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L’oreille cassée, version «girly»

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Jeudi, 1 Septembre, 2016 - 05:52

Enquête. Arborer un lobe troué devient une mode prisée des ados. Pourtant, au moment de chercher du travail, ces derniers s’aperçoivent qu’elle n’est ni si banalisée ni si réversible que ça.

Le plateau labial de Raoni le chef indien, vous visualisez? En voici la version auriculaire. Quand le bijou est plein, on l’appelle «plug» et quand il est vide, «tunnel», ce dernier étant le plus vendu car, comme dit le pierceur lausannois Hervé Sorrenti: «Si on se fait un trou, autant que ça se voie.» Ledit trou s’obtient en écartant progressivement un simple percement du lobe, à l’aide de bijoux ad hoc. La béance peut atteindre jusqu’à 5 centimètres de diamètre. Au final, on dit que l’oreille est «stretchée».

Florence Sorrenti, la femme d’Hervé et propriétaire de la boutique My Deadly Shop, à Lausanne, est une pionnière de cette pratique de modification corporelle. «C’était à la fin des années 90, j’étais étudiante aux Beaux-Arts à Avignon, je découvrais le body art. Le stretching, c’était une manière de se différencier, un acte marginal et contestataire.»

Aujourd’hui, ce serait presque le contraire. «Des gamines de 14-15 ans viennent réclamer leur plug simplement parce que c’est à la mode», s’agace Richard Anex, fondateur de la vénérable boutique de piercing genevoise Red Light District. Les professionnels exigent l’autorisation des parents, mais une ado n’a besoin de personne pour élargir le trou de ses boucles d’oreilles. C’est ce qu’a fait Jade à 16 ans, quand elle était au gymnase à Lausanne: «Mes parents ont un peu râlé, mais bon. Je trouve ça joli, une manière de s’approprier son corps.»

Même évolution de la clientèle chez Ethno Tattoo, à Lausanne, où œuvre Hervé Sorrenti. «Ces deux dernières années, la demande a doublé et débordé la tribu underground et masculine des débuts. Il y a plus d’ados, étudiants comme apprentis, et autant de filles que de garçons.» Après le tatouage et le piercing, le stretching perd donc de sa noirceur: c’était tribal, ça vire girly. Sur YouTube, les tutoriels foisonnent, volontiers intitulés «Comment convaincre vos parents». Sur les forums, les copines s’échangent des tuyaux: «Salut les filles! Comment fait-on pour porter un tunnel à ses oreilles?» «Hahahahahaha. La chose la plus simple au monde…»

Pas si banal que ça

Pas aussi simple, en fait. La preuve: si le marché du plug est en plein boom, celui de la reconstruction des lobes aussi. «De plus en plus de jeunes viennent nous demander conseil pour reboucher le trou, dit Méloé, collaboratrice chez Tribehole, à Genève. Ce sont les mêmes qui se sont fait poser un tunnel deux ans plus tôt: entre-temps, ils sont arrivés sur le marché du travail.»
Grand écart. Entre le look vécu comme normal par les ados et celui toléré par l’employeur potentiel, la marge peut faire mal.

Jean-Luc Fornallaz, qui aide les jeunes à accéder à leur premier emploi au sein de la fondation Jeunes@Work, section Genève: «Je me souviens d’un candidat, détenteur d’un CFC d’employé de commerce, qui cherchait un emploi dans une fiduciaire. Sauf qu’il avait des tatouages jusque sur les mains et le haut du cou, plus des plugs aux oreilles: rédhibitoire. Du coup, il allait aux entretiens d’embauche avec les lobes scotchés par-derrière et une épaisse couche de maquillage sur la peau… Les adolescents n’ont pas conscience que, dans le monde du travail, les codes ne sont pas les mêmes qu’entre amis.»

