Marie Maurisse
Enquête. En diffusant gratuitement des milliers de vidéos pornographiques, le site YouPorn a révolutionné l’industrie du sexe et fait plier les plus grands studios. Qui se cache derrière ce géant du divertissement pour adultes? Qui se vend sur ce portail, l’un des plus consultés du monde? La Genevoise Caroline Tosca y déploie ses charmes. Elle nous a invités à la suivre dans son quotidien.
Tapez «Suisse» dans le moteur de recherche de YouPorn, et vous trouverez un patchwork visuel des plus surprenants. Des brunes, des blondes, des coïts, de la peau. Partout, sans fard. Parmi les premiers résultats se trouve la prestation d’Anabelle, de Besançon, qui vient apparemment faire son «premier casting en Suisse». Elle sonne à la porte. Son hôte pose son livre de Roald Dahl sur la table basse, vient lui ouvrir et s’extasie sur sa minijupe. Le script est sommaire. «Tu as déjà fait des photos de nu?» «Jamais.» «Pourquoi tu veux faire du X?» «Parce que j’adore le sexe.» La jeune brunette, piercing sur le nez, montre alors sa poitrine. Sous la vidéo, il est précisé qu’elle ira jusqu’à la sodomie.
Avec le mot-clé «Suisse», YouPorn n’affiche que trois pages de résultats, ce qui est peu comparé aux centaines de vidéos liées au mot «Française». Après une exploration avisée, l’une des seules authentiques Romandes est une brune aux grands yeux, décrite comme une «cougar», dont les «exploits» sont largement commentés. Mais depuis que son appétence pour le porno amateur a été révélée par la presse et qu’elle a de ce fait perdu son emploi, elle s’est faite plus discrète.
Un peu plus loin sur la page, c’est une Suissesse «MILF» (mother I’d like to fuck, soit littéralement «mère que j’aimerais baiser»), que l’on voit s’amuser avec son godemiché. Devant la webcam, ses seins généreux sortent presque de sa nuisette. Ou alors il y a Judith, une «secrétaire suisse» qui se masturbe dans le noir. Elle porte une alliance à son annulaire gauche. Qui est cette femme? On ne sait évidemment rien de son identité et elle est strictement impossible à joindre.
La vérité, c’est que Judith n’est certainement pas Suissesse, mais Tchèque, Russe ou Espagnole, qui sait? Au royaume de YouPorn, l’orgasme d’un éphèbe espagnol peut être référencé comme celui d’un père de famille allemand, et ses mots sous-titrés en chinois ou en hébreu. Apparu il y a une dizaine d’années, le site est devenu un gigantesque supermarché du sexe dans les rayons duquel il y en a pour tous les goûts, pour tous les fantasmes.
En quelques minutes, et sans rien débourser, l’onaniste y trouvera son bonheur. YouPorn, le fast-food de l’orgasme. Et il n’est pas réservé qu’aux consommateurs traditionnels de pornographie: son usage s’est désormais banalisé à toutes les couches de la population. Chaque seconde, dans le monde, 28 258 personnes, selon le diffuseur PornHub, regardent de la pornographie sur le web, dont 90% sur des chaînes en ligne telles que YouPorn. Le site recense 20 millions d’utilisateurs par jour.
YouPorn n’est plus le leader du marché. Depuis son lancement, des dizaines d’autres plateformes sont apparues sur la Toile, fonctionnant sur le même principe de scènes crues, visionnables en un clic. Cette galaxie du streaming porno se nourrit de vidéos très différentes: extraits de films érotiques des années 70, tournages dans des soirées libertines, scènes sadomasochistes, etc. La catégorie «amateur» est parmi les plus prisées. Oubliez les divas pomponnées et inaccessibles qui faisaient rêver nos grands-pères.
