Portrait. Il a été le premier écoexplorateur à réaliser un tour du monde en bateau solaire. Il sera le premier à effectuer un vol stratosphérique avec un avion à hélice propulsé par l’énergie solaire. Le Neuchâtelois Raphaël Domjan met la technologie de pointe au service de l’écologie. Avec, comme priorité, la recherche de la simplicité et de l’authenticité.
En plein Pacifique, entre les îles Galápagos et les îles Marquises, Raphaël Domjan navigue avec l’équipage du MS Tûranor PlanetSolar, chef d’expédition du premier bateau solaire à réaliser un tour du monde. Il est parti de Monaco le 27 septembre 2010. Durant son voyage, une nuit où la Voie lactée semble plus lumineuse que jamais, il se projette déjà après la fin d’un périple qui va durer 585 jours, jusqu’au 4 mai 2012. «Si je continue ma vie d’écoexplorateur, pense-t-il, je dois être encore plus ambitieux, aller plus loin, plus haut.»
Une nouvelle étoile filante déchire le ciel. Dans cet hémisphère sud, elles mènent une danse ininterrompue. «Si l’on pouvait voir les étoiles et la courbure de la Terre en plein jour, grâce à l’énergie solaire, ce serait magique.» Le premier avion solaire avec pilote à pénétrer dans la stratosphère vient de prendre son envol dans l’imagination du Neuchâtelois.
Au cours de ce long voyage, une équipe d’aventuriers français contacte Raphaël Domjan. Elle veut l’associer à la construction d’un avion solaire pour devancer Bertrand Piccard alors engagé dans son projet Solar Impulse. «Bertrand est un ami, ce ne serait pas loyal. Qui plus est, copier les idées des autres, très peu pour moi», se dit l’écoexplorateur. Les jours filent.
Arrivé à Calvi, juste avant d’accoster à Monaco, fin du tour du monde, il apprend par la presse qu’un Allemand prévoit de commercialiser un avion solaire à un prix raisonnable en vue de former des pilotes. Raphaël envoie aussitôt un courriel à celui-ci pour le féliciter. La réponse est immédiate. L’Allemand Calin Gologan, fondateur et CEO de PC-Aero GmbH, qui a notamment collaboré avec Solar Impulse, copiloté par Bertrand Piccard et André Borschberg, deviendra quelques mois plus tard le concepteur et le designer de l’avion SolarStratos.
De son tour du monde en bateau solaire Raphaël Domjan a notamment appris que, pour qu’un projet d’exploration ait un réel impact en termes de communication, il doit réunir trois conditions: ne pas trop s’étaler dans le temps, car les médias se lassent d’une aventure qui n’en finit plus, montrer des images incroyables que tout le monde ne peut pas réaliser avec son smartphone et, enfin, comporter un risque.
L’Autrichien Felix Baumgart-ner, le premier à se lancer en parachute d’une hauteur de près de 40 kilomètres, remplissait ces conditions. Son projet Red Bull Stratos a récolté quelque 500 millions de likes en direct. Le vol stratosphérique de la mission SolarStratos, programmé en 2018 (lire l’encadré en fin d'article) est quant à lui prévu pour durer environ cinq heures: deux heures de montée pour s’approcher de l’espace, quinze minutes pour contempler les étoiles, trois heures pour redescendre sur Terre. Il y a fort à parier que les images récoltées seront spectaculaires. Quant au risque, il est loin d’être négligeable.
Une aventure risquée
Christophe Keckeis se fait quelque souci pour Raphaël Domjan. L’ancien chef de l’armée suisse connaît bien cet écoexplorateur «bouillonnant d’énergie» dont il a été l’instructeur de vol à voile. Il le voit «toujours prêt à réaliser une prouesse inédite pour nous faire prendre conscience de la nécessité de diminuer l’empreinte écologique de notre civilisation sur la planète, son souci majeur». Appelé in extremis par son ami Raphaël, en septembre 2011, alors que le navire MS Tûranor PlanetSolar allait atteindre, quatre mois plus tard, le golfe d’Aden infesté de pirates, Christophe Keckeis lui a concocté un solide plan de protection, avec notamment six tireurs d’élite embarqués sur le bateau solaire.
