Aude Haenni
Reportage. Censée interviewer deux Suissesses expatriées à Londres, Aude découvre qu’elles ne sont pas dans la capitale. Un appel sur Facebook la met rapidement en contact avec d’autres compatriotes. Mais les attraper, en revanche, c’est une tout autre histoire… Le stress de la City les aurait-il tous contaminés?
Clélia
Lundi, 12 h 25. Message de Diane: «Je suis en plein rush, j’écris mon mémoire de master. Et mon coloc suisse est en vacances. Mais je te mets en contact avec Clélia.»
14 h 58. Message de Bochra: «Tu peux passer me voir en arrivant, je ne suis pas loin de City Airport. Je peux te voir une petite demi-heure.»
Mardi, 11 h 27. Une heure avant le décollage, j’apprends que Bochra aura une journée plus compliquée que prévu. En attendant des nouvelles de cette manageuse, le rendez-vous avec Clélia à Cutty Sark est avancé.
15 h 28. Assise face à l’imposant navire à voiles, je vois arriver la première expatriée de la liste, cheveux au vent, jupe de circonstance. «Je ne regarde plus la météo… lance la jeune femme, dépitée. Mais je me réjouis à chaque fois que je me réveille et qu’il y a du soleil!» Bref, nous ne sommes pas là pour parler de la pluie et du beau temps, même si le thème est récurrent en ces terres…
Qu’est-ce qui t’a amenée à Londres?
Après avoir terminé le gymnase Auguste-Piccard, j’ai voulu faire un bachelor en danse. Mais il n’y a aucune possibilité en Suisse. Je suis partie à Londres, au Trinity Laban, pour trois ans.
Et tu es toujours là…
Quand j’ai fini, en 2013, je me suis posé la question: «Est-ce que je rentre ou pas?» Ici, je m’étais fait un réseau, il y a plus de projets, de possibilités de voir des spectacles, de prendre des cours… Alors je suis restée.
Penses-tu avoir fait le bon choix?
Je me demande parfois si ce que je fais est juste. D’un côté, il y a plus d’occasions; de l’autre, le coût de la vie est tellement important qu’il faut bosser énormément. Mais je n’ai aucun regret.
Le travail, justement, c’est facile d’en trouver en tant qu’expatrié?
Bien sûr. Nanny, flyering, barmaid dans les pubs… Là, je donne des cours de yoga. Tu peux tout faire, du moment que tu as un national insurance number, plutôt simple à obtenir, vu qu’on a un statut similaire aux Européens.
Ta famille pense quoi de tout ça?
Elle respecte mon choix, mais trouve que je ne me facilite pas la vie. Si j’étais en Suisse, il y aurait un côté rassurant.
Reviendras-tu un jour?
C’est la grande question. Je pars en Inde cet automne pour un mois, je ne sais toujours pas si je rentrerai à Londres ou à Saint-Prex (VD).
17 h 06. Clélia doit s’en aller. Il est temps pour moi de rejoindre mon Airbnb à Shoreditch, le quartier tendance par excellence.
Eddy
17 h 38. «Salut!» me lance Eddy en français, sans accent. Dans cette colocation de jeunes entrepreneurs composée de deux Sud-Africains et d’un Sud-Américain, il se trouve qu’Eddy est Suisse. Je saute sur l’occasion: place à une interview improvisée.
Comment t’es-tu retrouvé à Londres?
J’avais quitté Tolochenaz (VD) pour faire un master à Bordeaux, dans le commerce, puis je suis parti en Australie pour apprendre la langue. Finalement, c’est le boulot qui m’a amené ici au mois de février.
Ah, c’est tout frais! Ça te plaît?
Je découvre! Et j’adore vivre de soirées pizza et bières gratuites! (Rire.) Ce qui me plaît, c’est l’écosystème des start-up; il y a beaucoup d’entraide.
Tu fais quoi, exactement, ici?
Je veux créer une start-up de vins et spiritueux. Il faut que ce domaine se rajeunisse. Mais je n’ai pas les capacités entrepreneuriales. Donc, en attendant, j’apprends. D’ailleurs, demain je commence un nouveau job!