Aujourd’hui, ce qui excite le plus la libido des internautes, c’est l’idée de faire l’amour avec sa voisine. La «girl next door». Une fille banale, normale, dans une situation du quotidien, qui offrirait son corps tout naturellement. A genoux, en une seconde. Alors que la génération de nos parents regardait des vidéos très léchées et formatées sur des cassettes VHS, les consommateurs d’aujourd’hui se contentent de quelques minutes au son haché et à l’image brouillée. Ceux-là ne paieraient pas pour ces courts instants de spectacle, ils veulent du gratuit.
Pour les contenter s’est développée toute une petite industrie du «faux amateur» (aussi appelé le «pro amateur»), de petites productions, tournant avec une caméra premier prix, ou même un téléphone, des scènes qui finiront sur YouPorn et ses sites cousins. Et au lieu des majestueuses stars du porno des années 80, ce sont des amatrices qui sont recherchées, des femmes de tous âges, de tous les physiques, qui ont souvent peu d’expérience. Le porno en ligne a bouleversé les codes du métier.
Une carrière lancée par YouPorn
Dans certains cas, ces plateformes sont un tremplin pour faire carrière dans le domaine. C’est notamment le cas pour Caroline Tosca, une Genevoise de 41 ans, brune aux grands yeux, qui s’expose sans gêne sur la Toile. En joue, même. On peut la voir notamment sur PornHub se déshabiller en pleine balade en forêt ou se toucher tout en faisant marcher son sèche-linge. Aimable et décomplexée, elle nous reçoit dans le village où elle vit, La Croix-de-Rozon, aux abords de Genève, un sourire collé sur ses lèvres ourlées au crayon. S’il fallait trouver une ambassadrice pour promouvoir la pornographie joyeuse et sans tabou, Caroline serait le casting idéal.
Tout a commencé par sa rencontre avec Olivier Sauty, il y a près de vingt ans. Avec lui, elle se met à explorer la sexualité sous toutes ses formes. Après une longue période de découvertes à deux, ils se mettent à l’échangisme. Puis Caroline en vient à tourner un film pornographique qui a connu son petit succès dans le milieu, Sexe et scandale au Parlement. Le scénario s’inspire de la vie quotidienne du couple, car à l’époque, en 2012, Olivier Sauty est élu du Mouvement citoyens genevois (MCG) au Grand Conseil. Si lui ne tourne pas, Caroline est très exposée, et autour d’elle commence à se créer une petite communauté de fans.
Désormais connue des amateurs de porno, elle devient indépendante et gagne sa vie en faisant des shows privés sur un site francophone de camgirls (sorte de service de peep-shows par webcams interposées), tandis que son compagnon, lui, gère sa carrière et les plateformes qui mettent Caroline en valeur. Elle dit naturellement: «J’aime ce que je fais. C’est mon travail. Et si ça marche, c’est que les clients savent que je suis vraie, je suis authentique. Je jouis vraiment!»
Pour elle, comme pour lui, le porno est une passion, mais aussi un business. Xvideos et YouPorn sont un moyen simple de se faire connaître. Elle y est référencée notamment comme «MILF», étant donné son âge. Caroline ne se choque pas d’être ainsi cataloguée, car ce sont les lois du marketing viral. Quand la Genevoise a démarré sa carrière dans le porno, ces plateformes existaient déjà et, dès le début, elle savait qu’il fallait faire avec.
«Le but est avant tout d’emmener les gens sur notre propre site, www.hotlinexxx.com», explique Olivier Sauty, une fine chaînette autour du cou. Il l’a lancé il y a quelques années mais travaille actuellement à le développer avec l’aide de son fils Guillaume – chez les Sauty, on aborde le sujet en famille, sans complexe et en toute décontraction. «Il n’y a rien de mal à vouloir s’envoyer en l’air», lance le jeune homme en finissant son coca-cola. Il a déjà vu des vidéos de sa belle-mère, cela ne le choque pas.
Pour les indépendants nés avec l’internet, les tubes sont une aubaine. Tandis que les musiciens en herbe postent leurs morceaux folks a capella sur YouTube, les petits producteurs de porno cherchent à se faire connaître en publiant sur PornHub des scènes «hard». Mais tout comme Uber pose la question du droit du travail dans un monde dérégulé, où les chauffeurs ne sont pas soumis aux mêmes lois que les taxis (lire l'interview de Stephen Des Aulnois), YouPorn a contribué à péjorer les conditions de tournage pour toute une profession.
