Fritz Schaap
Récit. Les cohortes d’hommes et de femmes qui fuient l’Afrique de l’Ouest pour tenter de gagner l’Europe passent par Agadès, au Niger. Epouvantable visite dans la capitale des trafiquants d’êtres humains.
Composée de trois minibus Nissan, la caravane de Mohamadou Ibrah arrive au dernier checkpoint avant Agadès, avant cette ville du centre du Niger. Le soleil est haut dans le ciel, la poussière de sable dessine comme une coupole au-dessus d’un paysage désolé. Les passagers n’ont rien reçu à boire depuis l’aube. Ils sont au moins vingt dans un véhicule muni de huit sièges. La caravane s’arrête, ils achètent à un Targui assis à l’ombre précaire d’un arbre déplumé des sachets d’eau qu’ils vident avec avidité.
Et reçoivent de nouvelles instructions: tous ceux qui ont des papiers valables monteront dans un minibus qui abordera le checkpoint où la police les attend. Sous le siège du chauffeur, il y a une kalachnikov et une liasse de billets de banque, raison pour laquelle les policiers laissent les deux autres bus bifurquer 100 mètres avant, vers le lit asséché de la rivière, et disparaître dans un nuage de poussière.
Ibrah est un des plus gros trafiquants d’êtres humains d’Agadès. Tous les jeudis, il dépêche une cinquantaine de motards vers le Nigeria voisin pour y quérir les candidats à la migration. Ils traversent la brousse jusqu’à la sortie de la ville frontière de Zinder. Au retour, la police nigérienne ne les arrête presque jamais. Quand elle le fait, elle s’en prend aux migrants, les tabasse et leur pique leurs économies avant de les laisser poursuivre, dit sobrement Ibrah. A Zinder, ils grimpent dans des bus qui les conduisent à Agadès.
Avant d’arriver, exténués, en Europe, leur terre promise, avant de se noyer, de mourir de soif, de se faire battre à mort, ils contribuent au modeste essor d’une cité délabrée, dans le pays le plus pauvre du monde. Le trafic de migrants est devenu ici le secteur économique le plus rentable. Le Sahara commence aux murs de la ville. De l’autre côté du désert, c’est la Libye, puis la Méditerranée, puis l’Italie: 90% des migrants d’Afrique de l’Ouest sont passés par Agadès, si tant est qu’ils soient arrivés jusque-là.
A Agadès, on trafique des hommes, des armes, de la cocaïne et de l’héroïne – ainsi que l’antidouleur Tramal à destination du marché d’Afrique du Nord. Chaque semaine, 16 000 migrants passent par cette ville. Les rues sont défoncées, les maisons en ruine mais, depuis quelque temps, des banques, des distributeurs de billets et des marchands de voitures font partie du paysage. Car tout le monde empoche sa dîme sur le dos des migrants: les propriétaires de gîtes que l’on appelle ici des ghettos, ceux qui vendent de l’eau au bord des routes, la police, l’armée. La migration maintient l’antique cité en vie.
Dans l’attente d’un passage vers la Libye ou l’Algérie
Vêtu de son costume touareg traditionnel, un turban sur la tête, Ibrah est sur le toit d’une maison au bord de la rue principale. Il vient de loger 78 hommes et femmes dans des ghettos. Ils attendent là jusqu’au lundi, lorsqu’on les conduira en Libye ou en Algérie. Ibrah a du temps devant lui avant de filer vers Zinder à la nuit tombée. A l’instar d’autres trafiquants de migrants, il était auparavant guide touristique. Agadès est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco et, naguère, on voyait des avions de lignes internationales atterrir ici. Puis, au début des années 90, il y eut les révoltes touareg. Et les révoltes islamistes. Quand, en 2010, un groupe djihadiste a enlevé cinq Français, c’en fut fini du tourisme.
«Je n’aime pas mon travail, c’est un boulot sale, admet-il. Surtout le trafic de femmes.» Il n’amène les migrants que jusqu’à Agadès, mais il sait pertinemment ce qui leur arrive en Libye: ils sont vendus, maltraités, parfois tués par ceux à qui il les remet. «S’il y avait d’autres options, j’arrêterais tout de suite. L’Union européenne devrait collaborer avec les trafiquants. Nous sommes les seuls en mesure de mettre fin à tout ça.» L’UE a transmis ce vœu au gouvernement de Niamey. Le ministre allemand des Affaires étrangères, Frank-Walter Steinmeier, était encore au Niger en mai. L’Union européenne entraîne les forces de sécurité locales.
On attend toujours la structure qui était censée mettre en garde les migrants contre les dangers qui les guettent et leurs maigres chances d’obtenir l’asile: elle n’a pas encore vu le jour. Il faut dire qu’au Niger on n’édifie rien qui puisse déplaire au gouvernement, peu soucieux de scier la branche sur laquelle il est assis. Outre les mines, il n’y a guère d’activité économique dans ce pays.
«C’est bien le problème de l’UE, fait remarquer Ibrah. Elle soutient la police et l’armée.» Il rit: «Or, moi, je paie la police et l’armée. Nous les payons tous. Pourquoi devraient-elles se punir en sévissant contre nous? Nous sommes leur meilleure source de revenus. Elles se font des centaines de milliers d’euros par semaine!» L’an dernier, sous la pression de l’UE, une loi a été promulguée au Niger contre le trafic d’êtres humains.
«Cela n’a rien changé, constate Ibrah. Simplement, les migrants doivent se calfeutrer dans leurs ghettos, sans quoi la police leur confisque leur argent.» En fait, la loi a plutôt aggravé la condition des migrants, puisque désormais leur sort est entièrement entre les mains des trafiquants: ils ne peuvent même pas faire des achats en ville.
