Quantcast
Channel: L'Hebdo - Cadrages
Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Le cri d’alarme des chercheurs

$
0
0
Jeudi, 1 Septembre, 2016 - 06:00

Enquête. La place scientifique suisse est aux abois. Elle ne sait toujours pas si elle pourra rester associée au programme européen Horizon 2020. Le risque d’une fuite des cerveaux est réel.

La Suisse rayée de la carte européenne de la recherche? Ce scénario catastrophe, impensable avant la votation du 9 février 2014 sur l’immigration de masse tant la place scientifique accumulait les succès, apparaît aujourd’hui de plus en plus probable. Si la Suisse ne ratifie pas un protocole sur la libre circulation des personnes étendue à la Croatie dans les six prochains mois, elle se verra reléguée au statut d’Etat tiers concernant le programme européen Horizon 2020.

Et ses chercheurs, aussi talentueux soient-ils, seraient privés des bourses d’excellence de l’UE. Au Secrétariat d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation (Sefri), la tension est si palpable qu’il est impossible d’arracher la moindre déclaration à son chef, Mauro Dell’Ambrogio. Un silence assourdissant!

C’était hier, ou presque: en janvier 2013, la Commission européenne annonce qu’elle a choisi le projet de l’EPFL Blue Brain Project, de Henry Markram, pour en faire l’une de ses deux initiatives phares de l’avenir. Ce projet, qui vise à simuler le fonctionnement du cerveau grâce à un superordinateur, porte sur un budget d’environ 1,2 milliard d’euros. Indiscutablement, la place scientifique suisse est l’une des meilleures d’Europe. Elle s’affiche aussi comme l’une des grandes bénéficiaires du 7e Programme européen de recherche: ses hautes écoles en retirent plus d’argent que la Confédération n’y investit par sa contribution annuelle, d’environ 400 millions de francs.

A peine trois ans plus tard, cette même place est aux abois. Aujourd’hui, dans L’Hebdo, ses chercheurs sont unanimes à souligner l’importance de participer à Horizon 2020. Et leurs déclarations résonnent comme un cri d’alarme destiné au monde politique.

«Are you in or out?»

A la suite de la votation de 2014 qui a braqué l’Union européenne, celle-ci a placé la Suisse sur un strapontin pour ce qui est d’Horizon 2020, en lui concédant provisoirement un statut d’association partielle qui n’a rassuré personne. Ses conséquences se sont vite traduites dans les chiffres. Jusqu’en 2015, la Suisse n’a touché que 2,2% des fonds alloués par l’UE, contre 4,2% lors du programme précédent. Autre indicateur alarmant: elle n’assume plus que 0,3% des coordinations de projets, contre 3,9% auparavant.

Pour les chercheurs basés en Suisse, le climat d’incertitude ambiant est un poison. «Are you in or out?» ne cesse-t-on de leur demander à propos de leur participation à Horizon 2020. L’actuel statut bancal alimente les rumeurs. Côté européen, certains ont fait courir le bruit qu’un institut suisse ne pouvait plus assumer de coordination de projets, ce qui est faux. D’autres se mettent à réclamer une garantie de financement, ce qui n’est pas possible.

Impensable à Berne d’offrir une telle garantie par écrit, même si le Secrétariat d’Etat à la recherche fait tout pour soutenir ses chercheurs. Pour la période transitoire s’achevant à la fin de cette année, c’est lui qui finance la part suisse des projets européens (266 millions de francs en 2015), étant donné que la Confédération ne paie plus de contribution forfaitaire à l’UE comme par le passé. Jusqu’à présent, il n’a jamais remis en question le moindre projet déjà approuvé à Bruxelles.

Le contexte n’en demeure pas moins pesant, car Horizon 2020 n’attend pas les derniers développements de la crise politique entre Berne et Bruxelles pour continuer à tourner. Le 13 juillet dernier, le Secrétariat d’Etat à la recherche a demandé à ses chercheurs de rédiger leurs projets pour 2017 comme si la Suisse était de nouveau associée au programme européen. Dans l’urgence, ceux-ci ont dû demander à leurs partenaires de refaire les plans de financement dans les consortiums, ce qui n’a pas manqué de susciter quelques grincements de dents.