Durant les belles années, les grands studios faisaient de leurs actrices des stars, l’argent et le champagne coulaient à flots et les brigades de police savaient exactement qui était qui et où se rendre afin de veiller au respect des lois, notamment sur la santé et l’hygiène. Avec le web, tout un chacun peut tourner un film pornographique avec son portable, en payant ses acteurs bien moins que ne l’exigerait sa position. L’explosion de l’esthétique «amateur» est la porte ouverte aux abus.
Une puissante machine à cash
Comme les nouveaux visages sont sans cesse recherchés, la Toile regorge de petites annonces recrutant des «débutants» du porno. Les rémunérations sont impossibles à connaître. Mais selon tous les professionnels, le budget des tournages a considérablement chuté depuis dix ans et, parmi les actrices, la concurrence est devenue plus rude. Dans ce contexte, les contrôles sont devenus plus difficiles. C’est à qui acceptera la scène coquine pour le meilleur tarif. En Suisse romande, beaucoup de Françaises dans le besoin viennent désormais tourner pour quelques dizaines d’euros. Pour la sociologue américaine Chauntelle Tibbals, spécialisée sur le sujet, les porno-tubes ont favorisé l’émergence d’une «zone grise».
Face à cette concurrence bestiale, l’industrie de la pornographie a bien peu de moyens. La plupart des vidéos des grands studios français et américains sont piratées par des plateformes comme YouPorn et les studios ont beaucoup de peine à limiter les dégâts, perdant ainsi chaque jour des milliers de francs en droit d’auteur (lire YouPorn: l'impuissance des grands studios).
De l’autre côté, les sites de streaming pornographiques ne cessent de s’enrichir. Leurs revenus ne sont pas connus, mais celui de MindGeek, qui possède notamment PornHub, et donc YouPorn, est estimé à 400 millions de dollars. Aucune de ces entreprises n’est cotée en Bourse. Ces multinationales très discrètes ont en outre tissé une toile bien épaisse par le biais d’un réseau de filiales basées dans les paradis fiscaux du monde entier. Le fondateur de MindGeek, Fabian Thylmann, a été inculpé pour fraude fiscale en 2013.
YouPorn est une formidable machine à générer du cash, en premier lieu par le biais de ses revenus publicitaires. A Genève, DAgency est une filiale d’un groupe international spécialisé dans le divertissement et les services internet, surtout grâce à son site de webcams xcams.com. «Les sites comme YouPorn ont des millions de visiteurs uniques chaque jour, partout dans le monde. Nous y achetons donc du trafic (bannières, etc.) pour faire la promotion de différents produits, ce qui nous garantit une bonne visibilité», explique Romain Hoefferlin, responsable de la partie «affiliation» de DAgency.
L’autre source de revenus des porno-tubes est le pourcentage prélevé chez leur fournisseurs de contenu. Si Caroline Tosca devient un jour partenaire commerciale de YouPorn, elle s’engagera à leur fournir des vidéos exclusives. Ce qui apportera à ses réalisations une visibilité accrue et par conséquent de nombreux clics. En échange, le site lui prélèvera au moins 40% des revenus engrangés grâce à ses vidéos – par exemple si un internaute lui achète une prestation privée par la suite, sur son site personnel. Ces pratiques sont décrites par tous les producteurs interrogés, mais ne sont jamais rendues publiques.
Chris Jackson, porte-parole de PornHub, contourne la question en précisant que le groupe voit ses fournisseurs de contenu comme des «partenaires» qui, lorsqu’ils mettent une vidéo en ligne, gagnent un espace publicitaire gratuit pour rediriger les internautes vers leur propre site. D’argent, le communicant ne parle jamais vraiment.
