Pour les Suisses comme pour les Brésiliens, le Mondial 2014racontera plus que du football. Il sera celui des fantômes de 1950, des revanches sur le destin et du miracle d’une équipe suisse construite sur les ruines d’une guerre et la réconciliation multiculturelle. Au Brésil, le rouge est mis.
Ceux qui font marotte de détester le sport et le football vont vivre un printemps rude, en 2014. Car une fois la sordide bouffonnerie poutienne terminée à Sotchi, la Coupe du monde brésilienne va monter en puissance et occuper durablement conversations et médias. Il y a des années comme cela, du pain et des jeux, du football et des hommes. Mais ces époques bariolées par les maillots nationaux sont aussi l’occasion de vertiges étonnants qui dépassent largement du suant cadre compétitif: la politique et les souvenirs, les tragédies et le racisme, le culturel et la danse, le vert et or, et d’abord le rouge.
Car le Brésil est un pays rouge. Quand les colons portugais le découvrent au XVe siècle, ils constatent surtout une forêt, dans ce qui s’appelle alors la Terra da Vera Cruz. Dans la partie atlantique, ils tombent sur un arbre étrange, connu désormais sous le nom de Caesalpinia echinata. Les Indiens tupis de l’époque l’appellent ibirapitanga, ce qui est déjà plus poétique. Les Portugais sont des pragmatiques: ils le dénomment pau-brasil, l’arbre de braise. Pourquoi? Parce que son aubier est rouge, vermillon même. On peut en extraire du cramoisi, de l’écarlate, des teintures. On connaissait cet arbre pour l’avoir croisé en Asie, mais là, dans cette forêt, il abonde absolument. L’amiral Cabral pensait que dans la Terre de la Vraie Croix dégoulineraient l’or et les épices: c’est d’abord un filon de couleur rouge qu’il ramène en Europe.
Sur le Vieux-Continent, c’est la Renaissance et le rouge Brésil va changer le monde: les étoffes, les teintures et peintures, il envahit tout, Rome ou Lisbonne rutilent du bois fameux et de sa couleur si forte. On change le nom de ce pays neuf, on échange la croix contre la braise: voilà le Brésil. Pour le vert et or du drapeau et du maillot de la seleçao, vous repasserez. L’histoire a des opacités éclatantes et, sous le feu du jaune, demeure la braise rouge.
La tragédie de 1950. Et ce sont les Suisses qui vont pourtant y venir en rouge. Avec cette insolence heureuse d’une équipe jeune, construite sur les ruines fumantes des tragédies balkaniques, qui ne doute de rien (lire ci-dessous) avec ce maillot de la Nati se cherchant des exploits, et qui se rappelle du 28 juin 1950.
Cet après-midi-là, à 15 heures, au stade de São Paulo, la Suisse affrontait le Brésil. C’était déjà la Coupe du monde, la première de l’après-guerre. L’histoire a retenu qu’il y avait 42 032 spectateurs dans ce qui s’annonçait comme une formalité pour des Brésiliens archifavoris de la compétition. Ils n’avaient jamais été champions du monde, alors, mais c’était déjà leur chose, ce football comme on danse, et tout le monde les voyait remporter l’épreuve.
A la troisième minute, le Brésilien Alfredo marqua et ça sentait le festival. Mais il y avait Jacky Fatton, l’homme du Servette: 1-1 à la 17e minute. Baltazar remet les Brésiliens devant à la 32e, tout semble rentrer dans l’ordre. Mais à la 88e, Fatton encore: 2-2, score final. L’équipe de Suisse, en ce temps-là, rassemble des noms des terroirs d’ici: Fredy Bickel et Roger Bocquet, Quinche ou Eggimann. Pour eux, ce formidable résultat restera une belle anecdote et ils seront éliminés en finissant troisièmes de leur poule. Pour les Brésiliens, tout ira pour le mieux, jusqu’au dernier match. Il va s’agir ici d’une tragédie nationale dont l’écho résonne encore aujourd’hui.
Le 16 juillet 1950 donc, ultime rencontre à Rio de Janeiro, entre le Brésil et l’Uruguay, pour désigner le champion du monde. Système inédit de mini-championnat avec des points, et il suffit ainsi aux Brésiliens de faire match nul pour décrocher le titre. Les Uruguayens sont, eux, contraints de l’emporter pour y arriver, et personne leur imagine aucune chance.
