Anaelle Vallat
Reportage. A Bonvillars comme à L’Etivaz, dans le canton de Vaud, des familles d’agriculteurs bios accueillent des citadins venant offrir leur force de travail en échange d’une bonne bouffée d’air.
Bienvenue à La Sauvageraie, domaine agricole de Bonvillars, à quelques kilomètres d’Yverdon. Dès l’aube, toute la maison est déjà en mouvement. Nourrir les cochons d’Engadine, cueillir les fruits, récolter les pommes de terre, écorcer les plantes médicinales et les mettre en sachet, le travail ne manque pas chez Annie Ryter et Frank Siffert. Pour pouvoir tenir le rythme d’une ferme aux activités si variées, ils accueillent à l’année de nombreux aides.
Entre les amis fermiers, les apprentis et les civilistes viennent parfois se glisser des wwoofers, ces personnes n’ayant à la base aucun lien avec l’agriculture, mais qui, pour le plaisir et par conviction, passent plusieurs jours, semaines ou mois dans un domaine agricole bio. Ils n’y perçoivent aucun salaire mais sont nourris, logés, blanchis pour paiement de leur labeur. «Nous avons toujours plein de choses à faire mais pas assez régulièrement pour engager des personnes fixes. Ainsi, le wwoofing nous est d’une grande utilité pour l’appui occasionnel dont nous avons besoin», explique Annie Ryter au milieu de ses marmites de chutney à la cerise.
Plus qu’un acronyme canin, le wwoofing (World-Wide Opportunities on Organic Farms – offres d’emploi mondiales dans des fermes) est un réseau de fermes biologiques, des exploitations agricoles familiales ou regroupant des associés. Elles accueillent donc des wwoofers, de tous âges et nationalités, sans véritables connaissances du travail qui les attend, pour partager leur quotidien. Les buts poursuivis par chacun sont multiples. Certains ont un fort intérêt pour l’agriculture biologique, d’autres pour des domaines plus techniques comme la permaculture, l’agroforesterie ou le pastoralisme, d’autres encore pour le jardinage bio à usage personnel. Et il y a ceux qui sont à la recherche d’évasion, de voyage et d’échanges humains.
Lancé dans les années 70 par une employée de bureau britannique, Sue Coppard, qui se languissait de ses escapades d’enfance à la campagne, le wwoofing est aujourd’hui un mouvement international qui compte plus de 12 000 membres dans une centaine de pays. Le volontaire s’inscrit sur le site internet de wwoofing du pays où il souhaite se rendre et recherche une ferme dans la liste. Il effectuera alors un séjour dans l’exploitation de son choix.
Moins exotique que nourrir des kangourous en Australie ou cueillir des papayes au Brésil, la paysannerie helvétique est pourtant tout à fait prisée. Membre de ce réseau depuis 1990, la Suisse compte 120 domaines biologiques prêts à accueillir des curieux de l’agriculture. Chaque année, Wwoof Suisse reçoit une moyenne de 250 wwoofers.
Chez les Mottier, à l’étivaz
Dans son alpage biodynamique de L’Etivaz, village des Préalpes vaudoises réputé pour son célèbre fromage à pâte dure, la famille Mottier loge pour la première fois des wwoofers. «Le wwoofing est une façon pour nous de voyager et de rencontrer de nouvelles cultures à travers les gens qui viennent passer quelques semaines ici. C’est une ouverture sur d’autres pays et d’autres connaissances», expliquent Esther et Nicolas Mottier, propriétaires des lieux.
Cet été, ils sont accompagnés de Carla, 26 ans, infirmière à Zurich, et de Brandon, 24 ans, un Texan qui enseigne l’anglais en Russie. Tous deux ont déjà pratiqué le wwoofing en Europe et ont adoré l’expérience. «Je suis allé en Italie, en Irlande et en France. Et, comme je suis aussi écrivain, me retrouver dans un environnement comme celui-ci me permet de connaître plein de nouveaux noms de plantes, de techniques, et c’est toujours très utile pour créer une ambiance dans mes livres», confie Brandon.
Le calme de la Suisse et le sourire des habitants lui offrent une parenthèse bienvenue dans la froide Russie… C’est pour se «ressourcer» qu’il passe deux mois et demi dans la ferme des Mottier. «C’est aussi le seul moyen pour moi de voyager en Suisse, vu le coût de la vie», avoue-t-il en souriant. Traire les vaches, faucher l’herbe, s’occuper des écuries et fabriquer du fromage sont devenus son quotidien.
Carla, elle, parvient à oublier pendant quelques semaines la vision des urgences hospitalières. Arrivée début juillet, elle a redécouvert une vie rythmée par la météo et la nature. «Quand je me lève, je prépare le petit-déjeuner. Ensuite, j’accompagne Laurent, l’aîné des deux enfants du couple Mottier, à son cours à la piscine. En rentrant, j’aide à changer la vingtaine de vaches de pâturage. Ensuite, je confectionne le repas de midi avec Nicolas et Brandon. Après, je range l’intérieur de la maison puis j’effectue différentes tâches dehors. En fin de journée, je suis libre. J’ai le temps d’aller marcher dans la montagne avant que le soleil ne se couche et que nous mangions tous ensemble.» Carla partira à la fin de la semaine en France, dans une autre ferme bio, pour y partager un nouveau quotidien.
Le wwoofing, du personnel bon marché? Non, car tel n’est pas vraiment l’enjeu de ce troc travail contre nourriture, logement et lessive. Bien sûr, des abus existent, mais le wwoofing est avant tout un échange de bons procédés et un moyen d’échapper provisoirement à une société de bureaux, d’usines et de supermarchés. Si l’argent n’a pas sa place ici, un plafond d’heures de travail est en revanche fixé par le mouvement wwoofing. Il se situe entre 4 et 6 heures par jour. En cas d’abus signalé, l’organisation enquête sur la ferme présumée fautive et, si la plainte est justifiée, cette dernière sera retirée de la liste des accueillants.
Transmission d’un savoir
Le recours à des volontaires offre aux agriculteurs une meilleure qualité de vie. «Le wwoofing, ce n’est pas de la main-d’œuvre gratuite, tient à préciser Esther Mottier. Cela nous permet de souffler un peu et de consacrer du temps au développement de nouvelles idées d’exploitation. Sans cette aide, nous n’aurions pas pu progresser autant.»
Le wwoofing, c’est aussi la transmission par les agriculteurs de valeurs éveillant à un autre mode de consommation. Dans une société fatiguée par la sur-consommation et essorée par des prix élevés, la demande est forte de formes de vie différentes. Il y a l’envie d’un retour aux sources et on tient à savoir d’où vient sa salade, son fromage, sa nourriture sous vide achetée en supermarché. «Les gens ressentent du non-sens dans la vie actuelle, ils commencent à en avoir assez», observe Esther Mottier.
Le wwoofing leur laisse entrevoir sinon une autre vie possible, du moins leur ménage une pause dans la leur. «Il y a cinq ans, les seules personnes à porter intérêt au bio et aux produits de la ferme étaient des marginaux en chaussettes et sandales, constate Esther Mottier en riant. Aujourd’hui, tout le monde s’y intéresse, les gens modernes, les personnes âgés, les jeunes.»
Le wwoofing pour la suite? «Nous souhaitons l’élargir à l’accueil de familles, annonce l’agricultrice. J’aimerais que ce soit accessible à tous, car tout le monde peut s’enrichir de cette façon de travailler et de voyager.»