Mehdi Atmani
Analyse. Aux Etats-Unis, toutes les universités proposent un enseignement en sciences informatiques. Plus des trois quarts des universitaires le suivent. En Europe, ce domaine crucial se cantonne à certaines écoles. Résultat: les besoins de la nouvelle économie ne sont pas assez pourvus.
L’Europe n’a pas compris l’importance de l’innovation dans les domaines des technologies de l’information et de la communication. Par conséquent, elle ne propose pas de cursus académique en phase avec les besoins du marché du travail de demain. Cette critique est formulée par Martin Vetterli, le futur président de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, qui prendra ses fonctions le 1er janvier 2017.
Dans les colonnes de L’Hebdo, en mai dernier, l’actuel président du Conseil national de la recherche du Fonds national suisse (FNS) et professeur ordinaire en systèmes de communication citait en exemple un modèle à suivre: celui des universités américaines, qui dispensent toutes un cursus de sciences informatiques (Computer Sciences). «A Stanford ou à Berkeley, 80% des étudiants suivent un tel cours en parallèle à leurs études de philosophie ou d’histoire, car ils savent que c’est là que ça se passe. C’est dans les sciences informatiques que se nichent beaucoup des emplois de demain.»
Les universités et grandes écoles suisses et européennes ont-elles alors tout faux? «En partie du moins, puisqu’elles ne forment pas les cerveaux pouvant faire face à la société actuelle dominée par les algorithmes», réagit Philippe Cudré-Mauroux, professeur en informatique à l’Université de Fribourg et grand spécialiste du big data. «Tous les types d’enseignements supérieurs doivent s’ouvrir à l’informatique. C’est un mauvais message que de cantonner cette formation à certaines écoles.» Philippe Cudré-Mauroux note à ce propos, en Suisse, un «flou artistique entre les écoles polytechniques fédérales, les universités et les hautes écoles spécialisées». Du coup, ajoute-t-il, «on ne sait plus trop quelle est la mission de chaque type d’école».
Face aux bouleversements numériques en cours, l’enseignement supérieur européen a besoin d’un électrochoc. A cette fin, il peut s’inspirer de la méthode américaine. S’il a tant de mal à suivre cet exemple, c’est aussi pour des questions culturelles et sociales.
«Aux Etats-Unis, il y a une conception plus généraliste, fondamentale et théorique de l’université, explique Philippe Cudré-Mauroux. Le savoir doit servir l’économie. C’est une des raisons du succès des cours de Computer Sciences. Les étudiants ont compris qu’ils avaient besoin de ce bagage minimal en informatique pour les emplois du futur. En Suisse, par exemple, on ne donne pas la possibilité à un lettreux de suivre une branche informatique. Outre-Atlantique, la structure des cours et cursus académiques laisse davantage de souplesse aux étudiants pour combiner des matières.»
«Banlieue numérique»
Pour le spécialiste fribourgeois en big data, il y a un enjeu sociétal et économique à réformer les études supérieures.
«Nous devons former des citoyens qui puissent être en mesure de réfléchir aux enjeux numériques. Sans cela, nous prenons le risque de nuire à notre compétitivité économique, prévient-il. En Suisse comme en Europe, on engage ces compétences à l’étranger. Nous subissons l’innovation américaine et asiatique plutôt que de la créer. Nous ne devons pas devenir une banlieue numérique.» Selon le professeur en informatique, ce changement de paradigme doit s’opérer par le lancement de nouveaux programmes d’enseignement. Mais, là encore, «personne n’est prêt à lâcher du lest et à privilégier une matière plutôt qu’une autre. Comment inverser la tendance? C’est une question politique.»
Aux Etats-Unis, Barack Obama a pris des mesures phares pour développer l’enseignement des sciences informatiques à l’université, mais aussi dès le primaire. Au mois de janvier 2016, le président américain a dévoilé son programme Computer Science for All (la science informatique pour tous). Soit un fonds de 4 milliards de dollars alloué aux Etats, dont 100 millions de dollars injectés directement dans les caisses des districts locaux afin d’y créer un cursus de qualité dans les technologies de l’information et de la communication. Mais dans le but aussi de sensibiliser des enseignants et de mettre sur pied des partenariats stratégiques.
Nouveau socle de compétences
Lors de son discours sur l’état de l’Union devant les sénateurs et représentants américains, Barack Obama défendait son programme: «Il est temps de passer à la prochaine étape. Notre économie est en train de changer rapidement. Les professeurs et chefs d’entreprise reconnaissent tous que les sciences informatiques (programmation, codage) constituent le nouveau socle de compétences nécessaire pour l’économie et la mobilité sociale.»
Les Etats-Unis n’ont pas attendu Barack Obama pour mettre l’enseignement supérieur en ordre de marche informatique. Depuis plusieurs années, ils sont, par exemple, à l’origine du mouvement Boot Camp en sciences des données, programmation et code informatique. Il s’agit d’un programme d’enseignement intensif payant (12 000 dollars en moyenne), dispensé pendant trois mois aux diplômés universitaires. Le prix à payer pour devenir des acteurs de la nouvelle économie.