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Trois mois dans la peau d’un chauffeur Uber

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Mercredi, 7 Septembre, 2016 - 06:00

Grégoire Praz

Immersion. Journaliste indépendant, Grégoire Praz a effectué plus de 500 courses comme chauffeur UberPop. Il raconte sa plongée dans ce monde en pleine mutation.

A l’arrêt devant la gare de Montreux, je me suis presque assoupi dans la moiteur de ma voiture, une Toyota Auris hybride blanche avec des plaques valaisannes. Il fait très chaud. Mon smartphone vibre enfin. Un point blanc sur fond noir clignote. Je clique, le nom et l’emplacement du client apparaissent sur l’application. J’ai l’impression d’avoir décroché le jackpot: c’est la première de mes 512 courses dans la région lémanique comme chauffeur UberPop, la catégorie ouverte à tous, sans permis professionnel de taxi (lire UberPop, UberX, UberBlack: comment s'y retrouver).

Premiers pas

Uber fait régulièrement la une des médias du monde entier. Pourquoi la start-up californienne fondée en juin 2009 par Travis Kalanick et Garrett Camp, qui réalise un milliard de trajets dans 506 villes de la planète, suscite-t-elle à la fois tant d’intérêt et de haine? C’est en tombant par hasard sur une publicité bleu azur et turquoise sur Facebook, qui vantait le bonheur de devenir partenaire Uber indépendant, que j’ai décidé de sauter dans cette aventure.

Le pas n’est pas facile à franchir. Travis Bickle, le chauffeur devenu fou dans le film Taxi Driver, de Scorsese, hante mon esprit. Suis-je assez diplomate, capable de faire face à la paranoïa urbaine, de supporter la mauvaise humeur des clients et les horaires de nuit? Malgré mes hésitations et les doutes de mes proches, je me lance. Début juin, je remplis le formulaire d’inscription sur le site Uber Suisse et me rends au bureau local de Lausanne, situé à Crissier, dans la zone industrielle.

L’agence ne paie pas de mine. Elle se situe dans une cour intérieure. Une seule employée, une jeune femme blonde très sympa avec un léger accent français, m’accueille. Difficile d’imaginer qu’Uber pèse 70 milliards de dollars en Bourse. Avant d’entrer, il faut s’inscrire sur une tablette montée sur pied. L’endroit est sobre, les meubles design, la décoration minimale. Nous sommes cinq à attendre. Des macarons promotionnels bleu ciel sont à disposition sur la table en pin clair.

La jeune femme, décontractée derrière son ordinateur portable marqué Uber, nous fait visionner sur grand écran une courte vidéo de présentation de la société et de l’activité de chauffeur Uber. Quelques candidats sont dépités, car leurs voitures ont plus de 10 ans et ne sont pas acceptées par Uber.

Les formalités sont rapides: une copie du casier judiciaire, le permis de conduire et la carte grise du véhicule. L’employée Uber explique qu’il suffit d’installer l’application sur son smartphone pour se lancer. Me voilà devenu un partenaire UberPop.

Devant le bureau, je me sens appartenir à un mouvement global, une communauté mondiale innovante et visionnaire de la mobilité 2.0. C’est grisant.

Quand on commence chez Uber, on se retrouve pourtant vite perdu dans les méandres de l’application, confronté aux problèmes de géolocalisation et aux réactions de mauvaise humeur de certains clients. Uber n’a pas de numéro de téléphone, uniquement une adresse e-mail. J’aurais aimé avoir un mentor. Je l’imaginais comme le collègue dégarni et philosophe de Taxi Driver. Uber propose bien de parrainer d’autres chauffeurs contre rémunération, mais peu de rencontres sont organisées hormis quelques portes ouvertes à Genève et à Lausanne. Je suis certain que la majorité des conducteurs Uber se sont sentis aussi démunis que moi à leurs débuts.

