Rencontre. Elle a fait du plurilinguisme sa cause. Mais à quoi bon bâtir des ponts pour ceux qui n’en veulent pas? Lauréate du prix Oertli 2016, Claudine Brohy trouve encore des raisons d’y croire.
«Le plurilinguisme est une ressource naturelle de ce pays. Ne pas l’exploiter, c’est comme vivre au bord de l’eau sans apprendre à nager.» Claudine Brohy sourit, à l’ombre d’une somptueuse terrasse dominant la Basse-Ville de Fribourg. C’est une chercheuse, elle en impose dans les congrès par sa précision et sa compétence. Mais c’est aussi une chaleureuse avocate de la vie linguistiquement augmentée, elle met dans le mille, car elle parle d’expérience. Exemple: «J’avais une petite cousine trisomique. Elle ne savait ni lire ni écrire mais elle était parfaitement bilingue!»
Après trois décennies de recherche, d’enseignement et d’activités de promotion de l’enseignement plurilingue, la linguiste reçoit aujourd’hui, en même temps que la traductrice Ursula Gaillard, le prix Oertli. La voilà honorée pour son action de «bâtisseu[se] de ponts entre les régions linguistiques». Applaudissements. Mais, sans vouloir gâcher l’ambiance, on ne peut s’empêcher de lui rappeler que les nouvelles sont plutôt déprimantes sur le front du plurilinguisme helvétique. Voyez le recul du français à l’école primaire alémanique: à quoi bon bâtir des ponts pour ceux qui n’en veulent pas?
Le sourire se fait soupir. «C’est vrai, ce recul est préoccupant. Je crains qu’on n’en arrive à des votations, avec une vilaine campagne qui bétonne les préjugés. Quel dommage: il n’y a pas si longtemps, les Alémaniques étaient tellement francophiles…» La vaillante bâtisseuse s’empresse néanmoins d’énumérer les raisons d’espérer. Le peuple fribourgeois a rejeté l’enseignement bilingue à l’école obligatoire?
Certes, mais à l’université, où elle travaille, «les compétences des futurs enseignants d’allemand se sont améliorées». En Valais, à Neuchâtel, à Bienne, à Fribourg, l’enseignement immersif fait des progrès. La maturité bilingue a le vent en poupe et «les écoles professionnelles sont en train de mettre le paquet pour développer des diplômes analogues». Bilan? «Ça avance. Même si c’est trop lentement.»
Mais il n’y a pas que l’école. Claudine Brohy a été élevée dans une famille aux origines mélangées – françaises, allemandes et suisses – qui trouvait tout naturel de ne pas gaspiller les ressources linguistiques à disposition. Ainsi, ses parents étaient bilingues mais, vu qu’à la maison la langue dominante était le français, la fillette a été scolarisée en allemand. En l’écoutant, on pense à tous ces enfants de familles mélangées qui se retrouvent bêtement monolingues parce que le père, ou la mère, a renoncé à transmettre sa langue. «Dernièrement, j’ai conseillé un garçon germanophone pour son travail de maturité. Ce qu’il voulait, en fait, c’est comprendre pourquoi sa mère ne lui avait pas parlé français.»
Oui, pourquoi tous les couples mixtes de ce pays ne raisonnent-ils pas, tout naturellement, comme ceux de Claudine Brohy? Pourquoi ce formidable gaspillage de ressources linguistiques? «Il me semble, tempère la linguiste, que la situation s’améliore: de plus en plus de familles maintiennent deux ou même trois langues à la maison. Il y a quelques décennies encore, les préjugés étaient puissants: attention au risque de mélange et à la confusion mentale!
Il y avait cette idée du bilinguisme patricien, développée notamment par le Fribourgeois Gonzague de Reynold: il fallait que l’apprentissage soit tardif, et réservé à l’élite. Pour le bon peuple, le bilinguisme était dangereux.» Où l’on voit que le succès de la matu bilingue et l’insuccès de l’immersion précoce ne viennent pas de nulle part.
Freins puissants
Aujourd’hui, avec la caution de la science, cette peur du mélange est surmontée. N’empêche, des freins restent, puissants et informulés. «Les langues, c’est comme les religions: ça réveille des enjeux de pouvoir et des conflits de loyauté. Ce qui me frappe, c’est que les futurs parents se laissent souvent surprendre. Je leur répète: il faut en parler avant l’arrivée de l’enfant. Et aussi commencer dès sa naissance: si, lorsqu’il a 3 ans, vous décidez de but en blanc de changer de langue avec lui, il ne marchera pas!»
Mais il n’y a pas non plus que les parents. «Les jeunes adultes arrivent sur le marché du travail et se mordent les doigts de n’avoir pas fait de séjour linguistique: il faut savoir quitter son copain ou sa copine durant six mois pour profiter de l’âge où c’est possible…»
En somme, la bonne gestion des ressources linguistiques, c’est comme l’écologie: «Tout le monde porte sa part de responsabilité.»