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Le musulman qui a bouclé le caquet de Trump

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Jeudi, 18 Août, 2016 - 05:51

Gordon Repinski

Rencontre. Le candidat républicain a insulté des femmes, des handicapés et des étrangers sans qu’aucune de ses grossières invectives ne semble lui causer un dommage durable. Jusqu’à ce qu’un immigré pakistanais prenne la parole.

Neuf semaines avant que son fils ne se fasse tuer en Irak, Khizr Khan lui dédicaçait un livre: «Pour Humayun, avec amour et prières, avril 2004.» L’ouvrage qu’il avait choisi pour son fils s’intitulait Why Courage Matters – pourquoi le courage a de l’importance –, écrit par le vétéran du Vietnam John McCain, plus tard candidat républicain à la présidence des Etats-Unis. Humayun Khan avait 27 ans, il était capitaine dans un bataillon de soutien de l’armée américaine en Irak.

Quelques semaines plus tard, Humayun appela ses parents d’Irak à l’occasion de la Fête des mères. Ils parlèrent de courage et de guerre. Bien sûr, Humayun avait lu le livre. Ce fut la dernière fois que Khizr Khan parla à son fils. Le 8 juin 2004, une voiture d’allure suspecte s’approcha du camp retranché de Bakouba, dans la province de Diyala, où se tenaient le capitaine Khan et ses hommes. L’officier ordonna à ses hommes de rester à couvert tandis qu’il allait contrôler, seul, les occupants du véhicule.

C’étaient deux kamikazes. Le capitaine Humayun Khan est mort dans l’explosion qu’ils ont déclenchée. Khizr Khan s’est souvent demandé pourquoi son fils avait abordé la voiture, pourquoi il devait mourir en héros au lieu de rentrer à la maison comme il le lui avait demandé lors de leur dernier entretien téléphonique. A cette question, pas de réponse. Une seule certitude: les kamikazes voulaient sûrement tuer beaucoup plus de soldats.

Depuis douze ans, les parents de Humayun Khan font leur deuil. Parfois chacun pour soi, parfois avec leurs deux autres fils. Il y a trois semaines, Khizr Khan a raconté l’histoire de son fils à la tribune de la Convention démocrate de Philadelphie. Il a parlé de patriotisme, d’intégration, du fait qu’un musulman peut très bien être un excellent Américain.

Ce discours a changé le cours de la bataille électorale aux Etats-Unis, car il était aussi une accusation. Selon le candidat républicain, Donald Trump, rappela le père endeuillé, un musulman comme Humayun n’aurait pas dû vivre aux Etats-Unis. Son fils s’était sacrifié pour son pays d’accueil, tandis que Trump, sa vie durant, n’avait sacrifié rien ni personne. Trump contre-attaqua incontinent, se moquant de la famille Khan et humiliant la mère. Ce genre de propos passe mal en Amérique, car les familles des soldats décorés de la Gold Star – celles qui ont perdu un proche à la guerre – sont intouchables. Depuis, Donald Trump perd des points dans les sondages face à sa concurrente, Hillary Clinton.

Un danger pour l’Amérique

Les mauvaises nouvelles s’accumulent pour son camp. Cinquante experts en sécurité du temps de George W. Bush – tous des républicains – ont affirmé que Trump était un danger pour l’Amérique. Puis son concept économique a été cruellement décortiqué. Ensuite Trump a sous-entendu que Hillary Clinton ne pouvait être stoppée que par des partisans du port d’armes. Enfin, il a encore accusé Barack Obama d’être un des cofondateurs de l’Etat islamique (EI). A la Trump Tower, sur la 5e Avenue de New York, ils sont désormais plusieurs à se demander s’il vaut encore la peine de se battre pour un tel candidat.

Khizr Khan a ainsi peut-être fait basculer le duel Trump-Clinton. Dans son allocution de six minutes, il est passé du rôle de père ravagé de chagrin à celui d’effigie symbolique. Depuis, il est assailli de courrier et de courriels qui lui expriment tantôt de l’admiration, tantôt de la haine pure et simple. Il ne peut plus déambuler dans sa ville sans qu’on l’aborde, ni lire tranquillement son journal au café.

La maison des Khan se situe à l’orée de la forêt, au sud de Charlottesville, une petite ville de Virginie, protégée par des arbres centenaires dans un lotissement isolé. Des parcelles somptueuses. Des chevreuils s’ébattent sur le pré devant la maison, seule la lettre K sur la boîte à lettres indique que c’est là que vivent Khizr et Ghazala Khan. Après la mort de Humayun, ils ont quitté la banlieue de Washington pour se rapprocher de leurs deux autres fils, qui résident ici.

Khizr Khan ouvre la porte à son visiteur, la décoration réservée aux soldats américains tombés pour la patrie épinglée au revers de son veston. Le salon évoque un peu un mausolée. Sur la commode trône une photo: Humayun en grand uniforme entouré de ses frères, tous deux en costume-cravate. A côté, une photo de toute la famille, une médaille d’honneur, un bouquet de fleurs fraîches. Derrière, un exemplaire de la Constitution américaine.

Purple Heart

Le livre de John McCain que Khizr Khan avait à l’époque offert à son fils est aussi là: quelqu’un avait pris soin de le renvoyer d’Irak. A côté du livre, dans un écrin ouvert, le Purple Heart, une des plus prestigieuses décorations décernées par les forces combattantes aux blessés ou aux survivants d’un soldat tombé. Khizr Khan l’a reçue lors des obsèques de son fils au cimetière national d’Arlington.

