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Mazarine Pingeot: «Se montrer tout le temps sur les réseaux sociaux, c’est risquer d’effacer la frontière entre privé et public. Une frontière vitale pour préserver notre citoyenneté.»

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Jeudi, 18 Août, 2016 - 05:50

Interview. La philosophe et écrivaine française analyse la soif de transparence de notre époque, qui prétend tout montrer et se montrer en permanence. Quitte à bafouer la démocratie.

Nous vivons entourés d’écrans qui nous offrent une vision immédiate du monde. Mais nous avons oublié leur ambivalence car, loin d’offrir une image prétendument transparente de la société, ils peuvent aussi littéralement faire écran et masquer les objets mêmes qu’ils prétendent dévoiler. Dans son essai La dictature de la transparence, paru chez Robert Laffont, Mazarine Pingeot réinterroge notre fascination pour le règne de l’image. Son ouvrage figure dans la sélection du Prix des lecteurs de L’Hebdo 2016, catégorie essais.

Quel est le danger de vouloir tout montrer et tout voir, notamment sur les réseaux sociaux?

Le danger, c’est que l’on n’interroge pas cette notion même de transparence et sa mythologie. On a l’impression que cela va de soi, et qu’en plus cela va de concert avec la démocratie. Pis, on croit que c’est une arme démocratique. Mais cette présupposition n’est jamais interrogée. Or, il faut la questionner.

La transparence n’est-elle pas une preuve de démocratie?

L’accès à l’information s’est démocratisé, et c’est une chose formidable. Mais quelle est la nature de cette information? Ce n’est pas parce que le citoyen est de plus en plus informé qu’il est de plus en plus connaissant. Il ne faut pas confondre information et savoir. Avoir accès à l’information ne fait pas de nous des citoyens réfléchissant sur la citoyenneté, ou à leur place dans la cité. Par ailleurs, on discrédite la frontière entre le public et le privé. Par exemple, les hommes publics doivent livrer plus d’informations sur leur vie privée. Je ne suis pas certaine que cet empiétement du public sur le privé soit un progrès.

Quel est le risque?

La démocratie, fondée sur la république, s’articule sur la distinction entre les espaces privé et public. On ne se comporte pas chez soi de la même manière qu’à l’extérieur. Nous ne devrions pas avoir de comptes à rendre sur notre intimité, à moins de transgresser la loi. Passer outre la frontière entre intimité et espace public est très dommageable pour la démocratie. Cette limite est de plus en plus brouillée dans les médias et sur les réseaux sociaux. Or, un citoyen doit savoir distinguer ses intérêts privés des intérêts collectifs. Sinon, comment mettre ses intérêts égoïstes entre parenthèses et être capable d’œuvrer pour le bien collectif? S’il ne fait plus la distinction, c’est qu’il n’est plus un citoyen.

En philosophie, pourtant, on a souvent associé clairvoyance et transparence. Cette dernière a été valorisée…

Cette métaphore de la transparence s’inscrit dans une tradition qui tend à fonder le discours rationnel. Pensez aux Lumières. Mais beaucoup de philosophes se sont également méfiés de nos sens. Ils savaient qu’on ne perçoit jamais les choses telles qu’elles sont. Le soleil a l’air de se lever et de se coucher à l’horizon, et pourtant c’est la terre qui tourne autour de lui… Autrement dit, nos sens nous induisent en erreur. Et l’idéal des Lumières, qui prônaient la clarté intellectuelle, a été détourné par des volontés de contrôle absolu.

Rendre visible pour mieux contrôler. Je pense au panopticon, ce modèle d’architecture carcérale mis au point au XVIIIe siècle en Angleterre, qui permettait une meilleure surveillance des individus. Aujourd’hui, nous vivons tous dans un panopticon, mais immatériel. Via la traçabilité des nouvelles technologies, on peut être tout le temps visible, et donc surveillé. Brancher son GPS, c’est accepter d’être géolocalisé. Tout cela se fait avec notre participation. Nous nous mettons en position d’être regardés tout le temps et partout.

Le philosophe genevois Jean-Jacques Rousseau serait responsable de cette confusion sur la transparence?

Rousseau est un immense philosophe. Je pense notamment à son chef-d’œuvre, Le contrat social. Mais ses livres plus autobiographiques sont ambivalents. Il y a chez lui ce fantasme que l’on peut lire dans le cœur de l’autre, que les âmes sont transparentes. Ce qui, pour moi, est un modèle angoissant! Je ne vois pas d’intérêt à lire dans l’âme de l’autre. Ce qui est beau, c’est l’opacité, car ce qui intrigue suscite le désir. Rousseau est le premier qui livre un récit intime, Les confessions.

