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L’école romande, cette fabrique d’analphabètes numériques

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Jeudi, 18 Août, 2016 - 06:00

Décryptage. Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France font une priorité de l’enseignement de l’informatique. Le système scolaire suisse, lui, continue de  former des générations de «technoploucs».

Un polygone à n côtés est constructible si, et seulement si, n est le produit d’une puissance de 2 et de nombres premiers de Fermat distincts. Répétez après moi. Lors de la rentrée scolaire 2016, comme d’innombrables générations avant eux, les écoliers romands découvriront les joies du théorème de Gauss-Wantzel. Leurs parents, grands-parents et arrière-grands-parents s’y échinaient déjà à la craie sur un tableau noir. Leurs enfants nés en 2001 passeront par la même casserole. Pas question d’y couper: l’apprentissage du théorème est prévu dans le Plan d’études romand (PER), un document établi en 2010, qui harmonise les programmes de l’instruction publique obligatoire.

Résultat: la génération la plus connectée de l’histoire saura tout des polygones constructibles mais ne sera pas tenue d’apprendre ce qu’est un octet, ni combien il compte de bits. Toujours selon ce plan d’études, lors de leur dernière année de scolarité obligatoire, les élèves devront maîtriser les lois de la thermodynamique pour «calculer et comparer le rendement de différents appareils de chauffage de l’eau». Mais à moins de tomber sur un enseignant particulièrement éclairé qui en prendra l’initiative, ils n’apprendront pas comment fonctionne un ordinateur ni un réseau informatique.

«C’est une catastrophe!» s’exclame Philippe Cudré-Mauroux, professeur en informatique à l’Université de Fribourg. Ce Bullois de 39 ans, formé à l’EPFL, à Berkeley et au Massachusetts Institute of Technology, est un de ceux qui dénoncent l’absence de plan d’enseignement de l’informatique dans les écoles suisses: «Nous formons des générations qui ne seront pas prêtes à faire face aux nouveaux défis de la société, et qui ne connaissent rien aux processus qui vont gouverner nos vies.» 

Le modèle confédéral laisse les autorités cantonales libres d’introduire ou non l’enseignement de l’informatique, ce qui aboutit à un patchwork de pratiques. La plupart des cantons romands consacrent une période hebdomadaire à la formation aux Médias, images, technologies de l’information et de la communication (MITIC) en 9e année HarmoS. Il s’agit d’un fourre-tout qui comprend, selon le PER, la «recherche d’informations nécessaires à la résolution d’un problème et l’analyse critique des informations numériques».

L’an dernier, le Canton de Vaud a même décidé de supprimer cette unique période de 45 minutes hebdomadaire pour donner plus de temps à l’enseignement du français et des mathématiques. Partant du principe que «l’informatique est partout», son enseignement passera par l’usage de logiciels et de supports numériques dans les différentes branches. Cette décision consacre une vision selon laquelle l’informatique n’est pas une science en soi, mais uniquement un «accompagnateur d’apprentissage». En suivant la même logique, l’enseignement du français pourrait tout aussi bien être retiré des grilles puisque les cours de maths et de géographie sont déjà donnés dans cette langue.

Une grave erreur

Pour Philippe Cudré-Mauroux, réduire l’enseignement à l’usage de tableurs Excel et de recherches sur Google est une grave erreur. «L’apprentissage du fonctionnement de logiciels est absolument inutile sur le long terme. Ce sont des outils qui changent. Ce n’est pas avec ça qu’on formera des citoyens qui se sentiront à l’aise dans la société digitale d’aujourd’hui. Ce qui me frappe, c’est qu’on torture nos étudiants avec des connaissances théoriques très pointues en mathématiques, en physique et en chimie, alors que c’est l’inverse en informatique: la plupart des étudiants n’ont aucune connaissance de base, alors que ces compétences sont tout simplement vitales dans le monde d’aujourd’hui.»

Electricité, optique, mécanique: c’est comme si tout un pan de l’histoire industrielle se lisait encore dans ces passages obligés du programme scolaire romand du XXIe siècle.

«La transition de notre société à l’ère numérique n’a tout simplement pas été prise en compte par l’école, observe Philippe Cudré-Mauroux. L’enseignement d’aujourd’hui est encore basé sur une vision de la technique, de la science et de l’ingénierie qui remonte à l’après-guerre, avec une forte prépondérance de la physique et de la chimie. C’était le bagage qui était nécessaire il y a vingt ou trente ans, mais je connais peu de personnes qui ont vraiment besoin de telles connaissances théoriques. Dans le monde d’aujourd’hui, la connaissance des fondements de l’informatique est beaucoup plus importante.»

Mi-août, l’Office fédéral de la statistique (OFS) a réuni 47 indicateurs généraux liés à la société de l’information. Leurs analyses montrent le besoin de rattrapage du pays dans plusieurs domaines, dont celui de l’enseignement. En Suisse, selon l’OFS, le nombre d’ordinateurs par élève de 15 ans se situe dans la moyenne internationale. En revanche, la fréquence d’utilisation à l’école est en-dessous de la moyenne de l’OCDE. Du moins en Suisse romande.