Avec SolarStratos, c’est encore une autre histoire. Il faudra apprendre à piloter un appareil non pressurisé, vêtu d’une combinaison spatiale, dans un environnement où la température à 24 kilomètres d’altitude atteint – 70 °C. «Initié à la petite aviation avec le planeur et l’hélicoptère, qui évoluent entre 0 et 4000 mètres, souligne le militaire, Raphaël, qui n’est pas pilote de chasse, devra évoluer là où il n’y a presque plus d’air, où la mécanique de vol et l’aéronautique sont soumises à rude épreuve.»
Casse-cou, Raphaël Domjan? «Cet amoureux de la vie et des gens n’est en aucun cas un kamikaze», souligne Jacques Rougerie. Architecte océanographe français spécialiste de l’habitat sous-marin, initiateur du vaisseau futuriste SeaOrbiter dédié à l’exploration des fonds marins, ce dernier est l’un des neuf parrains de SolarStratos (il a également soutenu PlanetSolar).
A ses yeux, «l’antisuperman» Raphaël a plutôt le profil du «Petit Prince qui aime qu’on lui raconte des histoires et qu’elles se dessinent», comme celles du héros d’Antoine de Saint-Exupéry. Jacques Rougerie, très ami de l’océanographe Jacques Piccard, n’est pas avare d’images fortes pour qualifier Raphaël Domjan, «cet alien des temps modernes, qui allie la nature et la technologie pour faire avancer l’humanité, sans nostalgie du passé».
Un sentiment de liberté
En prénommant le premier de leurs trois fils Raphaël, Daniel et Agnès Domjan ont eu une intuition fort symbolique. Dans la tradition chrétienne, en effet, l’archange Raphaël est considéré comme le patron des voyageurs sur terre, sur mer et dans les airs! A l’âge de 3 ans et demi déjà, le jeune garçon, qui habite à La Coudre, ancienne commune suisse qui a fusionné avec Neuchâtel, veut absolument rejoindre ses grands-parents, qui résident à plus de 2 kilomètres. Sac au dos, il emprunte un funiculaire puis fait le reste du trajet tout seul, à pied. Aujourd’hui encore, il se souvient de ce «sentiment de liberté» qu’il a alors expérimenté pour la première fois de sa vie.
«Mes parents m’ont toujours laissé assez libre», reconnaît Raphaël Domjan. Apprenti mécanicien moto dans un garage, il gère ce dernier, seul et à 16 ans, trois mois seulement après le début de son apprentissage. Son patron, pilote de course, hospitalisé, a eu un accident. Il peaufine ensuite son penchant pour «la débrouille» lors d’un voyage de quatre ans en Amérique latine et en Nouvelle-Zélande.
De retour en Suisse, le jeune Raphaël se dit qu’avec un CFC, «on ne peut pas faire grand-chose». Alors il suit parallèlement une double formation d’ingénieur en mécanique et automate programmable et d’ambulancier, au Val-de-Travers. Passionné d’escalade, de ski, de spéléologie, de kitesurf, il rêve à la fois de faire du sauvetage en montagne, d’être guide, ambulancier et pilote d’hélicoptère professionnel. Un panaché d’aventure et d’altruisme.
Après une piteuse histoire de papiers qui n’étaient pas en règle au Val-de-Travers, Raphaël Domjan est finalement recruté comme ambulancier par le Service de protection et sauvetage de la Ville de Lausanne. «Quand il venait vers moi, se souvient son ancien chef, René Bezençon, qui l’a engagé, il avait toujours un nouveau truc à proposer. Quelquefois, je l’ai remis sur les rails en lui donnant un cadre à suivre.» Parmi ces trucs figure un programme informatique que Raphaël Domjan a développé et qui, aujourd’hui,est utilisé par d’autres services d’ambulances du canton de Vaud. L’écoexplorateur travaille toujours à temps partiel pour la Ville de Lausanne, qui lui offre quelques services de presse pour SolarStratos. Donnant, donnant.
Le projet de l’avion solaire est apparemment en bonne voie. Aux légitimes inquiétudes exprimées par son ami Christophe Keckeis, Raphaël Domjan réplique qu’il a su s’entourer de pilotes et d’astronautes de haut niveau. Comme Michel López-Alegr a, aux commandes des avions de reconnaissance Lockheed U-2 et chef de la Station spatiale internationale (ISS), ou comme Klaus Plasa, pilote d’essai.