C’est une entreprise passionnante, dans laquelle il promet de se montrer totalement au lecteur. Mais cela ne peut pas tenir. Pour dire le vrai, il faut parfois trouver des détours et mentir. C’est le propre de la fiction. La transparence, chez Rousseau, est au service d’une revendication, d’une diatribe, qui n’est pas du tout transparente. C’est une arme. Plus Rousseau prétend se livrer tel qu’il est, plus il construit son image.

Aujourd’hui, la transparence est plus que jamais une arme…

C’est un outil de combat dans l’arène politique. Plus on affirme être transparent, plus on corrompt cette notion. Celui qui nous dit, en substance, comme Rousseau, «Je vais me livrer à vous et être parfaitement transparent» cesse déjà de l’être. Aujourd’hui, plutôt que de se connaître soi-même, il faut se montrer. Se faire voir prime sur le voir.

La téléréalité est-elle une autre dérive de cette idéologie?

Oui. On affirme filmer les vraies gens, rendre visible le peuple tel qu’il est, alors qu’on en fait une caricature. On fabrique le peuple que l’on prétend montrer dans sa pire manifestation et sa nullité. Paradoxalement, on invisibilise le peuple. Beaucoup d’électeurs, dans cette société de la transparence, ne se sentent plus vus, plus entendus. Et se tournent vers les extrêmes.

Vous préféreriez plus d’opacité dans les affaires publiques?

Non, bien entendu. Mais il y a un autre moyen que la transparence pour régler les abus: la justice. Le secret de l’instruction doit toutefois être assuré. Cela n’a pas été le cas, par exemple, lors du scandale DSK, à New York. Ce dernier a été jugé par l’opinion avant même de l’être par ses juges. Faire advenir la vérité nécessite un travail d’enquête long, de terrain. Un travail qui comporte des bulles d’opacité, notamment la protection des sources. La quête de la vérité n’a pas besoin de la transparence. Au contraire, elle a besoin de temps, alors que l’injonction à la visibilité est liée à un flux constant et immédiat.

C’est devenu difficile, avec une information qui fonctionne en flux continu…

Lorsqu’on parle d’information continue ou de temps réel, on omet de se rappeler qu’une image est toujours construite, qu’elle est le fruit d’une médiation. Ce n’est pas parce qu’on voit quelque chose que c’est la vérité. On devrait apprendre à lire les images et à les décrypter à l’école. D’autant plus à une époque où nous assistons à une guerre des images. Les terroristes l’ont bien compris…

L’information a pris le pas sur le savoir?

Oui, très clairement. On pense que l’information vaut le savoir. Mais le savoir nécessite lui aussi du temps. Le temps de comprendre, d’analyser, d’intégrer… Aujourd’hui, de plus, l’image est devenue plus importante que l’expérience même. On prend les choses en photo avant même de les regarder. On se prend sans cesse en selfie… L’image est devenue une attestation de l’existence, comme si nous étions en déficit d’existence.

Ce n’est pas un hasard si vous parlez de la transparence, vous qui avez, dans votre vie, passé du secret à l’hypermédiatisation… Votre lien avec le président François Mitterrand, votre père, est demeuré caché au public jusqu’en 1994…

Oui, si ce sujet m’intéresse, c’est parce que je l’ai côtoyé de près. Mon travail a été de dépasser le côté affectif pour interroger le plus authentiquement possible cette problématique. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont on peut transformer quelque chose que l’on a vécu en objet théorique.

Etes-vous pessimiste sur notre capacité à préserver notre intimité à l’avenir?

Nous sommes dans un moment de mutation. Il y aura une autorégulation. La sphère de l’intime va se déplacer, le privé aura peut-être moins de valeur, mais l’intime récupérera une part de privé, une fonction de rempart. Il faut cependant être vigilant avec les jeunes, avec nos enfants, notamment en leur expliquant comment l’image est fabriquée et diffusée.

Un des moyens de renouer avec le réel, ce serait l’art, en particulier la fiction?

En littérature, on ne peut pas tricher, on doit aller au plus profond de l’intime. Tout poète, tout écrivain a besoin de l’obscur pour travailler sa matière. Tout art fonctionne ainsi. La lumière a besoin d’ombre et inversement. Surtout, l’art casse notre fascination pour l’image, il la remet en jeu et nous amène à la repenser. A réapprendre à voir, à mettre le monde en perspective et en relief, à sortir de l’écran et de l’image glacée. 

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Valery Hache / AFP Photo
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