Les jeunes Suisses surfent donc moins que ceux des autres pays. Le problème touche aussi les enseignants, comme le rappelle sur son blog Jean-Claude Domenjoz, spécialiste des médias et des technologies de l’information. « Outre le canton de Fribourg qui les a contraints à acquérir des connaissances de base, les enseignantes et enseignants romands ne sont pas tenus de disposer des compétences didactiques et méthodologiques nécessaires à l’apprentissage de l’informatique en classe. Stupéfiant! »

Une vision dépassée

Le système scolaire romand reste vissé sur l’idée qu’il n’est pas nécessaire de comprendre ce qui se passe derrière l’écran, qu’il suffit de savoir où cliquer. Cette vision est progressivement remise en cause autour de nous. En février dernier, sous l’impulsion de Barack Obama, le gouvernement fédéral américain a lancé un programme baptisé Computer Science for All (science informatique pour tous), qui prévoit un budget de 4 milliards de dollars pour aider les Etats à financer l’enseignement de l’informatique dans toutes les écoles du pays (lire Pour rattraper les Etats-Unis, les hautes écoles européennes ont besoin d'un électrochoc).

La Grande-Bretagne a inscrit la science informatique à son programme de scolarité obligatoire, à l’égal des mathématiques ou de l’histoire, en 2012 déjà. Cette décision faisait suite à un rapport de la commission de la Royal Society, qui avait décrit l’approche de l’enseignement de l’informatique basée sur l’apprentissage des logiciels de bureautique comme «hautement insatisfaisante».

Dès la rentrée de septembre, l’enseignement de l’informatique fera son entrée dans le programme scolaire français. L’initiation commencera à partir de l’âge de 6 ans et se renforcera en CM1 (8-10 ans). Les élèves se familiariseront avec l’écriture de code informatique en programmant le mouvement d’un robot sur un écran et en exécutant un programme simple. A partir de 2017, l’épreuve de mathématiques et sciences de fin de collège comportera obligatoirement au moins un exercice d’algorithmique ou de programmation.

Pour Cédric Villani, directeur de l’Institut Henri-Poincaré ayant reçu la prestigieuse médaille Fields de mathématiques en 2010, la France a déjà trop attendu. Interrogé dans le magazine Acteurs publics début juillet, le mathématicien prévenait que l’application de la réforme scolaire «menée avec une vitesse inouïe» par le gouvernement de François Hollande risquait «d’être un peu rock’n’roll», notamment parce que les enseignants y sont mal préparés et sont encore réticents à aborder des connaissances qu’ils ne maîtrisent souvent pas. Mais forcer le passage était probablement le seul moyen de faire bouger le paquebot de l’éducation nationale.

«L’objectif premier de cet enseignement n’est pas de former des informaticiens, c’est de former des citoyens conscients de ce qu’est l’informatique, des mécanismes de pensée et des évolutions de pratiques que cela suppose, estime Cédric Villani. Et de découvrir un art qui a emmené l’humanité sur les chemins d’une révolution. Tous nos enfants doivent apprendre la Révolution française en classe d’histoire, car cela a joué un rôle majeur sur le pays dans lequel nous vivons; de même, tous nos enfants doivent apprendre ce que c’est qu’un programme informatique, car cela a changé la marche du monde.»

Pour l’heure, l’introduction obligatoire de l’informatique dans le programme scolaire français a déjà eu un mérite: forcer les enseignants à se former eux-mêmes. En témoigne le succès d’un nouveau manuel intitulé 1, 2, 3... codez!, édité par la fondation La main à la pâte, qui s’adresse à la fois aux élèves et aux enseignants (lire Informatique à l'école: le manuel manquant). Près de 10 000 enseignants se sont inscrits pour suivre le projet de formation en ligne deux semaines après la parution du livre début juin, alors que l’association pensait atteindre cet objectif en deux ans.

Le conservatisme des «technoploucs»

Le conseiller national Fathi Derder n’est généralement pas du genre à prendre exemple sur la France mais, dans ce cas précis, le libéral-radical n’est pas loin de chanter les louanges de François Hollande. «L’introduction de l’informatique à l’école primaire est devenue absolument indispensable», tonne-t-il. Il dénonce le conservatisme du milieu scolaire, refuge de «technoploucs». «Quand on parle de numérique, les gens croient encore qu’on parle d’iPhone. C’est un drame.»

Mi-juin, le parlementaire a déposé une motion pour demander au Conseil fédéral d’«encourager les cantons à développer l’enseignement de l’informatique dès l’école primaire, ainsi que la compréhension du fonctionnement et du rôle du logiciel comme pilier du monde numérique».

La proposition a reçu un accueil poli de la Conférence des directeurs de l’Instruction publique, qui a estimé que la proposition de Fathi Derder était une «bonne idée». Son directeur, Christoph Eymann, a toutefois rappelé que l’enseignement était l’affaire des cantons, et que si la Confédération avait des recommandations à faire, ce serait à elle d’en supporter les coûts. «Il faudra briser quelques tabous avant de voir ce projet se réaliser, convient Fathi Derder. La seule question à se poser est de savoir si l’enseignement de la science informatique fait partie du rôle de l’école. Si nous sommes d’accord pour dire que c’est le cas, alors nous devons trouver un moyen de le mettre en œuvre. Et vite.» 

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Lea Kloos
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