Propos recueillis par Mehdi Atmani
Interview. A Paris, Nicolas Sadirac dirige l’école 42. Une formation gratuite aux métiers techniques du numérique. Le directeur remet en question «un système éducatif qui n’a pas su donner leur chance à certains».
C’est le pari fou de Xavier Niel. Le 26 mars 2013, l’homme d’affaires français, géant des télécommunications, propriétaire en Suisse de l’opérateur Salt, cofonde l’école 42 avec Nicolas Sadirac, alors directeur de l’école privée pour l’informatique et les nouvelles technologies Epitech. Un projet de formation à 70 millions d’euros entièrement gratuit, car totalement financé par des fonds privés, dédié à la programmation et aux métiers techniques du numérique.
Ouverte il y a donc plus de trois ans, l’école 42 a élu domicile entre la place Clichy et Saint-Ouen, à Paris. Son ambition? Incarner l’envers de la France qui craque, en ouvrant une brèche dans un système éducatif français coupé des réalités et des besoins de l’économie numérique. Depuis sa création, cet établissement est un îlot numérique dans la capitale française. Ses 3000 étudiants âgés de 18 à 30 ans sont recrutés hors du système scolaire classique, sur la base de tests.
L’école 42 ne dispense pas une scolarité classique. Les élèves n’ont ni profs ni cours magistraux. La formation, qui dure de deux à quatre ans, s’effectue sur la base de projets à réaliser. Ceux-ci vont du niveau de base (code informatique, développement d’applications sur l’internet) aux spécialités les plus pointues des métiers numériques. A la fin de ce cursus, l’embauche par l’une des start-up. En 2015, il s’en est créé une cinquantaine. L’école vient d’ailleurs d’inaugurer un site dans la Silicon Valley. Elle lorgne déjà sur l’Asie ces prochaines années.
Directeur de l’école 42 depuis son inauguration, Nicolas Sadirac remet en question le système éducatif français, «miné par son incapacité à dénicher les talents de demain». Et d’expliquer pourquoi l’économie numérique a besoin d’innovation et de créativité plutôt que de diplômés. Une nécessité, selon lui, pour la création d’emploi et de valeur ajoutée.
Avec l’école 42, vous défiez l’éducation nationale qui peine, selon vous, à former les talents de demain. Quels sont vos rapports avec les filières académiques classiques?
Nous dialoguons beaucoup ensemble, ce qui nous a permis de nouer déjà une trentaine de partenariats avec des écoles. Nous n’avons juste pas les mêmes objectifs et les mêmes problématiques. Ce sont deux systèmes qui évoluent en parallèle et ne sont pas concurrents.
Vous n’avez pas l’ambition de convertir les universités à de nouvelles méthodes de formation?
Non. Nous entretenons de très bons rapports avec nos partenaires académiques. Nous leur apportons de la valeur ajoutée et entreprenons ensemble des projets qui font sens dans l’économie numérique. Les universités amènent certaines compétences. Nous d’autres. Les deux se mêleront en entreprise.
Les résultats au bac sont sans appel. Au mois de juin dernier, plus de 80% des lycéens français ont obtenu ce diplôme. A-t-il toujours de la valeur?
Le bac ne sert à rien. C’est une commodité. Avec lui, les étudiants viendront gonfler les effectifs d’un système académique qui normalise et discipline. Celui-ci n’a pour but que de venir nourrir un système en place depuis longtemps. L’époque et l’économie ont besoin de créativité et de valeur ajoutée. On ne peut pas innover si l’on suit un cursus établi depuis plusieurs générations. Le bac, c’est donc l’archétype de la normalité. A 42, nous apportons de la valeur créative à l’économie numérique.
La grande majorité de vos étudiants n’ont pas le bac. Plusieurs mauvaises langues vous ont qualifié d’école de la deuxième chance.