Travailler en Suisse, ça ne te tente pas?
Les grandes marques n’ont pas compris le nouveau management, la nouvelle génération… Après, c’est bien de bosser avec des Suisses, car ils sont très pros. Par contre, il y a toujours trop de processus.
18 h 27. Les colocs arrivent, la soirée burrito va commencer. Message d’Adrien: «Désolé, mais ce soir, ça va être chaud pour moi: je suis vraiment fatigué, je bosse à moitié de nuit. Je vais aller me coucher… J’essaie demain vers 17 h!» Supposée rencontrer ce trader expatrié, voilà mes plans une fois encore chamboulés. L’e-mail d’Alexandre me rassure: «Je suis à la bakery tous les jours, tu veux passer?»
19 h 24. Message d’Emmanuelle: «J’aurais adoré te parler, mais je suis au lit avec la fièvre. J’ai congé le vendredi, mais je vois que tu seras déjà repartie. Dommage!»
00 h 37. Message de Stéphane: «C’est avec plaisir que nous pouvons converser sur les sujets qui t’intéressent. Sache que pour le moment, je suis à Lisbonne pour une exposition personnelle et une retraite de travail annuelle loin de la grisaille londonienne.» Difficile de rencontrer tous ces expatriés bien implantés dans leur nouvelle vie.
Alexandre
Mercredi, 10 h 30. Go à Walthamstow pour faire la connaissance d’un Romand qui tient le Today Bread. «Alex? Il est en rendez-vous, il sera là dans dix minutes.» Une tartine, un English breakfast, rien ne presse. Ou presque…
11 h 18. «Désolé! me lance le patron, un peu penaud. J’ai dix-quinze minutes à t’accorder; après, je dois aller faire mon pain.» Le temps est compté pour ce boulanger d’Echandens (VD).
Raconte-moi ton parcours en quelques mots.
Après mon BA à l’ECAL et quelques années à travailler en Suisse en tant que graphiste, j’ai décidé de faire mon master au Royal College of Art. Je ne pensais pas rester à Londres…
Mais?
La ville est tellement intéressante d’un point de vue culturel et créatif! Donc, peu après, j’ai ouvert un studio de design, travaillé pour des institutions culturelles, réalisé des événements food & design, des bread workshops – où le pain devient moyen de communication entre les gens.
Comment tu te retrouves là, dans ce café?
Mon rêve était d’avoir un espace où l’on fait du pain et des events créatifs. J’ai tout quitté pour aller apprendre le métier dans les boulangeries londoniennes pendant trois ans. Au début, j’avais une microboulangerie à la maison. Mais avec des kilos de farine partout, des horaires de nuit, ce n’était plus possible! J’ai cherché un local, mis en place une campagne Kickstarter, et on a ouvert ici il y a un mois. C’est cool!
Et alors, cette reconversion?
Je n’avais jamais eu de café avant, et ça marche bien. Les gens apprécient et c’est supergratifiant. Bien sûr, ça m’a coûté trois ans de vie complètement asociale et peu d’heures de sommeil…
Aujourd’hui, ta vie est définitivement ici?
Je pensais rester pour deux ans. Mais, après treize-quatorze ans, je suis toujours là!
Le centre de Londres, tu y vas des fois?
Non, jamais. Ce qui m’intéresse, c’est la vie de quartier. D’ailleurs, c’est un peu ma frustration. A cause des loyers chers, les gens ne restent jamais très longtemps…
Et la Suisse, dans tout ça?
C’est clair que je ne retournerai pas y vivre. Après quatre jours, je pète les plombs!
Pourquoi?
La sécurité. Là-bas, il n’y a pas de prise de risque. Ici, il faut te démarquer, être créatif. Ça te force à dépasser tes limites.
Éline
11 h 35. Alexandre regarde sa montre. Il est l’heure d’aller pétrir sa pâte. Sur mon Facebook, un message d’Eline: «Vu que je termine mon mémoire, je ne peux pas vraiment «perdre» de temps, donc si tu veux venir à ma rencontre, ce serait avec plaisir.» Hop, dans le tube direction la bibliothèque de City University, où je rencontre cette jeune femme qui termine son master en communication et médias.
