Michel Guillaume et Yves Genier
Eclairage. Le texte soumis par les Verts en votation le 25 septembre cherche à forcer la Suisse à innover pour préserver les ressources. Sauvera-t-on la planète de cette manière?
L’initiative «Pour une économie verte», qui prône une baisse de la consommation des ressources d’environ 65% d’ici à 2050, conduit-elle inexorablement la Suisse à la ruine? Le site internet de campagne de ses détracteurs, gruener-zwang.ch, le laisse clairement entendre. Fini le tendre filet mignon arrosé d’un bon vin! Tout le monde se fait végétarien, prend des douches froides le matin et reste confiné à la maison durant les vacances.
A l’évocation de ces clichés éculés, Christian Roggeman éclate de rire. «Non, je ne suis pas encore végétarien, mais j’ai déjà des panneaux solaires sur mon toit pour prendre des douches chaudes. Et les économies d’énergie ainsi réalisées me permettent de financer des voyages!»
A Lausanne, ce Belge de 52 ans, père de trois enfants, est à la tête d’une start-up qui développe le concept de panneaux d’isolation à base d’herbe des prairies. Dans ce marché, l’économie traditionnelle utilise encore à 95% des produits non recyclables. En offrant des isolants alternatifs, l’économie verte creuse, certes lentement, son sillon, mais affiche des taux de croissance à deux chiffres chaque année. «C’est elle qui constitue l’avenir. Il faut accélérer l’inéluctable», tranche-t-il.
Cercle vertueux
En 2013, Christian Roggeman s’est brutalement remis en question. Après une formation commerciale, il avait travaillé durant vingt ans comme cadre, voire directeur général, en vendant des «produits de la construction et de décoration en phase de fin de vie, comme le papier peint». Puis il a tout lâché et investi la quasi-totalité de ses économies – plusieurs centaines de milliers de francs – dans une nouvelle aventure. C’en est une: pour l’instant, il ne s’accorde aucun salaire.
Sa start-up, qui occupe une petite dizaine de personnes, commercialise un isolant à base d’herbe des prairies, le Gramitherm. «Je suis tombé amoureux de ce produit en raison de son bilan carbone négatif. Chaque kilo de Gramitherm absorbe 1,4 kilo équivalent de CO2», s’enthousiasme Christian Roggeman, qui a racheté le brevet à son inventeur suisse, Stefan Grass. Les fibres d’herbe, fauchée en Allemagne voisine, sont traitées et séchées avant d’être comprimées pour en faire des panneaux d’isolation dans une usine située en France voisine, près de Grenoble. Lors de l’opération de défibrage, la partie liquide de l’herbe est utilisée comme combustible dans une installation de biogaz, qui redonne l’énergie nécessaire au séchage de la fibre.
«Nous sommes ainsi dans un cercle vertueux de fabrication.»
«Une agréable odeur de foin»
Rares sont encore les architectes qui connaissent le produit. Mais ceux qui l’ont testé le recommandent chaudement. Ainsi, Michel Lardieri, du bureau Dmarch, à Lausanne, l’a découvert en 2010 déjà, lorsque son inventeur, Stefan Grass, le produisait dans une petite usine à Chavornay, qui a été victime d’un incendie. Il en a utilisé pas moins de 1000 m2 dans le cadre de la rénovation d’un bâtiment historique, l’Hôtel de Ville d’Orbe, un chantier de près de 8 millions de francs.
«Dans une démarche de construction écosensible, nous nous sommes fixé comme but de travailler avec des produits se trouvant dans un rayon de 25 kilomètres», témoigne-t-il. Son verdict, cinq ans après la fin des travaux: «Nous n’avons eu aucun problème. En termes de qualité de panneaux, le Gramitherm arrive à concurrencer les autres produits de fibres naturelles, de roche et de bois par exemple. Cet isolant est un peu plus cher, mais c’est un produit naturel qui dégage une agréable odeur de foin.»
A Cap-Ferret, en Gironde, le maître d’œuvre Philippe Cologni fait la même expérience ces temps-ci. Il rénove une maison de bois pour 1 million d’euros. «C’est un produit d’une grande efficacité sur le plan thermique. Je suis persuadé qu’il trouvera sa niche, car il plaît à une clientèle plutôt aisée, qui aime le bio et le naturel.»
Pour Christian Roggeman, le pari n’est pas gagné. Il espère que sa start-up décollera vraiment ces deux prochaines années, comptant dégager un chiffre d’affaires de 2,5 millions de francs en 2018. Les signes sont positifs. L’industrie de l’isolant se trouve à un vrai tournant historique. Régnant en maître incontesté sur le marché européen, le groupe français Saint-Gobain et sa filiale Isover ne juraient jusqu’ici que par la laine de verre, difficilement recyclable et énergivore.