Nerveux et pressés

Je n’ai d’ordinaire pas l’instinct grégaire, mais je suis rassuré que d’autres partenaires partagent le même destin que moi. Paradoxalement, je communique assez peu avec les chauffeurs lorsque je suis en course. Souvent, les trajets s’enchaînent et lorsque le travail est fini, je n’ai plus envie de discuter de taxis.

Pourtant, les partenaires Uber sont facilement reconnaissables. Ils n’arborent aucun macaron mais ils ont un certain style: nerveux, pressés, en principe jeunes et dynamiques, les yeux vissés sur leur smartphone accroché au tableau de bord. J’échange parfois quelques regards complices à travers la vitre de ma voiture, quelques mots sur le trottoir entre deux courses.

Je discute régulièrement avec un Albanais d’une trentaine d’années qui se gare souvent dans la même zone que moi. Il me dit être actuellement sans emploi et roule pour Uber depuis presque une année. Il m’avoue que c’était très dur au début, qu’il ne gagne pas tant que ça. Il ne sait pas combien de temps il pourra encore tenir. Pourtant, nous sommes des centaines de fourmis à sillonner les rues à la recherche de passagers. Difficile d’en connaître le nombre exact. Un porte-parole d’Uber Suisse parle de «quelque 1000 chauffeurs actifs en Suisse romande et environ 40 000 utilisateurs qui effectuent chaque mois des courses sur la plateforme».

Certains chauffeurs rencontrés sont Ethiopiens, Somaliens, d’autres Albanais, mais il y a aussi beaucoup de Portugais et de Suisses. La plupart cherchent à survivre en arrondissant leurs fins de mois tandis que d’autres rêvent de devenir des Uber X ou Black, des taxis professionnels qui pourront prendre des passagers à l’aéroport de Genève et décrocher le jackpot.

Comme ce quinquagénaire dynamique, d’origine portugaise et père de trois enfants qui était autrefois restaurateur et s’est lancé comme chauffeur dès l’arrivée d’Uber à Lausanne au début 2015: «Uber me permet de rester jeune et ouvert d’esprit, d’être en contact avec l’innovation. J’ai l’esprit entrepreneur et je suis convaincu qu’Uber a une utilité sociale. J’ai pris un jour une femme enceinte qui perdait ses eaux. Après cette course, je me suis senti bien. Je viens d’ailleurs de terminer mon permis professionnel de taxi.»

Devenir partenaire Uber, c’est d’abord un état d’esprit, accepter d’entrer dans un univers aux valeurs fortes, presque religieuses, sous peine d’en être rapidement exclu: les dix règles, la notation sous forme d’étoiles, l’attitude correcte exigée en toutes circonstances. Uber, c’est aussi un monde à l’américaine où tout devient possible pour les esprits entrepreneurs. Certains chauffeurs que j’ai rencontrés ont d’ailleurs décidé de monter leur propre business: un pool de plusieurs voitures et de chauffeurs salariés (à 50% du chiffre d’affaires). Grâce aux mois passés en UberPop, ils ont pu se constituer une clientèle privée.

Clients étudiants

Près de 80% des passagers rencontrés pendant mon enquête sont des étudiants de l’Ecole hôtelière de Lausanne (EHL) et des divers campus universitaires de la ville. La plupart me disent qu’Uber leur «sauve la vie». Ils ne pourraient pas se permettre de prendre les taxis traditionnels qui sont trop chers et considèrent pour la plupart que leur service n’est pas à la hauteur du prix demandé. Ils trouvent également les chauffeurs Uber beaucoup plus sympathiques que ceux des taxis traditionnels.

De nombreux étudiants utilisent Uber pour rentrer d’une soirée arrosée, après la fermeture de la bibliothèque du Rolex Learning Center ou lorsque les transports publics s’arrêtent pour la nuit. Une part non négligeable de la clientèle est aussi constituée d’hommes d’affaires pressés qui apprécient le service pour sa rapidité et sa facilité d’utilisation: pas d’argent liquide à donner au chauffeur et une application efficace. Les touristes étrangers qui connaissent Uber dans leur pays d’origine font également partie de ma clientèle régulière.