Par ailleurs, le pilotage de SolarStratos, qui ne pèse que 450 kilos, est proche de celui d’un planeur. Enfin, Calin Gologan, le concepteur et designer de l’avion stratosphérique, est lié au Centre allemand pour l’aéronautique et l’astronautique (DLR, son sigle allemand), lequel participe à l’élaboration d’un simulateur de vol inauguré en septembre prochain à Yverdon-les-Bains (le siège de SolarStratos). La société allemande Grob Aircraft a réalisé pour le compte du DLR un prototype d’avion de recherche stratosphérique. Avec de telles compétences accumulées, Raphaël Domjan ne part pas de zéro.
Le financement du projet
«Comment avez-vous trouvé le financement de cette mission?» interroge Raphaëlle Javet. Raphaël Domjan a remarqué cette jeune femme dès son arrivée en retard à une conférence qu’il donne le 21 septembre 2015 à l’Université de Neuchâtel. Portant un T-shirt faisant la promotion d’une initiative sur les bourses d’études, l’étudiante en archéologie au regard vif et au verbe assuré est membre du comité directeur du Parti socialiste vaudois. Loin de la stratosphère, c’est le coup de foudre entre Raphaël et Raphaëlle.
L’archange a fait coup double. «A part le fait d’être socialiste, elle n’a aucun défaut», dit Raphaël de sa compagne avec humour. Plutôt Vert’libéral, l’entrepreneur épris d’indépendance reconnaît cependant avoir été séduit par un cours donné par Dominique Bourg, professeur à la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’UNIL. «J’étais un technicien qui croyait de manière arrogante que la technique pouvait résoudre tous nos problèmes. Dominique Bourg m’a ouvert l’esprit en me prouvant que c’était inexact.» Longtemps président de commune, le père de Raphaël est un radical d’avant la fusion avec les libéraux, avec une bonne dose de social. La famille Domjan est réfractaire à toute forme de dogmatisme, d’où qu’elle vienne.
La question financière posée par Raphaëlle en septembre 2015 à son futur compagnon de vie ne se résout pas seulement par des chiffres. «Dépenser beaucoup d’argent, c’est aussi avoir un fort impact sur la nature», souligne l’écoexplorateur. Mais concilier efficacité et développement durable, ce n’est pas une sinécure. Le budget de SolarStratos est volontairement limité à 10 millions de francs. C’est le tiers de celui de PlanetSolar, qui a été alimenté par 65 sponsors dont le principal, l’entrepreneur Immo Ströher, a financé la construction du navire.
Sur les 10 millions du budget de SolarStratos, entre 4 et 5 ont déjà été trouvés. Ils couvrent la fabrication de l’avion, le hangar, l’équipe technique et la combinaison spatiale. La société Ciel, l’un des principaux groupes romands du secteur des installations électriques, est aujourd’hui le partenaire officiel parmi d’autres soutiens scientifiques, techniques, institutionnels, des fournisseurs et d’autres supporters. Reste à financer les vols, la communication et l’événementiel avec notamment une web TV et un car-régie. Les chiffres peuvent facilement s’envoler. La simple arrivée du bateau MS Tûranor PlanetSolar à Monaco a coûté presque 1 million de francs!
Rester modestes
«Nous sommes une petite équipe, nous voulons rester modestes», insiste Raphaël Domjan. Ce dernier veut lier sa collaboration avec le Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM), à Neuchâtel, qui développe les cellules solaires de l’avion (dont la construction est centralisée à Hurlach, en Allemagne), le Centre allemand pour l’aéronautique et l’astronautique (DLR) et une spin-off de l’EPFL encore à créer.
Une petite équipe au sein de laquelle figure un fidèle d’entre les fidèles, son frère cadet, Alexis. Chimiste de formation, ce dernier travaille à 20% pour SolarStratos, dans l’informatique, la communication et la télémétrie. «C’est la vision d’un glacier en Islande, qui a sensiblement fondu en seulement quelques années, qui a incité mon frère à faire un tour du monde en bateau solaire», se souvient Alexis, qui s’est notamment occupé du site web de PlanetSolar.
La mission proprement dite de PlanetSolar s’est achevée avec la fin du tour du monde en bateau solaire. Ce dernier a été cédé à la fondation Race for Water. Par ailleurs, la fondation SolarPlanet continue de son côté à soutenir divers projets de développement durable. La réussite escomptée de SolarStratos devrait en revanche donner le départ à de nouvelles activités commerciales.
