David O’Sullivan, l’homologue d’Yves Rossier pour rénover la voie bilatérale, a fait preuve d’une grande souplesse dans le dossier helvétique. Portrait d’un diplomate qui fait mentir tous les clichés sur la bureaucratie bruxelloise.
«Eurocrate», le qualificatif dépréciatif ne va pas manquer de fuser lorsque David O’Sullivan apparaîtra sur les images au côté du secrétaire d’Etat Yves Rossier pour rénover la voie bilatérale entre la Suisse et l’Union européenne. Cela n’agacera guère le bras droit de la cheffe de la diplomatie, Catherine Ashton. Le prestigieux The Economist ne lui avait-il pas décerné le titre d’«eurocrate en chef», au début des années 2000 déjà, lorsqu’il fut nommé secrétaire général de la Commission sous l’ère de l’Italien Romano Prodi?
Les clichés en disent souvent plus sur ceux qui les émettent que sur ceux qui les subissent. L’Irlandais, qui nous reçoit dans son bureau du rond-point Schuman surplombant le parc du Cinquantenaire, préfère raconter son itinéraire d’Européen.
Né en 1953 à Dublin, ce fils d’un Casque bleu au service de l’ONU a été biberonné tôt à la notion d’interdépendance et de souveraineté supranationale, à «l’internationalisme» comme il se plaît à le dire. A l’époque où d’autres étudiants protestaient contre la guerre au Vietnam, lui militait pour l’entrée de l’Irlande au sein de l’UE. L’adhésion, effective dès 1973, a modernisé son pays, grâce à l’arrivée de subventions, mais surtout en y faisant souffler un esprit d’ouverture bienvenu. «Figurez-vous qu’à l’époque les femmes mariées devaient quitter la fonction publique», se rappelle-t-il. Impossible pour ce qui était alors la Communauté européenne de tolérer semblable archaïsme.
Cet engouement le conduit naturellement en 1976 au Collège d’Europe de Bruges, une des plus fameuses institutions de formation aux affaires européennes (qu’Yves Rossier a aussi fréquenté dix ans après). Trois ans plus tard, il débarque à Bruxelles à la Direction des relations extérieures. A peine installé, il est expédié au Japon pour une mission de quatre ans. Une prise de distance décisive: «C’est là que j’ai appris à considérer notre continent dans un contexte global. L’Europe menaçait de devenir un musée. Il fallait la réformer pour l’adapter aux nouvelles réalités mondiales.» C’est ce qu’accomplira Jacques Delors en imaginant le grand marché intérieur, qui a hissé l’UE au rang de première puissance économique mondiale, devant les Etats-Unis et la Chine, aujourd’hui encore.
Sortir des sentiers battus, imaginer de nouvelles solutions, David O’Sullivan pratique l’héritage «delorien» avec d’autant plus de conviction qu’il adore se plonger dans d’autres cultures, au point de maîtriser cinq langues (dont le japonais). Mesurant sa gourmandise pour la diversité, on comprend soudain mieux pourquoi il s’est tant engagé pour sortir le dossier suisse de l’ornière institutionnelle, et comment il a pu rédiger avec son homologue helvétique, le secrétaire d’Etat Yves Rossier, un document commun, qui servira de base aux négociations.
Dans le dossier suisse, l’Irlandais a en effet su faire preuve d’une souplesse étonnante. Au lieu de lancer machinalement comme certains Européens excédés: «Adhérez à l’EEE et qu’on n’en parle plus», il a compris que le prêt-à-porter ne sied pas à la Suisse. OK donc pour du «sur mesure», mais à condition de simplifier l’usine à gaz des 120 accords bilatéraux.
C’est ainsi que les deux négociateurs Rossier et O’Sullivan ont débouché sur la piste qu’ils privilégient: pas de nouvelle instance de surveillance, mais la Cour de justice de l’UE qui dit le droit, avec la possibilité pour la Suisse de s’y soustraire. Cela bien sûr au prix – probablement très douloureux – d’une suspension, voire de la dénonciation d’un accord.
N’en déplaise à l’UDC qui a fait de l’UE le nouvel ennemi de la Suisse, Bruxelles compte bel et bien des hauts commis qui ne la détestent pas, bien au contraire: «Je suis un admirateur du système suisse, de sa démocratie directe et de son fédéralisme», précise le haut fonctionnaire européen avant d’ajouter: «La Suisse est un petit pays, mais un partenaire important sur les plans économique, culturel et géographique.»
Si David O’Sullivan reconnaît volontiers les spécificités suisses, il ne supporte pas le procès en déficit démocratique que d’aucuns intentent à l’UE, qui s’est organisée différemment: «C’est une accusation choquante. On peut nous critiquer, mais nos structures sont aussi démocratiques que transparentes.»
Tout de même, l’UE ne donne-t-elle pas l’impression d’un patient en convalescence? «L’UE a toujours connu des hauts et des bas, et les crises l’ont renforcée», constate-t-il. L’Europe existe, et elle fait encore envie dans certains pays, comme en Ukraine. David O’Sullivan relativise «l’échec» du contrat d’association: «Les nombreuses manifestations montrent la popularité de l’UE et de ses idéaux en termes de valeurs, de démocratie et de liberté.»
Et quid de la Grande-Bretagne, dont la menace de référendum pourrait déstabiliser tout l’édifice européen? L’Irlandais, bras droit de la Britannique Catherine Ashton, ne se départit pas de sa sérénité. Tous les pays du continent ont besoin d’une Europe forte sur la scène internationale. «Regardez ce qu’a souhaité David Cameron lors de sa récente visite en Chine: un accord de libre-échange entre la Chine et l’UE, pas un accord avec la Grande-Bretagne.»
Au front sur tous les dossiers de la planète au côté de Catherine Ashton, David O’Sullivan ne sera pas éternellement là pour comprendre les Suisses. Les six prochains mois seront décisifs.