Oui, car l’école classique n’a pas su donner la chance à certains. Elle a failli à reconnaître les talents de demain. L’éducation nationale identifie les talents du passé. 42 s’immisce là où le système classique n’arrive pas à fonctionner. Il faut souligner que les critères de sélection classiques ne sont pas adaptés à l’ère numérique et aux besoins de l’économie. Il y a une parfaite disjonction entre les deux. A 42, nous essayons de la combler.
D’autres estiment que 42 dispense un apprentissage modernisé.
L’apprentissage est une transmission d’un savoir-faire et d’un métier. Nous ne sommes pas dans cette logique. Pour créer, il faut apprendre du nouveau. A 42, chaque étudiant sera libre et évoluera en fonction de son propre moteur. Nous pensons que la collaboration et le travail collectif sont plus importants que l’individuel. A ce titre, 42 s’approche davantage d’une école artistique que technique. Nous fabriquons de la diversité, car aucun de nos étudiants ne se ressemble. Nous sommes dans une logique de différenciation et de valeur ajoutée. Pas dans la transmission.
Concrètement, à quoi ressemble un cursus type à 42?
C’est comme un jeu vidéo. L’étudiant aura le choix parmi plusieurs projets (le développement d’un logiciel, d’une application). A lui de choisir. Chaque projet se réalise en équipe. L’étudiant devra donc trouver les cinq à six personnes compétentes pour y parvenir. Ensemble, ils vont mener ce projet, surmonter les difficultés, aller chercher de la connaissance et des conseils à l’extérieur des murs de l’école, mais aussi en ligne.
Une fois le projet réalisé, l’équipe le soumet à un jury d’étudiants. Ce dernier le note. Pour les projets plus aboutis, nous dispensons également un programme d’accélérateur. Nous aiderons les étudiants à définir le projet, l’accompagner et lever des fonds pour leur start-up. A 42, nous travaillons avec des conseillers en HEC, des entrepreneurs. Notre rôle est de susciter l’envie et l’énergie d’entreprendre.
Les pays européens peinent à retenir les start-up créatives. Comment la France peut-elle créer un écosystème favorable pour garder ses jeunes pousses?
A 42, les projets doivent se penser au niveau mondial. C’est très sain d’aller passer quelques années à l’étranger. C’est pour cela que nous avons inauguré un campus à la Silicon Valley et que l’on pense à faire de même en Asie. A Paris, l’innovation numérique se développe très fortement. C’est un milieu foisonnant d’idées qui ne ressemble en rien à la Californie. En France, nous avons une façon moins procédurière de penser l’innovation. Nous sommes une société pluriculturelle intégrée. C’est un avantage concurrentiel. Aujourd’hui, la France reprend confiance en elle. Elle ne se calque plus sur le modèle américain. Techniquement, si l’on essaie de copier la Silicon Valley, cela ne marchera pas.
Samsung, Coding Academy, Simplon.co, WebForce3, 3W Academy… Les écoles de code se multiplient en France. Gratuites, elles se calquent sur le modèle de 42. Quel rapport entretenez-vous avec cette concurrence?
42 n’est pas une école du code. Le langage informatique, c’est facile. Il s’apprend à tous les âges. L’enjeu n’est pas là. Nous, nous apprenons aux étudiants à innover et à collaborer. Dans l’éducation classique, la collaboration entre élèves ou le fait de s’inspirer d’un travail s’appelle tricher. Un adulte formé dans ce cadre rigide aura beaucoup de peine à innover dans son travail. Il faut casser cette normalisation. L’éducation nationale demande aux élèves de répondre à des questions déjà acceptées.
Il y a le juste et le faux. Tout ce qui se trouve entre les deux n’a pas lieu d’être. C’est donc difficile d’inventer dans ce système. Les jeunes sont naturellement inventifs. Il faut développer cet aspect-là, car les entreprises d’aujourd’hui ont besoin de collaborateurs capables de faire fonctionner le cerveau collectif de l’entreprise. En d’autres termes, il ne sert à rien de faire 42 pour apprendre à coder. Par contre, si vous désirez inventer les produits de demain, vous êtes à la bonne adresse.