Interview. A la tête d’une entreprise secouée comme jamais par les évolutions technologiques, la directrice générale de La Poste, Susanne Ruoff, oriente le «géant jaune» vers un avenir inéluctablement numérique.
Vous habitez Crans-Montana et travaillez à Berne. Utilisez-vous encore les services de La Poste en Valais?
Oui, mais pas à Crans-Montana, car je ne suis pas beaucoup à la maison. En m’enregistrant sur notre site, je peux orienter tous mes envois vers l’endroit où je souhaite les recevoir, à l’heure qui me convient. Pour ce qui est des colis, je profite de l’automate situé au bas de notre siège du Wankdorf, à Berne.
Là, vous êtes une privilégiée!
Non! Tout le monde peut se connecter et utiliser ces prestations. Nous avons déjà installé 70 automates dans toute la Suisse dans le cadre de My Post 24. Et ce n’est pas fini.
Et le résident «normal» de Crans-Montana, où doit-il se rendre pour retirer son paquet 24 heures sur 24?
A Sierre, à une quinzaine de minutes en voiture. Ce service concerne surtout les pendulaires, ceux qui se déplacent beaucoup. Quant aux personnes plus sédentaires, elles peuvent toujours recevoir leur paquet à la maison, le remettre au facteur avec Pick@home ou se rendre bien sûr à l’office de poste.
Comment se fait-il que vos nouvelles prestations restent toujours aussi méconnues?
C’est vrai qu’elles restent trop souvent méconnues. Pour y remédier, nous avons lancé une grande campagne avec le chanteur Bastian Baker pour mieux les faire connaître. Mais soyons honnêtes! Nos clients sont submergés d’informations et ne captent pas tous nos messages. Désormais, nous avons décidé d’informer systématiquement dans les régions où nous introduisons un nouveau service en organisant un événement à la clé.
Les Suisses sont-ils réticents à La Poste numérique?
Non. Certaines de nos prestations sont déjà très populaires. Grâce à notre application, les Suisses ont envoyé gratuitement 4,5 millions de cartes postales numériques en 2015. Prenez encore PostFinance: un tiers de la population suisse détient notre carte jaune. La moitié de ces titulaires effectuent déjà tous leurs paiements en ligne.
Vous venez du secteur de l’informatique. Pour La Poste, la révolution numérique est-elle une chance ou un risque?
Les deux. La digitalisation est un phénomène qui touche toute la société et toutes les entreprises, sans exception. Depuis l’an 2000, on observe une baisse de 63% du volume des lettres, de 42% pour les colis et de 37% pour les paiements à nos guichets. Mais pour moi, c’est une chance à saisir, car nous pouvons nous adapter très vite aux besoins de nos clients. Cela fait aussi partie de notre mission de service public.
Quelle est votre vision?
Nous ne sommes ni Amazon ni Google, deux entreprises appartenant historiquement au monde numérique. La Poste vient du monde physique. Notre vision consiste donc à marier ces racines-là avec notre avenir numérique selon la devise «Simplicité et système».
Pouvez-vous citer un exemple concret?
Prenons l’exemple des votations. D’abord, les Suisses se sont rendus physiquement aux urnes. Puis ils se sont mis à voter par correspondance: nous recevons 20 millions d’envois chaque année. Depuis 2014, La Poste offre également un système de vote électronique aux cantons intéressés, comme Neuchâtel et Fribourg.
Vous parlez aussi de distribution de colis par drones. N’est-ce pas un gadget à l’heure actuelle?
Non, c’est très sérieux. Bien sûr, cela ne concernera qu’un petit volume de colis dans un contexte très particulier. Imaginons que, dans une région périphérique, un patient ait besoin d’un médicament d’urgence. Nous pourrions le lui livrer par drone. Actuellement, c’est techniquement faisable dans un rayon de 20 km pour un paquet de 5 kilos. Mais il reste beaucoup d’autorisations à obtenir. J’espère que nous pourrons commercialiser ce service dans un avenir proche.
A Sion, vous avez entamé un essai pilote pour une navette d’une douzaine de passagers sans chauffeur. La Poste ne se disperse-t-elle pas en se lançant dans un tel projet?
Non, il s’agit là d’un laboratoire de mobilité auquel notre filiale Car postal participe avec l’EPFL, la HES-SO, la Ville de Sion et le canton du Valais. L’essai durera jusqu’en octobre 2017. Le but est de tester des modèles complémentaires pour améliorer le réseau des transports sur le dernier kilomètre. C’est une grande première dont les médias du monde entier ont parlé. Peu à peu, les gens prennent confiance dans cette nouvelle technologie. Leur besoin de mobilité croît, à nous de leur offrir de nouvelles solutions intelligentes pour y répondre.
Ces nouveaux services peuvent-ils compenser la baisse du volume des lettres?