De nombreux passagers ne sont pas au courant qu’Uber prélève une commission de 30% sur les courses UberPop. D’ailleurs, les clients s’intéressent peu aux conditions de travail des chauffeurs. Leur but premier est d’arriver le plus vite possible à destination et à moindre coût. J’ai remarqué que les jeunes femmes sont souvent angoissées lorsqu’elles entrent dans la voiture. Elles hésitent à se mettre sur le siège avant et suivent scrupuleusement le trajet de la course sur l’application pour vérifier si le chauffeur prend la bonne route et ne tente pas de les arnaquer. D’autres passagers plus décomplexés se livrent facilement.

La proximité entre le chauffeur et le passager dans les taxis Uber est souvent propice aux confidences, notamment parce que le passager monte en principe à l’avant du véhicule pour ne pas éveiller les soupçons de la police des taxis. Comme cette quadragénaire, les cheveux en bataille, qui sort visiblement d’une nuit d’insomnie et rentre chez elle de bon matin en survêtement de sport. Avant de sortir de la voiture, elle se tourne vers moi et me raconte alors toute sa vie mouvementée. J’arrête la course et l’écoute poliment pendant près d’une heure.

Elle m’envoie ensuite un SMS: «Je ne sais pas pourquoi je vous ai raconté toute ma vie. C’est la première fois que ça m’arrive.» Une autre cliente, la trentaine, bon chic, bon genre, m’avoue un matin avant de se rendre au travail qu’un chauffeur lui a confié être à l’assurance invalidité et rouler pour Uber sans être déclaré. Les confidences vont dans les deux sens.

D’autres passagers sont des personnages connus, comme ce multimillionnaire romand aficionado d’Uber que je prends dans la zone industrielle de Crissier. Quand il entre dans ma voiture, je le reconnais immédiatement. J’essaie de briser la glace, il s’intéresse beaucoup à ma démarche journalistique et me parle de ses investissements dans la nouvelle économie du partage. Je suis justement en train de lire le nouvel ouvrage de Luc Ferry sur le transhumanisme, une discussion très philosophique s’engage et l’homme d’affaires note la référence du livre sur son smartphone tout en me remerciant de ce moment «sympathique» passé en ma compagnie.

Avec d’autres clientes en revanche, comme certaines étudiantes fortunées de l’EHL, le contact est difficile à nouer. Je me sens totalement déshumanisé, un individu-fonction, un être vide et invisible au service de la bonne volonté de la passagère. Elles prennent d’ailleurs souvent possession de mon espace en écoutant leur musique, discutant bruyamment avec leurs collègues. Certaines poussent même le snobisme jusqu’à laisser la porte ouverte en sortant de la voiture pour bien marquer leur supériorité sociale.

D’ailleurs, en surfant par hasard sur l’internet, je tombe sur une analyse sociologique des chauffeurs de taxis lausannois réalisée en 2011 pour un séminaire à l’Université de Lausanne. Il en ressort notamment que le métier de taxi ne bénéficie pas d’une grande reconnaissance sociale: c’est souvent «un métier de repli exercé par des hommes de plus de 35 ans, d’origine étrangère et sans diplôme ou socialement déclassés».

L’illégalité d’UberPop

Les chauffeurs UberPop subissent d’ailleurs un double déclassement social, car leur activité est actuellement considérée comme illégale par les autorités municipales lausannoises. Et si ce parfum d’illégalité motive paradoxalement certains jeunes passagers à essayer l’application, les chauffeurs sont effectivement régulièrement amendés par la police lausannoise des taxis. J’en ai fait l’expérience.

Il est 3 h 40 du matin, c’est une nuit d’été animée à Lausanne. La géolocalisation de l’application Uber s’est encore trompée d’emplacement, je me retrouve malgré moi au Flon, le quartier branché de la ville. J’évite en principe de prendre des courses dans cette zone la nuit, les clients sont souvent désagréables et avinés. Je m’approche du passager, un jeune homme en t-shirt blanc et sweat à capuche grise. Il pianote nerveusement sur son téléphone portable en attendant sur le trottoir en face de l’arrêt des taxis. J’hésite à garer ma voiture, j’ai un mauvais pressentiment. Soudain, une plaque de police se colle à ma vitre. Un homme bedonnant en civil avec une veste bleu nuit me demande avec insistance d’arrêter le véhicule.