Il y a aussi ce stade, Maracana, terminé quelques heures avant le début de la compétition. On n’a pas eu le temps de le peindre et les deux équipes parient avant le match: il deviendra bleu et blanc si l’Uruguay va au titre, couleurs brésiliennes sinon. Il y a plus de 200 000 personnes et l’ambiance tourne à la folie quand Friaça marque pour le Brésil au début de la seconde mi-temps. Egalisation uruguayenne vingt minutes plus tard. Drame à la 79e minute. Alcides Ghiggia attaque sur l’aile. Le gardien du Brésil, Moacir Barbosa, s’avance un peu, imaginant qu’il va centrer. Ghiggia tire, Barbosa touche le ballon du bout des doigts, mais c’est but. Un silence de mort. A la fin, le président de la FIFA, Jules Rimet, doit descendre errer sur le terrain avec sa coupe pour la remettre discrètement au capitaine de l’Uruguay. Le stade sera peint en bleu et blanc. Cette affaire porte à jamais un nom, au Brésil, le Maracanaço, le «coup de Maracana».
Barbosa le paria. Le plus terrible, c’est Barbosa, carrément déshonoré. S’il fait des courses dans un magasin, les mères le pointent du doigt, le désignant aux enfants comme «l’homme qui a fait pleurer le Brésil». Il est une honte nationale. Dans les années 60, lorsque seront renouvelés les bois des buts du stade de Rio, on les lui donnera: il les fera brûler aussitôt. En 1993, une télévision brésilienne souhaitera l’engager comme consultant pour un match. Le président de la Fédération brésilienne de football s’y opposera fermement. Barbosa dira: «Au Brésil, la peine majeure pour un crime est de trente ans de prison. Moi, il y a quarante-trois ans que je paie pour un crime que je n’ai pas commis.» Il mourra dans le dénuement, à Santos, à 79 ans, au tournant du millénaire.
L’histoire de Barbosa dit aussi une désagréable vérité du Brésil. Car il était Noir. Et il faudra attendre le milieu des années 90 pour que la seleçao ait de nouveau un Noir dans ses buts. Ce n’est pas un hasard, mais du racisme pur, construit après lui sur l’idée que les gardiens noirs étaient décidément moins fiables que les autres. Le merveilleux métissage des peaux du Brésil a ses limites. Devinez ainsi toutes ces revanches à prendre, entre 1950 et 2014. Imaginez que c’est ainsi beaucoup plus que du sport, que l’on soit Brésilien ou Suisse.
Génération miraculeuse. Car qu’est-ce qui a changé, entre deux Coupes du monde au Brésil, en soixante-quatre ans? Le Brésil de Pelé, Romario, Ronaldo est devenu cinq fois champion du monde. La Suisse n’a, elle, jamais été une équipe plus brillante que dans les années 50, jouant plutôt sur la défensive, avant l’irruption miraculeuse de la génération actuelle. Le Brésil a enfin cessé d’être une éternelle future grande puissance: il est une grande puissance, développement économique, social, reflux de la pauvreté. Ce n’est pas encore la prospérité suisse, mais c’est en tout cas une espérance et une marche en avant consécutive aux années Lula et Rousseff. La Suisse a vécu des vagues d’immigrations successives, d’abord italiennes, espagnoles, portugaises, qui se sont répercutées épisodiquement dans l’équipe nationale.
Mais rien de comparable à ce qui se passe désormais. Inler ou Derdiyok ont des racines turques. Behrami, Dzemaili, Bunjaku, Rama, Xhaka, l’extraordinaire Shaqiri, Abdi, Mehmedi ou Kasami sont arrivés après la conflagration albano-kosovare. Jakupovic et Gavranovic sont l’un d’origine serbe, l’autre croate. Les parents de Seferovic sont venus de Bosnie. Djourou ou Fernandes racontent l’Afrique, et il reste encore des couleurs tunisiennes (Ben Khalifa), italiennes (Benaglio ou Barnetta) et espagnoles (Senderos).
Si la Suisse est ainsi devenue une puissance moyenne du football, elle le doit à ce foisonnement multiculturel et à l’état d’esprit qui en découle: des joueurs plus techniques, plus rapides, portés vers l’offensive, qui ne doutent de rien. Ils ont bénéficié aussi d’un cursus de formation mis en place au milieu des années 90 et qui a donné des résultats incroyables: la Suisse a été championne du monde des moins de 17 ans en 2009, vice-championne d’Europe des moins de 21 deux ans plus tard: ce sont ces joueurs-là qui explosent désormais avec l’équipe A.
Une Suisse exportatrice. Il existe d’autres statistiques stupéfiantes. La Suisse est le cinquième pays exportateur au monde en termes de footballeurs professionnels. Et même le deuxième, juste derrière l’Uruguay, si l’on rapporte les chiffres à la population du pays. On trouve actuellement 41 joueurs suisses évoluant dans les championnats majeurs européens. Il y en avait moins d’une vingtaine il y a dix ans. Surtout, ils jouent et brillent: Lichtsteiner est une star à la Juventus, Inler et Behrami flambent à Naples, Shaqiri fait peu à peu sa place au Bayern de Munich, Djourou est passé d’Arsenal à Hambourg, Kasami a mis cette année des buts fabuleux pour Fulham, etc.