A commencer par le vol d’avions solaires avec des passagers avides de sensations fortes à la frontière de l’espace. Raphaël Domjan rêve d’entreprendre un vol stratosphérique avec son ami Bertrand Piccard qui, à cette occasion, battrait son propre record d’altitude en avion solaire! Ce serait le symbole d’une collaboration exemplaire entre deux écoexplorateurs. Le copilote de Solar Impulse n’a d’ailleurs pas ménagé ses efforts pour soutenir son ami Raphaël. Il lui a notamment proposé une aide financière pour PlanetSolar, en cas de besoin. Il lui a aussi favorisé l’accès au très fermé Explorers Club de New York.
Le marché des drones
L’autre volet commercial, ce sont les drones solaires stratosphériques, plus économiques et plus écologiques que les satellites, qu’ils pourraient progressivement remplacer. En Suisse, Bertrand Piccard et André Borschberg, copilotes de Solar Impulse, se sont lancés dans la course. Ils ne sont de loin pas les seuls. Une vingtaine de sociétés dans le monde se disputent ce nouveau marché: Google avec son projet Skybender visant à créer un réseau 5G depuis un drone solaire.
Facebook avec sa grande aile en carbone Aquila embarquant des systèmes de communication laser d’une puissance inégalée. La plateforme stratosphérique Stratobus, à mi-chemin entre le satellite et le drone, dont le français Thales Alenia Space est le maître d’œuvre industriel, etc. Et SolarStratos?
Raphaël Domjan relève que la plupart des entreprises qui misent sur les drones sont nord-américaines. Or, la stratosphère, qui n’est pas encore l’espace, fait partie de la zone souveraine des Etats. Ces derniers hésiteront sans doute à deux fois avant de ne laisser voler au-dessus de leurs territoires que des engins provenant des Etats-Unis.
Il y a donc selon lui une belle occasion pour les sociétés européennes. «Il n’est pas question pour nous d’envisager de vendre des avions ou notre technologie, mais des services», souligne l’entrepreneur. Des sociétés spécialisées par exemple dans la sécurité ou le soutien en cas de catastrophe naturelle ou industrielle seraient invitées à s’installer en Suisse pour développer leurs activités en bénéficiant du savoir-faire de SolarStratos.
Que la Suisse devienne un centre de compétence au service du développement durable, c’est le rêve de Raphaël Domjan. Face au défi climatique, l’urgence des urgences, l’aventure solaire n’est pas, pour lui, un luxe mais une nécessité vitale.
Au fil de l’espace-temps
19 janvier 1972 Raphaël Domjan, Lausannois d’origine, naît à Neuchâtel, où il vit actuellement.
2001 Création de la société Horus Networks, à Neuchâtel, dont Raphaël Domjan est l’un des associés et fondateurs. L’entreprise est active dans l’hébergement de sites internet et d’autres services (e-mails, SMS, etc.). Elle a développé le premier site hébergeur à énergie solaire de l’histoire.
2004 L’écoexplorateur reçoit sa certification de pilote de patrouille et de démonstration.
2007 Fondation de la société SolarPlanet, qui vise à démontrer que l’humanité peut désormais s’affranchir totalement des énergies fossiles.
31 mars 2010 Mise à l’eau de MS Tûranor PlanetSolar, le plus grand bateau solaire jamais construit, après trois ans d’études de faisabilité, de construction et de tests.
4 mai 2012 Après 585 jours de navigation, MS Tûranor PlanetSolar rejoint Monaco, point de départ d’un tour du monde propulsé à 100% par l’énergie photovoltaïque.
2014 Lancement officiel du projet SolarStratos et recherche de partenaires. Finalisation du design de l’avion.
2015-2016 Construction de SolarStratos HB-SXA, centralisée à Hurlach (D). Les cellules solaires sont fabriquées au CSEM, à Neuchâtel, les batteries en Autriche.
2015 En compagnie de la navigatrice Anne Quéméré, Raphaël Domjan réalise la première navigation polaire de l’histoire à l’énergie solaire. Il tente la traversée du passage du Nord-Ouest, qui relie l’océan Atlantique à l’océan Pacifique, mais y renonce pour des raisons liées à la météo.
2016 Présentation et premier vol de l’avion solaire.
2017 Premiers records et préparation de l’avion ainsi que de l’équipe pour le vol stratosphérique.
2018 Vol record stratosphérique.
Dès 2019 La partie commerciale du programme de SolarStratos peut commencer (vols stratosphériques habités, drones, etc.).