Pourquoi faire des études à l’étranger?
A 23 ans, après avoir fait sciences po à l’UNIL, je ne voulais pas perdre de temps. Un master en Suisse, c’est deux ans, ici une année. Alors je suis venue, sans n’y avoir jamais mis les pieds!
Pas trop difficile, l’adaptation?
J’ai un parcours de vie atypique; je suis fille de diplomate. Vouloir partir, découvrir des gens, de nouvelles villes, c’est dans mon ADN!
Alors, Londres te plaît?
Je suis une fille de la ville. Ici, c’est immense, international, dynamique! Pour moi, la Suisse, c’est un peu petit, tu as vite fait le tour…
Justement, quel est ton lien avec la Suisse?
Même si je n’y ai pas vécu la majeure partie de ma vie, ça reste la maison. Il y a ma grand-mère, mes frères, les amis. Et le lac, les montagnes… A chaque fois que je rentre, c’est à couper le souffle. Cette nature me manque.
Mais y vivre?
Peut-être un jour, mais, là, je veux encore me faire un bagage. Tu sais, j’ai essayé de prendre racine. Sauf que, à un moment donné, tu t’ennuies. La Suisse est confortable. Elle ne te pousse jamais dans tes extrêmes.
Ici, en revanche…
Il y a tellement de compétition. J’ai posé 60 candidatures avant de trouver un poste d’assistante en relations publiques, alors que, en Suisse, j’aurais pu aller à trois entretiens. Et en plus je vis en colocation… Alors, oui, c’est un sacrifice que je fais, mais je compense avec un épanouissement personnel.
Le Brexit ne te fait pas peur?
Honnêtement, je m’en fiche. Je ne m’inquiète pas pour moi, mais plutôt pour les entreprises qui vont se délocaliser. J’ai peur que Londres perde beaucoup.
Adrien
14 h 35. La discussion aurait pu se poursuivre des heures encore, l’enthousiasme d’Eline étant contagieux, mais l’étudiante se voit obligée de retourner plonger son nez dans ses bouquins.
Jeudi, 12 h 30. La valise est prête, le vol est à 15 heures. Et Adrien me propose, finalement, un rendez-vous d’une petite demi-heure à Canary Wharf, au cœur du stress ambiant du quartier des affaires.
Comment t’es-tu retrouvé à Londres?
Je suis venu en 2005 en Erasmus pendant mon master; j’avais envie de voyager. Et l’occasion d’un job dans une banque s’est présentée à moi. Quand celle-ci a fait faillite, j’ai hésité à rentrer en Suisse… Idéalement, je voulais retrouver le même travail à Londres: mon ancien boss m’a réembauché dans sa nouvelle boîte, et voilà.
Donc cela fait plus de dix ans que tu vis dans la City.
Pas vraiment. En 2012, on m’a proposé de partir à Singapour, puis on m’a muté à Tokyo. J’y suis resté trois ans. C’était incroyable! Sauf que j’avais une copine en Europe… Avec la relation longue distance, il fallait que l’on se décide à se remettre dans la même ville. Je suis de retour depuis le début de l’année.
Pourquoi revenir là et pas ailleurs?
C’est l’endroit que je connais le mieux. En Suisse, je n’ai jamais eu une vie d’adulte. Ici, c’est presque revenir à la maison.
La Suisse, tu l’as définitivement oubliée?
Avant, je me disais que si je voulais avoir des enfants, ce serait en Suisse. Depuis Tokyo, je suis ouvert à tout, je ne fais aucun plan.
Mais est-ce que le pays te manque?
Le côté nature, oui. Cette nature immédiate, je ne la voyais pas quand j’y étais. Les bons amis et la famille aussi. Et la météo, un peu, quand même!
12 h 53. Adrien jette un regard aux multitudes de montres installées derrière lui. Le stress du trader. Un au revoir, trois bises à la suisse, il est temps de repartir.
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