Donald Trump a expliqué qu’il avait toujours voulu, lui aussi, avoir un Purple Heart, vu qu’il était si facile de l’obtenir, et qu’un vétéran lui avait fait cadeau du sien. Lorsque Khizr Khan a été interrogé en direct à la TV à ce propos, il a commencé par s’étrangler de colère. Puis il s’est ressaisi en disant que si Trump avait ne fût-ce qu’une once de convenance, il aurait restitué la médaille.

«Je n’ai jamais rien eu à voir avec les partis politiques», assure-t-il. Mais, depuis son allocution, l’immigré du Pakistan est devenu la conscience morale d’une campagne électorale américaine qui a complètement dérapé. On dirait qu’il s’étonne lui-même du rôle qui lui échoit.

Tout a commencé lorsque Trump, l’an dernier, a expliqué qu’il ne fallait plus laisser les musulmans immigrer aux Etats-Unis. Du coup, un site d’infos a interpellé Khan: «Les musulmans sont Américains, ils sont des citoyens, ils contribuent au bien-être de la société, a-t-il répondu. Ce sont les valeurs américaines qui nous ont amenés dans ce pays. Donald Trump ne défend pas ces valeurs.»

Lorsque l’équipe de Hillary Clinton est tombée sur cette interview et sur l’histoire du soldat Humayun Khan, elle a demandé à Khizr Khan s’il serait d’accord que l’histoire soit montée sur un support vidéo et montrée à la Convention démocrate, lui-même étant libre d’y ajouter quelques mots mais en se gardant bien d’excéder trois minutes. Les jours suivants, Khan coucha par écrit toute sa colère contre Donald Trump. L’équipe de Clinton lui avait délégué un spécialiste des discours, elle voulait que ça sonne bien. Mais Khan a refusé. Son épouse a relu son discours et secoué la tête: «Tu ne peux pas dire ça.» Et elle a biffé certains passages. Avec le recul, Khan en est heureux: «Je suis trop émotionnel. Elle est beaucoup plus réfléchie, comme mon fils.»

Discours fort et émouvant

Fin juillet, les Khan ont rallié Philadelphie. Le discours était prévu le jeudi soir, vers la fin de la Convention. Khizr devait parler peu avant Hillary Clinton. Une fois dans le taxi, raconte-t-il, il a mis la main dans sa poche et senti la brochure de la Constitution américaine qu’il emporte souvent avec lui. Sa femme lui a suggéré: «Pourquoi ne la montres-tu pas durant ton allocution?» Il a alors disposé la brochure dans sa poche de manière à pouvoir l’extraire à l’endroit d’un seul geste.

Peu après, on vit à la Convention démocrate une scène que même les meilleurs conseillers de Hillary n’auraient pas pu imaginer: un musulman en train d’infliger au candidat président Trump une leçon sur les droits fondamentaux de tous les Américains en brandissant la Constitution: «Je vous le demande, avez-vous au moins lu une fois la Constitution?» «J’ai tout de suite su que ce discours allait déclencher quelque chose, dit Khan. Un républicain m’a écrit plus tard pour me dire qu’il en avait eu les larmes aux yeux.»

Khizr Khan est né dans une fratrie de dix enfants, dans une famille pauvre du Pakistan. Il a connu son épouse, Ghazala, à l’Université de Lahore dans les années 70. Il étudiait le droit, elle le persan. Son diplôme obtenu, il a travaillé pour une société américaine à Dubaï, puis il a voulu perfectionner son droit aux Etats-Unis.

En 1980, ils se sont établis à Houston, au Texas. Lorsqu’il eut épargné suffisamment d’argent, il reprit ses études à la Harvard Law School, la meilleure faculté de droit des Etats-Unis. Il travailla alors comme expert dans une société délivrant des hypothèques, puis pour des entreprises technologiques. Ses revenus lui permettaient de choyer une famille passée désormais à cinq personnes. En 1986, les Khan ont obtenu la citoyenneté américaine.

«Nous sommes arrivés les mains vides», a expliqué Khan lors de son allocution de Philadelphie. Et à l’instar de tant d’immigrés, les Khan ont aussi voulu le meilleur pour leurs trois fils. L’aîné a fondé une entreprise de biotech qui emploie désormais également le cadet. Humayun rêvait de devenir juriste comme son père, mais il voulait d’abord faire l’armée. Khan se tient face au mur où sont exposés les souvenirs de son fils. Il montre un message: «La nation reconnaissante rend hommage au dévouement désintéressé au service de notre pays.» Signé: le président des Etats-Unis, Barack Obama.

Après la mort de leur fils, les Khan ont joué les mentors pour de jeunes cadets du programme de réservistes. A la fin des cours, ils invitent toujours les aspirants officiers chez eux, dans ce salon empli de souvenirs de Humayun. Khizr Khan remet alors à chaque cadet un exemplaire de la Constitution, afin qu’ils sachent tous pourquoi un jour ils devront peut-être se battre. Un engagement silencieux.

Le silence n’a pas été de mise ces dernières semaines. Après son allocution, Khizr Khan s’est adressé à la nation, dans l’émission vedette d’Anderson Cooper sur CNN, dans un débat sur NBC, dans une interview au New York Times. Pour Trump, il est un adversaire dangereux parce qu’il ne correspond pas à la caricature de l’ennemi. Khizr Khan se qualifie de patriote et, même sur les questions liées à l’immigration, il défend une position qui lui vaut les sympathies républicaines: «Nous devons surveiller strictement les frontières. Après tout, je dois aussi fermer ma porte à clé afin que nous soyons en sécurité à la maison.»

Les démocrates lui ont demandé s’il voulait s’investir encore une fois pour Hillary Clinton, mais il reste prudent: «Je ne voudrais pas que l’on galvaude ce que je dis.»

Croit-il que les énormes bourdes de Donald Trump vont lui coûter son élection? «Je l’espère. Je prie pour cela.»

© Der Spiegel
Traduction et adaptation Gian Pozzy

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