Non, jamais. Il est important de conserver la plus grande partie possible de notre core business, mais l’avenir appartient à la numérisation. Depuis quatre ans, je poursuis ce but avec une ferme détermination.
La révolution numérique et l’automatisation des processus de distribution vont-elles supprimer beaucoup d’emplois?
Actuellement, La Poste emploie plus de 62 000 collaborateurs, un effectif resté stable. Nous comptons avec une légère baisse de ces effectifs dans les dix prochaines années. Mais les métiers évoluent et l’automatisation crée aussi de nouveaux emplois, comme par exemple 160 places d’apprentissage dans le secteur de l’informatique et de la médiamatique.
Avec l’actuelle automatisation du tri postal, vous engagez de plus en plus de facteurs à temps partiel. Ne précarisez-vous pas ainsi leur statut?
Comme le volume des lettres baisse (–3,5% en 2015), nous sommes contraints de réorganiser sans cesse les tournées des facteurs. Et l’automatisation du tri facilite aussi leur travail. Dès lors, dans certaines régions périphériques, nous recrutons parfois du personnel à temps partiel lorsqu’un facteur part à la retraite.
La mère des batailles, c’est l’e‑commerce, la livraison d’articles commandés sur l’internet. Comment est-elle engagée pour La Poste?
Le marché de l’e-commerce est en pleine expansion, +7% en 2015, mais la concurrence est rude et les marges faibles. Nous avons étendu notre offre pour faciliter la réception et l’expédition des colis en proposant des distributions le soir et le samedi. Nous avons aussi créé le service Pick@home de prise en charge des paquets au domicile des clients, les stations PickPost et les automates My Post 24.
Vous délocalisez certaines activités au Vietnam, comme le traitement des lettres qui doivent être réexpédiées. Est-il vrai qu’une centaine d’emplois pourraient être perdus en Suisse?
Il n’est pas correct de l’affirmer ainsi. Depuis 2004, nous possédons une filiale au Vietnam, Swiss Post Solutions, où nous employons quelque 1200 collaborateurs qui s’occupent de la gestion de documents pour des clients commerciaux comme les banques et les assurances, et accessoirement de la gestion des adresses des colis pour La Poste. Nous sommes en train de faire un essai pilote pour y ajouter le codage supplémentaire des lettres dont l’adresse n’est pas immédiatement lisible. Notre but est de gagner du temps dans leur acheminement. En cas de réalisation du projet, moins de 100 emplois seraient perdus en Suisse, mais l’opération se déroulerait sans licenciement, dans le cadre des fluctuations naturelles du personnel.
En fait, La Poste d’aujourd’hui vit surtout de sa vache à lait, PostFinance, qui est devenue une banque?
PostFinance contribue effectivement à raison de 450 millions (2015) au bénéfice de La Poste. C’est une banque depuis que la Finma lui a accordé la licence bancaire en 2013. Mais la loi fédérale sur l’organisation de La Poste limite son rayon d’action dans la mesure où nous ne pouvons offrir des crédits et des hypothèques qu’avec des banques partenaires. Nous avons toutes les obligations d’une banque sans en avoir les droits pour les activités qui rapportent de l’argent. Mais c’est une décision politique.
Offrir des prestations bancaires, est-ce une vraiment une mission de service public?
Mais oui! Nous avons deux mandats de service public, l’un pour le service postal et l’autre pour les paiements. Chaque personne domiciliée en Suisse peut ouvrir un compte auprès de PostFinance. L’initiative «Pro Service Public» a révélé qu’une partie de la population n’était pas contente de la qualité du service public.
Avez-vous été surprise par ces critiques?
Je suis soulagée du rejet massif de l’initiative, qui a surtout montré un fort soutien aux entreprises de service public, dont La Poste. Mais il est vrai que nous devons communiquer davantage. Ce qui se produit actuellement n’est pas un démantèlement du service public, mais son évolution en fonction des nouvelles technologies.
Il ne reste plus que 1400 offices de poste. Ne s’agit-il pas tout de même d’un démantèlement?
Non. C’est justement l’illustration de ce processus de transformation. Les gens ne voient que les offices de poste qui ferment, mais ils oublient tous les points d’accès à La Poste que nous avons ouverts. Si vous prenez en compte les agences postales et les services à domicile (entre autres), vous vous apercevez que nous avons désormais 3700 points d’accès, contre près de 3600 en 2011.
Lors de la récente campagne de votation, le salaire des CEO d’entreprises publiques a fait débat. Vous avez touché un revenu total de 937 000 francs en 2015. Trop?
C’est le conseil d’administration qui décide de mon salaire.
Mais seriez-vous prête à travailler pour le salaire d’un conseiller fédéral, soit environ 500 000 francs par an?
Oui, je ne travaille pas que pour l’argent.