Le Parti libéral-radicallance l’ex-animateur d’«Arena», Filippo Leutenegger, à l’assaut de la capitale économique du pays, rouge et verte depuis vingt ans. Reportage au cœur d’une ville qui boome.
L’œil de braise, conquérant, le jeune métisse raconte sa vie à l’hôtesse qui l’accompagne dans l’ascenseur: une mère portoricaine, un père américain, des études en Allemagne et, désormais, un travail à Zoug. Arrivé au sommet, il sort et s’extasie devant la ville à ses pieds, le lac au-delà: «Quand j’ai vu ça la première fois, j’ai su que j’étais arrivé au port.» Zurich. Un air de métropole avec ses bâtiments qui jaillissent de la terre et de l’imagination des meilleurs architectes, des usines transformées en théâtres, clubs ou cinémas et rappellent le passé industriel, Escher Wyss, Steinfels. Un enchevêtrement de rails, des grues qui se hérissent et, plus loin, les beaux quartiers accrochés aux collines.
Vue du haut des 126 mètres de la Prime Tower, la tour de verre signée par le duo Gigon/Guyer, Zurich est belle. Belle à couper le souffle. C’est cette cité qui boome, la plus grande du pays, sa capitale économique, que veut dompter Filippo Leutenegger, 61 ans, conseiller national PLR et ex-animateur star de l’émission Arena. C’est elle que cet homme très à droite va tenter de prendre à une gauche qui y détient la majorité depuis vingt ans.
Une ville déjà rouge en 1928. Juste après les industrielles La Chaux-de-Fonds, Le Locle, Bienne et Arbon. Une ville qui, ce printemps encore, éjectait l’avant-dernier libéral-radical de son gouvernement. Une ville où même une souris grise peut être élue à la présidence, du moment qu’elle est la candidate du Parti socialiste. Sa discrétion, c’est ce qu’on reproche à la maire actuelle, Corine Mauch. Très au fait de ses dossiers mais peu vendeuse, peu charismatique, peu visionnaire, elle incarne l’antithèse de son prédécesseur Elmar Ledergerber.
Le front culturel. A Zurich, la bataille pour les élections municipales du 9 février vient de commencer. Elle sera attentivement suivie par le reste du pays, comme tout ce qui se passe ici. Il est donc l’heure de quitter l’emblématique Prime Tower, cette ruche de luxe où travaillent deux mille employés suisses et expatriés, pour plonger au cœur de la cité, à deux pas de la Paradeplatz, là où se niche le ciné-club municipal. Drôle d’endroit pour un duel. Et contraste saisissant. Après la ville cosmopolite, le village.
Quand le journaliste de la Neue Zürcher Zeitung, avant d’animer la discussion entre les deux candidats à la présidence de la ville, demande au public si quelqu’un ne comprend pas le suisse allemand, deux mains se lèvent. Mais la maire Corine Mauch rechigne, les gens qui ont levé la main comprendraient parfaitement le dialecte. Dans la salle, cinéastes, producteurs et autres acteurs de la scène culturelle s’adressent souvent à «Corine» ou à «Filippo», leur donnent du «tu». On parle culture car le maire, à Zurich, dirige ce dicastère. Et donc argent. Corine laisse entrevoir une augmentation des subventions pour le cinéma. Filippo veut davantage de moyens pour cette branche mais sans augmenter le total des dépenses. La discussion ne s’enflamme pas, le challenger n’attaque pas, il a presque l’air de s’ennuyer.
En sortant, le cinéaste Samir dit qu’il n’élira probablement ni l’un ni l’autre: gouvernement de gauche ou pas, les grandes institutions continuent de recevoir la part du lion des subventions. Et il n’a pas obtenu de réponse pour stopper l’exode des talents de la branche du cinéma, individus et petites boîtes qui peinent à trouver des locaux à loyer abordable. Et Filippo, comme tout le monde l’appelle à Zurich? Ici, on le connaît depuis toujours parce que, avant Arena, avant d’entrer au PLR, il était gauchiste, il a participé au lancement de l’hebdomadaire WOZ, manifesté contre le nucléaire. Il est sympa, nous dit-on, même si, politiquement, on ne le prend pas terriblement au sérieux.