Cette situation inédite s’explique parce que les joueurs suisses sont réputés disciplinés, tactiquement au point, et polyglottes souvent. Ils sont aussi moins chers que d’autres joueurs et participent de l’économie des clubs de Super League: sans ces transferts internationaux, l’ensemble de la ligue helvète affiche un déficit de l’ordre de 20%. Voilà l’époque neuve, soixante-quatre ans après le Brésil-Suisse de 1950. Il s’agit d’économie, d’une guerre encore fumante, et d’intégration réussie.
Au Brésil, le stade Maracana a été refait aux normes pour près de 500 millions de francs. Il permettra désormais 96 000 places assises, mais la Nati n’y jouera pas durant la phase de poule. Il lui faudra se qualifier pour la suite avant d’espérer entrer dans ce qui est un temple, une église immense où tout un peuple attendra la revanche de 1950, et un sixième titre.
Pour la première fois depuis longtemps, la Suisse n’y va peut-être pas seulement pour participer. Elle joue bien. Elle fait rêver. La plupart de ses adversaires la sous-estiment. Les fanfares des Balkans, ou le son sautillant de la qifteli, merveilleux luth albanais à deux cordes, peuvent faire mariage avec le cor des Alpes pour une drôle de samba heureuse. Au Brésil, le rouge est mis. Cette équipe suisse danse, et fera danser.
Une équipe qui nous déborde
Que représentera au Brésil une talentueuse sélection suisse qui nous change, qui modifie en nous l’idée qu’on se fait de «nous» ? Ecrivain et arbitre, Yves Laplace en a parlé, après un match, avec des joueurs genevois d’origines kosovare et bosniaque – ainsi qu’avec Michel Pont.
Yves Laplace
Par un soir tempétueux de novembre 2013, un mois avant que l’équipe de Suisse hérite (comme disent les journalistes sportifs) de l’Equateur, de la France et du Honduras dans le groupe E, je commençais sans le savoir mon enquête d’arbitre-écrivain sur l’événement clé de l’année à venir: «notre» participation au prochain Mondial brésilien, que dis-je, notre irrésistible marche vers la gloire finale.
Ce 8 novembre, en effet, je dirigeais un match de seniors (les seniors sont les vieux âgés de 32 ans, voire davantage) opposant sur un terrain synthétique les équipes genevoises du FC Kosova et de Rapid Jonction Bosna. Ami – depuis les années 90, les «événements du Kosovo» et le siège de Sarajevo – de ce qu’on appelait naguère la cause et le peuple kosovars, aussi bien que bosniaques, je me réjouissais de ce derby balkanique, si représentatif de l’évolution du football suisse.
A la 36e minute pourtant, il fallait capituler: l’orage parsemé d’éclairs était si violent que j’interrompis définitivement la partie, afin de protéger les joueurs (et l’arbitre) trempés jusqu’à l’os. Furieux, le demi gauche (couloir) de Kosova – qui menait 1-0 – protestait alors en me jurant qu’il faisait très beau temps, tandis que le gardien du stade assurait que la foudre venait de tomber 50 mètres plus loin, au pied d’un arbre. J’entrevis soudain quelque chose qui nous débordait, quelque chose d’irrationnel comme la rage de vaincre, la furia et la passion des Balkans; cette rage, cette furia, cette passion avaient-elles pris le dessus, à la base comme au sommet de «notre» football?…
Est-ce en partie cela que l’équipe nationale de Suisse représentera au Brésil? Shaqiri, Xhaka, Behrami, Dzemaili, Seferovic et tant d’autres fleurons de la Nati partagent en effet un destin commun avec la plupart des «aînés» que j’avais l’honneur d’arbitrer. Ils sont nés de parents kosovars – ou bosniaques, turcs, espagnols… Ils sont parfois enfants de réfugiés ou réfugiés eux-mêmes, puis naturalisés (écoutez bien le mot). Ils ont bénéficié, comme l’ensemble du mouvement junior, de l’effort exceptionnel consenti par l’ASF, ces dernières années, à la formation des joueurs. Et c’est peu dire qu’en retour, l’équipe nationale bénéficie d’un concours de talents exceptionnels, issus de rives et de cultures très éloignées de «l’esprit de Morgarten» qui a longtemps déteint, au XXe siècle, sur notre football de bétonneurs, dont le mythique Karl Rappan fut le sorcier.
