Suisse. «Il s’agit de délits d’enlèvement et de chantage, indique la porte-parole, Anne-Florence Débois. Dès lors que les gens portent plainte auprès de leur police cantonale, le phénomène sera mieux connu.» La Suisse n’est pas le seul pays où transitent les rançons, mais les autres pays sont aussi confrontés aux limites du droit. Seule la Suède a agi en condamnant un intermédiaire qui recevait l’argent payé par les Erythréens pour libérer leurs proches.

Si ce jugement, qui fera jurisprudence, a été rendu, c’est surtout grâce au travail considérable de Meron Estefanos, une Erythréenne qui vit près de Stockholm et qui aide ses compatriotes pris en otages en leur parlant au téléphone et en diffusant conseils et témoignages sur Radio Erena une fois par semaine. Celle-ci a poussé la justice suédoise à enquêter sur les rançons payées en Suède et ne compte pas s’arrêter là. Son obstination a été rendue publique par deux journalistes françaises, auteures du documentaire Voyage en barbarie, qui a remporté le prix Albert Londres en 2015 et relate le calvaire des Erythréens capturés dans le Sinaï.

Le rôle des associations

En Suisse, la parole se libère peu à peu. Car les associations qui viennent en aide aux réfugiés érythréens les exhortent de plus en plus à rendre leur histoire publique. Une militante dans le domaine de l’asile a rencontré l’année dernière un Erythréen, domicilié à Lausanne, dont le frère s’était fait capturer par des Bédouins au Soudan. «Ils demandaient 1500 francs et il ne pouvait pas les payer lui-même, explique-t-elle. On a beaucoup réfléchi et on a finalement fait une collecte.»

Comme dans le cas d’Eyob, les ravisseurs ont utilisé un téléphone à carte prépayée pour contacter le réfugié à Lausanne. Un rendez-vous est donné à la gare de Berne pour transmettre l’argent à un intermédiaire qui travaille pour les réseaux criminels. Tout s’est passé très vite.

«Deux jeunes Erythréens sont sortis d’un train, ont pris l’enveloppe avec le liquide et sont remontés dans le wagon qui repartait vers Zurich», raconte cette militante. Le lendemain, son frère était libre. Pour le moment, aucune plainte n’a été déposée. «Mais si on ne dit rien, ça continuera. C’est terrible, cette prise en otage, parce que si tu donnes l’argent, tu cautionnes le système; et si tu ne le donnes pas, tu peux avoir un mort sur la conscience. Nous avons attendu quinze jours avant de céder et cela a été très dur pour tout le monde.»

L’histoire se termine bien: le jeune homme pris en otage, que nous appellerons Nasih, car il souhaite garder l’anonymat, a bien été relâché et a réussi à gagner la Suisse. Il vit actuellement dans un foyer près de Lucerne, en attendant que le Secrétariat d’Etat aux migrations statue sur son cas. Des boucles fines, le sourire en coin, Nasih s’estime chanceux: il n’a pas subi de sévices physiques durant sa captivité.

Mais lorsqu’il raconte, son regard se perd dans le vide. C’était il y a à peine moins d’un an. «Nous étions environ 60 personnes enfermées dans une petite maison quelque part au Sud-Soudan. Les hommes qui nous gardaient avaient des pistolets mais surtout des bâtons. Ils criaient, ils nous frappaient. Ils m’ont dit d’appeler mes parents. Ils ont vendu leurs vaches et leur chèvre, mais cela ne suffisait pas. Alors ils ont contacté mon frère qui a pu payer le reste. J’ai pu sortir de cette maison et je suis allé à Khartoum rejoindre mon oncle.» Puis la Libye et des passeurs, encore. Un bateau pneumatique avec 350 personnes à bord et les rives de l’Italie. Enfin, la Suisse.

Lorsqu’on lui demande quelles séquelles il garde de son kidnapping, Nasih répond calmement: «Je n’ai plus mal, ça va, j’arrive à dormir.» Le garçon n’a pas eu de prise en charge psychologique. Il ne parle pas anglais ni français et à Lucerne, son foyer ne lui propose pas de cours d’allemand. «J’ai demandé si c’était possible de résider près de Lausanne, où vit mon frère, mais on m’a dit que la Suisse était un petit pays et que je pourrais le voir souvent.» Ses moyens ne lui permettent cependant pas de prendre le train. Il a vu son frère deux fois en un an. En Erythrée, ses parents n’ont plus rien. Quant à ceux qui l’ont kidnappé, ils ne font l’objet d’aucune enquête. 

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Keystone / Ti-Press Gabriele Putzu
Delphine Deloget et Cécile Allegra
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