C’est pourtant ces cercles-là, les sympathisants de gauche et les troupes de bobos qui habitent Zurich, qu’il doit conquérir. Il le sait. «Parce que la droite est en minorité en ville.» Et il n’est pas certain que lui qui préside aujourd’hui le conseil d’administration de la Basler Zeitung de Christoph Blocher convainque ceux qui se sentent proches du «Freisinn» traditionnel, ces libéraux qui abhorrent l’UDC.
La conquête des bobos. Séduire les bourgeois bohèmes? Mission pas complètement impossible pour celui qui célèbre son italianità, sa vespa et son enfance en Italie, seul garçon au milieu de trois sœurs; pour ce père de cinq enfants qui a créé lui-même une crèche quand il travaillait à la télévision et financé l’école de jour installée dans «sa» cour. Il y possède deux petits immeubles où il vit et loue des appartements à d’autres familles. Il aime bien souligner ce côté père moderne qui était contre l’initiative de l’UDC pour les familles, comme son ouverture culturelle.
Le 4 décembre, il a prononcé une brève allocution à la fête juive de Hanoucca, célébrant la résistance du peuple juif, entre deux rabbins et plein de bambins. Dans les bars branchés du Kreis 4, on entend des journalistes, des entrepreneurs, et même l’un ou l’autre politicien Vert ou socialiste tenté de lui donner une voix, histoire de stimuler la concurrence des idées: «Il amènerait un peu de vie dans un collège trop harmonieux et technocrate. Et il sait représenter.»
Eh oui, la référence en matière de grand maire charismatique reste Elmar Ledergerber. Même si les sentiments nourris à son égard sont ambigus. Certains ont adoré son omniprésence, sa capacité de s’enthousiasmer et de communiquer bien au-delà des frontières de la ville. D’autres ont peu goûté son ego et ses rêves de grandeur pour une Zurich déjà jugée trop arrogante. Ils préfèrent un gouvernement qui tempère, à l’image de sa maire qui, confrontée à son manque de rayonnement, nous répond: «Ce dont une ville qui croît a surtout besoin, c’est de bonnes solutions.»
Mais revenons-en à Filippo Leutenegger. Son charisme parle en sa faveur. Et, comme s’en souvient un journaliste qui a travaillé sous ses ordres, sa capacité de trancher. Leutenegger, un homme d’action plutôt que de réflexion, qui se sentirait mieux dans un exécutif qu’au Parlement. Parce que, à Berne, sa réputation n’est pas reluisante, ses collègues de commission jugent ses interventions bâclées. Et son caractère sanguin et individualiste lui a valu des revers: il a quitté la télévision en conflit, comme le comité directeur du PLR zurichois.
Dès lors, pour gagner la confiance des Zurichois, quels chevaux de bataille va enfourcher le preux Filippo?
Le nerf de sa guerre et de sa campagne, ce sera l’argent, les dépenses, le déficit – 230 millions – «pour éviter que Zurich ne soit contrainte d’augmenter ses impôts». Rien de très original jusqu’ici. La maire Corine Mauch et le directeur des Finances, le Vert Daniel Leupi, tiennent le même discours et ont lancé un vaste réexamen des dépenses de l’administration. D’autant plus qu’ils s’inquiètent beaucoup de la réforme fiscale des entreprises: un taux unique de 13% creuserait un trou de 300 millions à Zurich. Désormais frileux, l’exécutif a d’ailleurs renoncé à construire un nouveau centre de congrès. Le candidat PLR se distingue dans les recettes qu’il propose. Il veut revoir tout ce qui touche à la garde et à la formation des enfants. Que les écoles s’occupent des enfants jusqu’à 15 heures, puis aux parents de s’organiser. Et de payer quand ils en ont les moyens.
Des économies, il en voit aussi dans les coopératives publiques où vivent des gens qui auraient les moyens de payer les prix du marché libre. Lui qui dirige un magazine pour les propriétaires immobiliers veut moins d’Etat. Et se bat aussi pour que le trafic automobile soit moins bridé, les limitations à 30 km/h plus rares. Sur les bords de la Limmat, où la moitié des ménages ne possèdent plus de voiture, où nombreuses sont les familles – bobos compris – à trouver des appartements abordables dans les nombreuses coopératives d’habitation, on hausse les sourcils d’étonnement. Le challenger Leutenegger ne se trompe-t-il pas de bataille?