La Suisse va au Brésil grâce au Kosovo, résume en substance Ueli Maurer, dans un raccourci qui devrait, en bonne logique, rendre littéralement fous ses électeurs. Mais le football et la politique ne défient-ils pas toute logique? Et n’est-ce pas justement pour cela qu’on les aime avec folie, en dépit de leurs prolongements identitaires ou chauvins? En dépit ou à vrai dire aussi, peut-être, en raison même de ces prolongements, de ces débordements? «J’adore ce qui me brûle», disait Max Frisch (titre de son premier roman). Qu’on me permette de le paraphraser: j’aime ce qui me déborde; et il me semble qu’aujourd’hui, cette équipe dite «nationale» nous déborde. Elle nous change. Elle modifie en nous l’idée qu’on se fait de «nous».
J’ai parlé de l’origine des joueurs actuels. Il faudrait parler aussi, évidemment, de leur statut de marchandises surpayées dans les plus grands clubs du monde footballistique globalisé. Nous ressentons ces paradoxes, ces tensions. Oui, nous sommes bousculés de toutes parts. Cela pourrait affoler d’autres électeurs que ceux de l’UDC. Un événement comme le Mondial exacerbe cet affolement, pour le meilleur et pour le pire.
La passion qui s’empare alors d’un «pays» à l’endroit de «ses joueurs» exprime les contradictions, les troubles, les blessures de la société civile. Mais cette passion nous fait aussi entrevoir le chemin qui nous permettrait de «sublimer» (par la victoire?) ou de résoudre, en surface, ces conflits. Voilà ce qui était arrivé à l’équipe de France black blanc beur de 1998. Et voilà exactement ce que nous donne à entendre la singulière formule qu’Ueli Maurer laissa échapper, à son corps et à son camp politique défendant.
J’avais hâte d’en parler, le 21 novembre, à l’issue du match à rejouer Kosova - Bosna (6-1 score final, froid vif mais très beau temps), avec les joueurs qui le voudraient. Que signifiait, pour eux, l’équipe de Suisse actuelle? Qu’en attendaient-ils au Brésil? On s’est retrouvés à la buvette du stade pour faire le point. Quelques jours plus tard, j’allais renouveler l’exercice avec Michel Pont, entraîneur adjoint – et meilleur connaisseur planétaire – de la sélection. Je témoigne que leurs réponses, si on les entend bien, se rejoignent.
Mes interlocuteurs suisses d’origine kosovare s’accordent sur leur sentiment d’être comme «doublement représentés» par cette équipe. Tous comprennent que Behrami, Shaqiri et les autres aient choisi la Suisse, plutôt que l’Albanie. Il pourrait en aller autrement, toutefois, le jour où une sélection du Kosovo sera reconnue par la FIFA.
Michel Pont, de son côté, salue avec émerveillement la maturité de ces très jeunes joueurs. Il m’accorde que leur parcours de vie y contribue de manière notable, mais critique l’emploi du mot «secondos». Il souligne qu’avec Ottmar Hitzfeld s’est effectué un véritable travail de construction ou de reconstruction technique et tactique, prenant appui sur une génération rien moins que spontanée: elle est au contraire un produit de l’histoire; mais aussi le produit d’une histoire complexe de l’intégration. Tout cela aura profondément changé le visage de l’équipe de Suisse, le visage même que la Suisse, à travers cette équipe, montrera au monde. C’est un motif de fierté.
Participer au Mondial brésilien reste un rêve, dit Michel Pont. Et si ce rêve était d’autant plus beau qu’il se réalise sur fond de blessure? A chacun la sienne. On devine celle de mes interlocuteurs, celle de certains joueurs, celle que chacun d’entre nous porte confusément. Un souvenir revient alors à l’entraîneur adjoint. Il avait 25 ans. Joueur à Etoile Carouge, il s’était «déchiqueté la cheville». Fin de carrière. Pour se «changer la tête», il prend son baluchon, voyage une année durant. Il passe les derniers mois au Brésil, découvre le stade de Maracana, une ferveur qui excède évidemment le football. Qui déborde. Est-ce pareil débordement qu’il sera destiné à revivre, sur le banc, trente-cinq ans plus tard, avec cette équipe de Suisse sans précédent?
Yves Laplace
Né en 1958 à Genève, ayant pratiqué enseignement et critique littéraire, il exerce une activité d’écrivain aux talents multiples: romans, pièces de théâtre, essais politiques, notamment sur la guerre des Balkans. Il a publié en 2009 Les larmes d’Arshavin (L’Aire), ouvrage passionnant sur le football et l’Euro 2008 en Suisse. Yves Laplace est aussi arbitre de football depuis 1984.