Le Secrétariat d’Etat table donc sur un scénario optimiste, sans que rien ne le fonde pour l’instant. A Neuchâtel, le professeur de l’EPFL Christophe Ballif est passé par tous les états d’âme ces derniers temps. Certes, les nouvelles ont été parfois rassurantes: ainsi, son centre de photovoltaïque a décroché un rôle de coordinateur pour un projet concernant une nouvelle génération de cellules solaires (lire Sept exemples de projets affectés), baptisé CHEOPS. Une preuve que le savoir-faire helvétique l’emportait sur toute autre considération.

La crainte d’être distancés

Mais en fin de compte, les faits illustrent l’ampleur des dégâts générés par la votation sur l’immigration de masse qui oblige le Conseil fédéral à ne pas respecter l’accord sur la libre circulation des personnes passé avec l’UE. Ainsi, en 2015, le CSEM (Centre suisse d’électronique et de microtechnique) a vu la somme de ses projets dans le cadre d’Horizon 2020 se réduire de 9 à 6 millions environ. «C’est une perte de revenus et de savoir-faire pour les chercheurs suisses, mais aussi pour notre industrie, qui participe à ces projets. Nous risquons d’être distancés par les meilleurs consortiums de projets dans le monde», s’inquiète Christophe Ballif.

Actuel président du Conseil national de la recherche du Fonds national suisse et futur président de l’EPFL, Martin Vetterli ne dit pas autre chose. «Le chercheur suisse n’est plus considéré comme un partenaire fiable. C’est une question uniquement politique, et non de compétences.»

Risque d’exode des cerveaux

Au Sefri, personne ne veut croire au scénario du pire. Si la Suisse était reléguée au statut d’Etat tiers, elle se verrait exclue, notamment, des bourses d’excellence ERC (European Research Council). Or, ces bourses sont la carte de visite des hautes écoles. Tout le monde est d’accord sur ce point: l’image de la place scientifique en pâtirait, avec un risque de brain drain (exode des cerveaux) à la clé.

«La Suisse aurait d’une part de la peine à attirer d’excellents chercheurs, et d’autre part elle perdrait les meilleurs qu’elle a déjà, car ce sont toujours les meilleurs qui s’en vont d’abord», note Peter Erni, directeur du réseau Euresearch en Suisse. Dans une chronique parue dans la NZZ en juin dernier, le secrétaire d’Etat, Mauro Dell’Ambrogio, s’interrogeait: «Quel footballeur talentueux jouerait dans un pays exclu des compétitions européennes, notamment de la Champions League?»

Poser la question, c’est déjà y répondre. Au cours des dernières décennies, la recherche s’est internationalisée au même rythme que l’économie s’est globalisée. Le recteur de l’EPFZ, Lino Guzzella, vient de le rappeler lors de la Journée de l’économie de l’association faîtière economiesuisse, à Berne: ses chercheurs entretiennent 8000 contacts avec des universités et partenaires industriels du monde entier, dont la moitié en Europe.

De tout temps, la place scientifique helvétique, qui offre des conditions-cadres très favorables, a accueilli à bras ouverts des chercheurs étrangers. A Bâle, l’Italien Ivan Martin travaille sur un projet innovant de traitement des blessures du cartilage. Il dirige une équipe de 30 collaborateurs venus du monde entier: d’Europe, bien sûr, mais aussi des Etats-Unis, d’Iran et d’Inde. «Si la Suisse était exclue d’Horizon 2020, nous ne pourrions pas attirer de tels spécialistes.»

Même son de cloche à Lausanne, où le médecin-chef au Service des maladies infectieuses du CHUV, Blaise Genton, participe au projet EbolaVac avec trois autres partenaires. Quand a éclaté cette épidémie, qui a fait 11 000 victimes dans cinq pays africains, notamment, l’UE a lancé un appel au développement d’un vaccin en débloquant un budget de 20 millions d’euros. Tout est dès lors allé très vite. «Nous avons fait une proposition dans les dix jours, puis obtenu un financement en quarante-cinq jours», explique Blaise Genton.