Pour Chauntelle Tibbals, les sites de streaming pornographiques ne sont rien d’autres que des «mafias». D’après elle, les studios n’ont guère le choix que de travailler avec Xvideos ou PornHub dans la mesure où leurs vidéos se retrouvent souvent illégalement sur ces sites. Chris Jackson dément formellement: «C’est absolument faux. Nous prenons très au sérieux la protection des droits d’auteur et suivons attentivement la loi.»
La suprématie des tubes pousse de plus en plus de petits producteurs à vouloir s’en affranchir en en retirant leurs vidéos et en refusant de leur payer quoi que ce soit. A Genève, Caroline Tosca a désormais fait ce choix: avec hotlinexxx.com, elle compte bien gérer elle-même sa communauté de fans, sans rien devoir aux tubes, ni à FrancoLive, le site de webcams sur lequel elle exerce comme «animatrice». «Nous ne voulons pas dépendre des autres», explique Olivier Sauty qui conçoit leur site comme un «réseau social adulte», où les internautes peuvent poster leurs vidéos, discuter entre eux et même vendre leurs produits coquins, le tout avec un système de jetons en guise de monnaie. Près de 3000 personnes en sont déjà membres. Développer sa propre marque: le pari est risqué. Mais de plus en plus de personnes tentent l’aventure.
L’un des meilleurs exemples de cette nouvelle tendance est le parcours d’Erika Lust, une réalisatrice suédoise qui s’est fait connaître par une pornographie féministe et érotique, à rebours des scènes à la va-vite très masturbatoires de YouPorn. Le paradoxe, c’est que si elle a acquis cette belle notoriété depuis dix ans, c’est justement grâce à YouPorn et à d’autres tubes avec lesquels elle travaille de près, leur fournissant du contenu original en échange d’une partie de ses revenus. En 2015, Erika Lust a déclaré un chiffre d’affaires de 1,5 million d’euros et compte arriver au double en 2016. Sa dernière création s’appelle Horny Beasts («bêtes en chaleur»), une rêverie érotique où des danseurs affublés de masques se font honorer par une fille vaporeuse qui perd la raison…
Depuis Barcelone où il gère cette petite entreprise, Pablo Dobner, son compagnon et le père de ses deux filles, annonce que dès cet automne, les vidéos d’Erika Lust ne seront plus visibles sur YouPorn. «Ces sites sont des mafias, dit-il lui aussi, reprenant sans le savoir le terme de Chauntelle Tibbals. Ils font de l’argent avec du contenu illégal. Les publicités qu’ils affichent sont de plus en plus glauques. Et puis nous nous sommes rendu compte que le taux de conversion était très faible, c’est-à-dire que très peu de gens cliquent sur les vidéos pour acheter du contenu payant. Il n’y a donc plus aucun intérêt à s’y trouver.»
Une pornographie éthique
La bataille sera âpre et longue, Pablo Dobner le sait. Il a d’ores et déjà mandaté une entreprise à Barcelone qui se chargera de faire retirer de ces plateformes chaque vidéo qui leur appartient. Aujourd’hui, Pablo Dobner n’a qu’un seul mot à la bouche: «traçabilité». «Chaque consommateur doit se demander qui a tourné la scène qu’il regarde, quelles sont les règles que cette entreprise doit respecter, si les acteurs montrent leur visage ou pas, d’où ils viennent… Comme on le fait lorsqu’on achète des habits ou de la nourriture, on doit le faire aussi lorsqu’il s’agit de pornographie.» Dans l’alimentation comme dans le sexe, il faudrait donc avoir un certificat d’origine garanti.
Aux Etats-Unis, Chauntelle Tibbals prône aussi une pornographie éthique et responsable. Le seul moyen d’y parvenir, pour elle, c’est de payer. «Il ne faut pas consommer de porno gratuitement. Si vous aimez des scènes, il faut se renseigner sur le réalisateur, aller voir le site des producteurs et acheter son travail.» Une utopie? Aujourd’hui, moins de 5% des amateurs de pornographie ont déjà payé pour en consommer.