Décodage. Nouveau genre vidéo à succès: les coups de gueule sur le terrorisme, derrière le volant, dans la voiture. Particularité: zéro complexe.
Les attentats, en France, ont trouvé leurs moralistes, lesquels exercent en cabinet, en l’occurrence leur voiture. Assis sur le siège conducteur, ils se filment, smartphone posé sur le tableau de bord, enregistrent en format vidéo ce qu’ils ont à dire, publient leurs réflexions sur les réseaux sociaux.
Carton plein pour certains, des millions de vues parfois, cela dépend du sujet et de la qualité de la prestation. Ces ignorés des «médias traditionnels» ont un créneau, l’antisystème, et un credo, la vérité, la leur, qui peut varier radicalement en fonction des auteurs. Dans leur studio automobile, à l’arrêt au moment du tournage, ils réagissent généralement à chaud à une actualité tragique touchant l’Hexagone. Celle du terrorisme islamiste, depuis Charlie et l’Hyper Cacher en janvier 2015, leur a fourni jusqu’ici de nombreuses occasions de le faire.
Justement, Franck Renda n’apprécie pas le qualificatif «islamiste» désignant les forfaits commis par des individus se réclamant de l’Etat islamique ou d’autres chapelles djihadistes. «Je trouve ça vexant et stigmatisant pour les musulmans», dit cet homme de 50 ans, habitant l’agglomération lyonnaise, à son compte dans l’industrie métallurgique. Le 15 juillet, au lendemain de l’attentat de Nice qui a fait 85 morts, fauchés par un camion tueur, il a mis en ligne sur son profil Facebook une vidéo réalisée par ses soins dans sa BMW X5.
Reprise entre-temps par le site Planete-Buzz, lequel attribue faussement à Franck Renda la qualité de témoin de la tuerie, ce que lui-même reconnaît, elle totalisait mi-août près de 8 millions de clics. Une performance exceptionnelle pour un «coup de gueule», genre prisé de l’expression citoyenne sur le Net. Semblant très affecté sur les images, Franck Renda rend le gouvernement, traité de troupeau de «pingouins», responsable du drame: «Comment un poids lourd peut entrer en ville comme ça, sans être arrêté, alors qu’on est en état d’urgence?», fulmine-t-il. S’adressant aux vidéospectateurs, il ponctue sa diatribe de 5,25 minutes par un «Réveillez-vous!» des plus anxiogènes.
Certaines de ses interventions sur sa page Facebook ont un ton complotiste. Il y a des références au geste de la quenelle popularisé par Dieudonné – «l’expression d’un ras-le-bol, non le salut nazi inversé», assure-t-il, au téléphone, à L’Hebdo.
Il reproche au premier ministre Manuel Valls de ne pas avoir déclaré «le même attachement indéfectible à la France qu’à Israël», voudrait que «les églises bénéficient d’une même protection que les synagogues», omettant de préciser que des mosquées sont elles aussi protégées par les forces de l’ordre. Franck Renda, dont l’aura grandit sur les réseaux sociaux, dit ne pas aimer Alain Soral, le polémiste français connu pour des déclarations antisémites, mais ses sous-entendus sur les juifs donnent l’impression d’une attention particulière portée à cette partie de la population.
D’une rive à l’autre
D’autres coups de gueule vidéo poussés depuis une bagnole, posture dont il faut peut-être chercher l’origine du côté du rap, sont en train d’installer ce mode oratoire dans l’univers du web. Aldo Sterone (pseudonyme tiré d’une molécule chimique) n’a rien du rappeur et beaucoup du dandy. Lui aussi roule en BMW, modèle 320, année 1997. Son record d’audience est un petit film d’une douzaine de minutes, tourné avec son «iPhone 6,64 gigaoctets», après l’attentat des frères Kouachi au siège de Charlie Hebdo: 960 000 vues.
Né en Algérie, qu’il a quittée peu avant le début de la guerre civile des années 90 pour venir étudier la chimie en Suisse, à l’EPFL, dit-il, résidant aujourd’hui dans le Grand Londres, indéfectiblement chaussé de Ray-Ban, Aldo Sterone, 42 ans, Maghrébin de culture musulmane, méprise les «islamistes». «La France devrait les expulser avec les réserves d’eau nécessaires pour qu’ils ne meurent pas de soif», soutient-il, mi-sérieux, mi-pince-sans-rire. «Ni d’extrême droite ni d’extrême gauche, je vais d’une rive à l’autre», précise-t-il à propos de son pedigree idéologique, toutefois plus droitier que gauchiste, à bien tendre l’oreille.
Comme Franck Renda, mais dans un registre intellectuel et à rebours de toute idée de plaire à ses coreligionnaires musulmans qu’il invite à se détourner du «sunnisme», synonyme selon lui de «wahhabisme», il appelle, de derrière le volant de sa voiture, à un sursaut, et craint en même temps, d’un air désolé et plein d’un gros soupir, l’avènement de la guerre civile.
Voilà des pensées graves, affolantes, effrayantes, rivières souterraines irriguant la société. La production gore n’a jamais coûté si peu d’argent. Comme s’il suffisait de se nourrir sur la bête: la réalité.