Quand ils s’en rendent compte et qu’il suffit d’enlever un anneau de piercing pour devenir job-compatible, tout va bien. Mais un trou dans l’oreille, une fois le bijou retiré, c’est franchement moche et ça ne se répare pas du jour au lendemain. Richard Anex évoque cette cliente, «stretchée à plus de 25 millimètres, qui a raté son engagement à HSBC parce qu’elle n’avait pas réussi à se faire réparer à temps».

Certes, le seuil de tolérance des employeurs s’est élevé. Un minibrillant sur l’aile du nez, un discret tatouage, ça passe désormais sans problème dans nombre de contextes professionnels, du supermarché à l’école. Certains employeurs affichent fièrement une politique d’engagement particulièrement «inclusive et libérale»: chez Ikea, tatouages et hijabs cohabitent à la caisse, et la maison compte plusieurs apprentis stretchés dans ses magasins suisses. Pourtant, «la plupart des employeurs, dès qu’il y a contact avec la clientèle, ne veulent pas prendre de risques, soutient Jean-Luc Fornallaz. Un trou dans l’oreille, c’est impressionnant. ça dépend de sa taille, bien sûr, mais, potentiellement, c’est un frein considérable pour décrocher d’un emploi.»

Pas si réversible que ça

Chez Tribehole comme chez Ethno Tattoo, les clients privilégient les trous relativement petits. «Nous conseillons de ne pas dépasser 6 millimètres, dit Méloé. Jusqu’à cette taille, on est sûr que le trou se refermera tout seul si on enlève le bijou.» Vraiment? Wassim Raffoul, chef du service de chirurgie plastique au CHUV, corrige: «Même un trou de piercing ne se referme jamais tout seul. Il peut devenir presque invisible, mais pour une cicatrisation complète il faut opérer.»

Deuxième grand écart. Chez ses jeunes adeptes, le stretching est perçu comme parfaitement réversible. «Je ne me suis pas projetée dans l’avenir, dit Jade, mais de toute façon, si je veux, demain, j’efface tout.» Une réversibilité en grande partie illusoire. «L’oreille est une zone à risques, le geste de réparation délicat, il laisse une cicatrice et, souvent, un lobe biscornu», avertit Wassim Raffoul, inquiet de la banalisation de «tous ces piercings» plus risqués qu’il n’y paraît, également en matière d’infections et de cicatrisations pathologiques.

Le chirurgien a vu les demandes de réparation de lobes augmenter depuis deux ans et estime à une quinzaine les opérations annuelles dans son service; les patients sont en général des jeunes en quête de travail, confirme-t-il.

Au CHUV, une réparation du lobe coûte de 1000 à 1500 francs, non remboursés. Il y a aussi un marché parallèle de la reconstruction, tenu par des pierceurs. Jade en connaît un en France voisine, Méloé ajoute que les plus réputés font des tournées et passent en Suisse. Et Wassim Raffoul frémit: «C’est une opération chirurgicale, qui nécessite la stérilité, une anesthésie. Il me paraît dangereux de faire ça hors contexte médical.»

Richard Anex, lui, a beau être un pionnier du piercing en Suisse, il refuse carrément de stretcher des oreilles. «Il me reste un stock de plugs, j’accepte de les vendre. Mais les gens n’ont qu’à se les poser tout seuls…» Agacé par l’effet de mode? Pas seulement. «Le problème du stretching, c’est l’odeur! Le trou sécrète une sorte de liquide plein de bactéries et sent très mauvais. Je ne veux pas de cette puanteur dans mon atelier…» En fait, Richard Anex est un repenti du piercing et des modifications corporelles en général. «Quand je vois que la nouvelle mode, c’est de se noircir le blanc des yeux ou de se fendre la langue en deux, je trouve ça vraiment con…»

Le coup de la langue, ça s’appelle le «splitting». Ames sensibles s’abstenir. Wassim Raffoul garde son flegme: «Vous savez, une langue, c’est plus facile à recoudre qu’une oreille…» 

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