«Dans le développement d’un vaccin, il est rare que quelqu’un fasse une découverte décisive tout seul dans son laboratoire. C’est plutôt la synergie des travaux de plusieurs groupes ayant chacun leur spécificité qui débouche sur un produit plus performant», ajoute-t-il.

Science globale

Et si, malgré ce contexte d’une science globalisée, la Suisse était privée de son réseau européen? Et s’il fallait tout de même y penser, à ce plan B – une Suisse réduite au statut d’Etat tiers dans Horizon 2020 – que personne n’ose envisager? Le sujet est si sensible qu’aucun responsable ne veut se prononcer à ce propos. Interrogé, Martin Vetterli demande à pouvoir «jouer son joker», tout en précisant: «Le principe de la compétition tient en ce qu’elle est ouverte et internationale. On ne peut pas remplacer une concurrence au niveau européen par une autre réduite à l’échelon national.»

Il y a la question de l’argent, bien sûr. L’UE est la deuxième source de financement de la recherche en Suisse, après le Fonds national, qui dispose de 1 milliard de francs par an. Le 7e Programme européen de recherche a financé des projets suisses pour près de 500 millions par an entre 2007 et 2013. L’EPFL a touché à elle seule 300 millions d’euros, répartis sur 500 projets.

Mais la question financière n’est pas forcément la plus importante en cas de plan B. Le Parlement devrait rédiger une nouvelle loi en réglant notamment la question du remplacement des bourses d’excellence ERC. Cet exercice, le Secrétariat d’Etat à la recherche l’a déjà tenté en 2014, lorsque la Suisse s’est retrouvée face à un grand vide juridique après que l’UE a gelé toutes les négociations avec la Suisse. Durant six mois, elle a copié le modèle ERC en en reprenant toutes les règles pour offrir des bourses suisses.

Problème d’attractivité

Deux problèmes ont surgi. Celui de l’attractivité tout d’abord: aucun chercheur européen de pointe n’est attiré par une bourse suisse s’il peut en décrocher une bien plus prestigieuse. Celui des panels d’évaluation ensuite: il a été quasiment impossible de les composer avec des experts de pointure internationale. Bilan de l’exercice: «Plus jamais ça!» s’exclame un spécialiste.

Au niveau politique, les anti-Européens se sont réjouis du Brexit, le 23 juin dernier. Dans cette Grande-Bretagne claquant la porte de l’UE, ils ont cru voir un futur allié de poids pour la Suisse. Dans les faits, ce n’est pas le cas pour l’instant. Tout simplement parce que le calendrier des négociations est totalement différent. La Suisse doit trouver une solution dans les six prochains mois. Quant aux Britanniques, ils ne quitteront pas l’UE avant deux ans, voire cinq, plus vraisemblablement.

Martin Vetterli craint le climat d’incertitude qui pourrait entourer le financement du programme Horizon 2020. «Dans la perspective de la future perte d’un gros contributeur comme la Grande-Bretagne, l’UE pourrait durcir sa position face à la Suisse. Nos chances de trouver un accord avec elle se sont péjorées», estime-t-il. Sans parler du fait que des membres de l’UE moins compétitifs sur le plan scientifique ne seraient pas mécontents de voir deux pays de pointe quitter le club.

Le plus frustrant dans tout cela, c’est que les chercheurs, premières victimes expiatoires de la votation de 2014, dépendent d’un accord politique sur lequel ils n’ont aucune prise. Au Conseil fédéral, le pilote du dossier est Johann Schneider-Ammann, qui veut y croire et répète à qui veut l’entendre qu’«il n’y a pas de plan B». Certes, le pire n’est jamais sûr et la panique n’est pas de mise. Mais l’érosion de la place scientifique suisse a commencé. 

Edition: 
Rubrique Print: 
Image: 
Christophe Chammartin Rezo
Rubrique Une: 
Auteur: 
Pagination: 
Pagination masquée
Gratuit: 
Contenu récent: 
En home: 
no

Viewing all articles
Browse latest Browse all 2205

Trending Articles