Désillusion
Ndoutoumou Ovidi figure parmi les migrants qu’Ibrah a amenés il y a quinze jours. Footballeur amateur plein de promesses, il a 20 ans. Amaigri aujourd’hui par une hépatite et des blessures infectées. Il est assis à l’ombre, dans la vaste cour de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Après ses études au Cameroun, il a décidé de partir. «Je veux aller à l’université, pouvoir aider ma famille», a-t-il dit à son père, paysan. Son père et ses grands-parents lui ont confié les économies de toute une vie pour qu’il puisse partir.
Le but d’Ovidi était le Maroc. Il y est arrivé. Mais pas en Europe. Tous ceux qui entourent Ovidi dans la cour ont connu le même sort, le même échec. Pleins de confiance, ils avaient quitté leur village. Des jeunes gens robustes sur lesquels comptait toute la communauté. Tout le monde donne de l’argent dans l’espoir d’en toucher les dividendes une fois que le fils prodigue est en Europe. Mais ils sont revenus les mains vides. C’est non seulement une honte mais un désastre financier pour la communauté.
Rares sont ceux qui savent combien il est difficile pour des réfugiés économiques d’obtenir l’asile. Mais d’abord de traverser le désert. Et la Méditerranée. Tous veulent simplement aller vers le nord. Ovidi est parti lui aussi. Un de ses amis ayant réussi à passer en Europe depuis le Maroc, il a choisi la même route. Pour ne pas tomber du pick-up, à travers le désert, il faut se cramponner à un bâton que l’on plante parmi les bagages sur la benne.
Ceux qui tombent ne sont pas toujours ramassés. Le désert est plus dangereux que la mer, il fait plus de morts. Mais il n’y a pas de statistiques, pas de photos. Des bandits attaquent et dévalisent, des pannes mettent tout le monde à pied et, si le chauffeur se perd, tout le monde meurt: on vient de retrouver 34 cadavres à la frontière algérienne.
La route vers la mort
Ovidi raconte que son pick-up a stoppé à 30 kilomètres de la frontière algérienne. «Vous voyez la lumière, là, à l’horizon? C’est là que vous allez», a dit le chauffeur. Qui a préféré faire demi-tour, jugeant la zone frontière trop dangereuse pour lui. Hommes, femmes et enfants cheminent donc dans la nuit à travers le désert. Il faut trois jours supplémentaires à Ovidi jusqu’à la frontière marocaine, où il tombe sur un autre groupe.
Tous remettent leurs économies à quelques Algériens qui proposent de leur faire passer la frontière. Mais les prochains arnaqueurs sont déjà tapis dans l’ombre: des Marocains qui, eux aussi, en veulent à leur argent. Ils tabassent les trois jeunes gens et violent les femmes. Ovidi finit par trouver un médecin qui l’examine. Et lui diagnostique une hépatite. A ce point, Ovidi perd tout espoir. Il prend un bus et retourne à Agadès.
Dans son ghetto de Dagmanett, quartier du nord d’Agadès, à deux pas du désert, Al-Husseini joue avec sa fille et, à l’occasion, vend aux Nigérians des bouteilles d’eau à des prix horrifiants. C’est un quadragénaire prospère et bien nourri au milieu de toute cette misère. A son côté, un Libyen reporte les noms des migrants sur une liste: «Afin que nous sachions qui nous remettons à qui et où.» Ici, le trafic d’êtres humains se mue en commerce de chair humaine.
Dans une Libye en ruine, la migration a, là aussi, ouvert de nouvelles perspectives économiques. En Libye, les maisons de ceux qui achètent leurs semblables s’appellent ginem bashi, maison de crédit. Al-Husseini en explique le fonctionnement: «L’intermédiaire qui a amené l’homme ou la femme paie une part, le prix du transport. Parfois il n’en paie que la moitié et promet que le reste sera réglé en Libye, mais souvent ce n’est pas le cas.» Alors les trafiquants vendent les migrants aux Libyens qui exploitent ces «maisons de crédit». Ils y sont détenus, battus ou exploités comme esclaves jusqu’à ce que leur famille envoie le montant libératoire exigé.
C’est lundi soir, les pick-up sont chargés. Al-Husseini contrôle les sacs et confisque les téléphones, afin que les policiers ne les volent pas aux checkpoints. Il entasse 28 hommes et femmes sur un premier pick-up – il y en a quatre autres qui attendent, moteur en marche, dans la moiteur de la nuit. Comme tous les lundis soir, la ville semble s’animer. Les dernières provisions sont achetées dans les commerces alimentaires, les boutiques de transfert d’argent, elles, ont réalisé des chiffres d’affaires inouïs tout au long de la journée, des Touareg vendent les bâtons à l’aide desquels il faudra s’agripper.
On voit désormais une quantité de véhicules foncer vers le nord, en direction du premier checkpoint de la police. Là, ils se rassemblent tous. Un gradé passe à moto d’un trafiquant à l’autre. Les chauffeurs encagoulés tiennent l’argent prêt. Le policier compte son écot, environ 80 euros par véhicule. En s’apercevant de la présence d’un étranger inconnu, il réagit avec une fureur théâtrale. Mais en réalité il s’en fiche: il ne risque rien. Jusqu’à la frontière libyenne, il y aura encore six checkpoints semblables. L’armée nigérienne, de son côté, envoie chaque mois quelques véhicules vers le nord: en payant ce qu’il faut, les trafiquants pourront former un convoi avec eux. Au moins sur 200 kilomètres, ils seront à l’abri des bandits.
Le lendemain, Ndoutoumou Ovidi prend la route du sud, il retourne au Cameroun. La route vers le nord, admet-il, est trop dure, c’est la route vers la mort.
© Die Zeit
Traduction et adaptation Gian Pozzy