Calme ou tempête? Certes, déficit il y a. La ville a perdu 400 millions de recettes fiscales en 2008 des deux grandes banques qui, désormais, ne paient plus d’impôts sur le bénéfice. Dans son bureau de la Bahnhofstrasse, l’avocat d’affaires Ernst A. Widmer sent une grande inquiétude auprès des établissements financiers. «On craint qu’après le calme vienne la tempête.» Les nouvelles régulations bancaires vont coûter cher en personnel. Les petits établissements pourront-ils payer les coûts des contrôles désormais exigés? Survivre?
Loin de ces soucis, la population, elle, voit une ville qui construit et grandit.
Comme nous le montre le directeur des Finances Daniel Leupi, graphiques à l’appui, les pertes fiscales du secteur financier ont été partiellement compensées par les impôts venus de la branche des assurances et, surtout, par les personnes physiques. Parce que Zurich a attiré des étrangers qualifiés, bien payés et qui contribuent largement à renflouer les caisses de l’Etat. On connaît l’exemple des Allemands, dont le nombre a doublé ces derniers dix ans, passant de 15 500 à 31 500 personnes. Et d’autres nationalités comme les Américains, les Indiens ou les Chinois commencent à grimper dans les statistiques.
L’industrie créative explose elle aussi. A Zürich West, l’an prochain, le complexe de la Toni-Areal accueillera la haute école des arts et quelques autres filières pour 5000 étudiants et offrira 100 appartements. Google s’est étendu sur l’ancienne aire de la brasserie Hürlimann. Dès le printemps, plusieurs coopératives offriront à Kalkbreite, en plein centre, appartements, hôtel et places de travail. Zurich agit comme un aimant. Comme nous le confirme l’artiste franco-suisse Marie-Antoinette Chiarenza, qui a trouvé dans le quartier d’Altstetten un poste d’enseignement à la F +F Ecole d’arts et de design, un atelier à bon prix dans une coopérative et une intense émulation.
Bref, la crise secoue presque tout le continent européen, mais Zurich croît et son chômage stagne (3,8% en novembre). Et si les citoyens nourrissent quelque inquiétude face à l’avenir, en particulier face au prix du sol qui ne cesse d’augmenter et aux vitrines des magasins zurichois qui, sur la Bahnhofstrasse, cèdent la place aux grandes marques internationales, ils constatent qu’ils vivent encore très bien. Finalement, Corine Mauch a le même charme discret qu’Angela Merkel, elle incarne la stabilité.
La victoire des coopératives. Alors pourquoi changer pour un candidat qui remet en cause l’implication de l’Etat dans les coopératives d’habitation pour classes moyennes, ces institutions qui, avec les transports publics et l’offre culturelle, forment un pilier central de la qualité de vie exceptionnelle qui règne à Zurich?
Deux utopistes des années 80, Thomas Geiger, le libraire, et Andreas Hofer, l’architecte, nous guident dans l’une de ces coopératives: Kraftwerk1. Trois bâtiments Minergie sis à deux pas de l’ancien stade du Hardturm, une vaste friche aujourd’hui, qui logent depuis douze ans 250 personnes de 0 à 65 ans. Mille façons de vivre se côtoient. Des appartements réservés aux familles nombreuses, des communautés de handicapés, des logements classiques pour une famille – 105 m2 pour 1900 francs – jusqu’à la colocation comptant douze habitants sur 350 m2, telle celle qu’habite Andreas Hofer. Dans le vaste séjour éclairé d’une baie vitrée, deux femmes s’affairent entre les meubles au design épuré. Elles mettent la table pour six personnes. On cuisine pour ceux qui sont là.
Ces dernières années, plusieurs «expats» travaillant chez UBS ont passé par ici, pratique quand on est là pour un an seulement. Dans le bâtiment d’à côté, la brasserie installée au rez-de-chaussée ne sert pas de tofu ou de gratin de pâtes, mais d’exquises coquilles Saint-Jacques et leur gelée de peperoncini, arrosées d’un sancerre. Plus hédoniste qu’alternatif. Les élections à venir excitent peu les deux promoteurs de Kraftwerk. Le libraire sourit: «A Zurich, on ne peut plus dire que le Parti socialiste est de gauche, il offre plutôt 50 nuances de pragmatisme qui s’expriment en plus ou moins de places de parc.»