Or, cette année, ils viennent de racheter un fabricant de panneaux en bois et de créer un centre de recherche pour les produits biosourcés. «Cet exemple montre qu’il y a une prise de conscience pour des produits alternatifs avec la volonté d’en produire de gros volumes», relève Christian Roggeman.
Pas de faillites
Pourtant, de la prise de conscience à la conversion de masse, il y a un fossé que l’économie hésite à franchir, de peur de se faire engloutir par les coûts. L’imposition d’un cadre contraignant forçant entreprises et ménages à réduire de deux tiers leurs recours aux ressources naturelles d’ici à trente-quatre ans va-t-elle les forcer à mettre la clé sous le paillasson?
«Certainement pas, répond le climatologue Martin Beniston, professeur à l’Université de Genève. L’industrie automobile jurait, à la fin des années 1970, qu’elle ne pouvait pas installer de catalyseurs sur les petits modèles de voitures. Pourtant, elle a dû se plier à cette contrainte, comme à beaucoup d’autres. Aucun constructeur n’a jamais fait faillite à cause de cela!» Non seulement l’industrie automobile a surmonté cette épreuve, mais elle a prospéré les décennies suivantes.
Loin d’assommer les entreprises, une réglementation contraignante les stimulerait-elle au contraire? Cette affirmation a été théorisée il y a plus de vingt ans par un professeur de Harvard, Michael Porter, référence mondiale en matière de gestion d’entreprise. Forcées à faire un usage plus parcimonieux des ressources et à réduire leurs émissions polluantes et leurs déchets, les entreprises investiraient dans des outils de production non seulement plus économes mais aussi plus efficients. Elles y gagneraient en maîtrise de leurs besoins et, surtout, de leurs coûts, qui se verraient réduits. Ce dont s’inspirent plusieurs multinationales, dont Ikea et Unilever, et qui incite Saint-Gobain à investir à son tour.
«Encourager L’industrie»
Cette hypothèse, qui séduit les milieux environnementaux et a inspiré maintes politiques environnementales, ne fait pourtant de loin pas l’unanimité dans les milieux académiques, particulièrement chez les économistes. Au fil des études, les spécialistes n’ont toujours pas pu étayer l’existence d’un lien systématique, même si des exemples isolés tendent à montrer le contraire. Il n’est même pas certain que des emplois soient créés, avancent certaines études. Un constat qui amène Martin Beniston à observer que «l’industrie ne va pas agir de son propre chef. Elle doit être encouragée.»
La contrainte est-elle vraiment efficace? Parue en 2014, une étude de l’institut de recherches conjoncturelles KOF, rattaché à l’EPFZ, décrit la réticence des entreprises à investir dans des technologies innovantes et favorables à l’environnement. En effet, ces technologies sont plus risquées, donc plus chères, que celles qui sont établies, et leurs promesses de bénéfices par conséquent plus lointaines. Aussi ses auteurs suggèrent-ils l’instauration de «conditions de marché plus favorables pour enclencher la machine privée à innovations vertes». En clair, mieux vaut manier la carotte plutôt que le bâton pour faire avancer les choses.
Cette approche paraît néanmoins trop étroite au géographe et philosophe Dominique Bourg, professeur à l’Université de Lausanne. «On ne peut pas laisser au marché le soin de décider la direction à prendre. Il faut une incitation globale.»
Le dernier mot aux Chambres
Quelle direction faut-il donc prendre? Non seulement celle d’une économie plus respectueuse des ressources naturelles, mais aussi mieux à même de répondre aux attentes du public. «La croissance telle que nous la connaissons aujourd’hui ne nous rend pas plus heureux. Elle détruit des emplois et accroît les inégalités. Pour résumer, elle ne tient pas ses promesses», poursuit le philosophe.
Peut-être. Mais peut-on résumer cette évolution par un simple chiffre inscrit dans la Constitution, à savoir le nombre de planètes à consommer? «Ce chiffre est évidemment approximatif, répond Martin Beniston. Pour être pertinent sur le plan scientifique, il faudrait décomposer la multitude d’activités humaines et quantifier leur impact sur l’environnement, ce qui est très difficile à faire. A moins que l’on ne choisisse des unités de mesure plus immédiatement lisibles, comme la consommation d’eau ou de tonnes équivalent pétrole. Mais au moins le texte soumis au vote montre-t-il la bonne direction», conclut le climatologue genevois.
En fait, les effets concrets sur l’innovation, l’économie et les emplois dépendront moins de l’orientation générale que donne le texte de l’initiative que de la traduction qui en sera faite par les Chambres au moment de légiférer sur les mesures d’application.