Pour l’honneur du PLR. Au fond, le véritable changement politique à Zurich est la quasi-disparition du parti qui fut un de ses piliers, le «Freisinn», les libéraux-radicaux, descendants du politicien et industriel Alfred Escher, père du Credit Suisse, de l’Ecole polytechnique fédérale et de la ligne du Gothard. Un parti qui ne s’est jamais relevé de l’affaire Kopp et de la chute du mur de Berlin. Ni de sa rivalité avec l’UDC. Privé du devoir moral de résister au communisme, il s’est vu réduit à servir une économie désormais déchaînée, globalisée, avant d’être associé au grounding de Swissair puis, dès 2008, au grounding moral des banques. De seigneurs du pays, les radicaux se sont transformés en laquais de l’économie.
Alors aujourd’hui, le PLR lance Filippo Leutenegger à l’assaut de la mairie de Zurich. Même s’il sait qu’il n’y parviendra pas. Il espère simplement que l’ex-animateur sauve son honneur perdu et conquière un 2e siège, au moins cela. On ne voit pas qui d’autre serait assez connu pour servir de locomotive. La droite zurichoise traditionnelle est exsangue. L’UDC lui a bu tout son sang. Quant à la relève, elle préfère épouser des carrières prometteuses dans l’économie, entre Zurich, Londres et Shanghai.
Au bord de la Limmat, dans un salon de l’hôtel Zum Storchen, propriété des héritiers Bührle, une tablée de représentants de l’immobilier, des PME et de la Chambre du commerce prépare la campagne qui fédère les partis de droite derrière cinq candidats à l’exécutif. On vise une représentation plus réaliste du rapport de forces, la droite ayant tout de même obtenu 40% des parts électorales en 2011. Présidente du PDC cantonal et de l’Union des arts et métiers de la ville, Nicole Baradun espère beaucoup de l’union des forces: «Nos électeurs veulent des solutions. Ils sont fatigués de nos querelles.» Cette bataille pourrait d’ailleurs servir de laboratoire national. L’union de l’UDC avec le PLR, c’est aussi le but que vient de formuler le président agrarien Toni Brunner pour les élections fédérales de 2015.
L’essor des industries créatives. Loin des stratégies électorales mais favorable à la concurrence des idées, un homme continue de construire Zurich: Mike Guyer, l’architecte de la Prime Tower. D’un ancien hôpital transformé en bureaux, il observe l’éveil de Zurich depuis les années 90 et salue la volonté politique d’alors, celle d’utiliser intelligemment les friches industrielles. Résultats? «Dans cette ville en essor qui devrait bientôt atteindre les 400 000 habitants, les nouvelles tendances de la société se dessinent.
Les familles reviennent en ville parce qu’elles ne veulent plus du stress pendulaire. Les femmes très qualifiées sont de plus en plus nombreuses à travailler. Elles sont en majorité dans notre bureau. On voit de nombreux hommes amener leurs enfants à la crèche. Beaucoup revendiquent du travail à temps partiel. Enfin, Zurich est devenue cosmopolite. Les jeunes étrangers y sont arrivés comme stagiaires, comme étudiants ou pour fréquenter les clubs. Souvent, ils reviennent, épousent des Suisses, fondent des familles. C’est le cas de nombre de mes architectes, des Allemands, des Belges, des Hollandais et maintenant aussi des Portugais.»
Après l’exode des classes moyennes des années 90, quand la ville croulait sous les problèmes sociaux, des toxicomanes du Letten à la crise du logement, ont succédé l’essor des industries créatives, des IT et le retour des familles. Le visage de Zurich a changé. Il s’est métissé, à l’image du jeune homme tombé amoureux de la cité au sommet de la tour. Une ville qui séduit? Quelle que soit l’issue des élections, Zurich a déjà gagné cette bataille: celle qui a fait d’elle une grande ville multiculturelle où il fait bon vivre. Aux futurs élus d’en prendre soin.