«Police des taxis de Lausanne, contrôle d’identité! Vous savez qu’Uber est illégal à Lausanne?» Mon passager a été pris en flagrant délit de commande sur son téléphone, rien ne sert de nier. Je lui réponds qu’Uber n’est pas illégal, à ma connaissance. Je lui demande s’il n’a pas mieux à faire que racketter les chauffeurs Uber, alors que des dealeurs vendent leurs doses à quelques mètres de nous. Le ton du policier est un peu hésitant lorsque je lui apprends que je suis journaliste. Après dix minutes de discussion, le passager grimpe quand même dans ma voiture et je repars pour finir ma nuit.

Quelques semaines plus tard, une amende de 500 francs tombe dans ma boîte aux lettres. Je ne me fais pas trop de souci, de toute façon, c’est Uber qui assume le paiement de ces amendes. Cet incident montre tout le paradoxe d’Uber qui ne se considère pas comme une compagnie de taxis tout en proposant les mêmes services. Alors comment classer l’entreprise Uber dans la législation actuelle sur les taxis? Il n’existe que peu de jurisprudence en la matière.

Le Tribunal cantonal vaudois a rejeté, en avril 2016, la demande d’Uber de faire modifier le règlement intercommunal des taxis (RIT). Il a considéré que l’entreprise américaine n’était pas une compagnie de taxis mais que son application pouvait quand même être considérée comme une centrale d’appel.

A Genève, une révision de la loi sera d’ailleurs en discussion fin septembre au Grand Conseil. A Lausanne, le municipal Pierre-Antoine Hildbrand a repris les rênes du département qui surveille les taxis. Libéral-radical, il se dit partiellement favorable au nouveau modèle économique proposé par Uber mais, en tant que municipal, il est obligé de faire respecter le règlement actuel par des contrôles. Il concède que la situation actuelle n’est satisfaisante pour personne et dit réfléchir à une solution qui irait dans le même sens qu’à Genève.

En Suisse alémanique, la mentalité semble différente, UberPop et UberX circulant sans grand problème, notamment à Bâle et à Zurich.

Nouveaux acteurs

Profitant de la zone grise d’une législation qui n’a pas encore pu suivre les récentes évolutions de la technique, Uber entre avec force et de gros moyens sur le marché monopolistique et très réglementé des taxis. Il casse les prix en proposant un service deux à trois fois moins cher. Uber ne se considère pas comme une compagnie de taxis mais uniquement comme un prestataire de services technologiques.

Comme d’autres plateformes de l’économie collaborative du genre BlaBlaCar ou Airbnb, la motivation principale avancée par ces nouveaux acteurs est le souci de faire des économies en ayant accès à des services de qualité sans passer par des intermédiaires inutiles et coûteux. Uber remplace les centrales téléphoniques d’appel et les compagnies de taxis par une application. Par sa communication d’entreprise, il tente de donner une image d’altruisme et de désintéressement en se positionnant comme un acteur incontournable de la mobilité urbaine 2.0.

Il veut servir au mieux les intérêts tant des passagers que des partenaires et des autorités. Il y a pourtant dans les faits un transfert de charges et de responsabilités en direction du travailleur. Un particulier utilise sa propriété personnelle (voiture ou logement) pour fournir un service payant à un autre particulier qui n’est donc pas soumis aux charges sociales.

Le chauffeur: grand perdant?

Le grand perdant de ce modèle d’affaires, c’est du coup le partenaire qui doit assumer tous les frais et les risques de son activité. C’est le principe d’extrême flexibilité du travailleur et de faible rémunération, qui permet à Uber de casser les prix. Pas de bureaucratie ni de contrats à signer, mais le chauffeur, en utilisant l’application, doit tout de même accepter un contrat qui fixe les limites de son activité. Dans ce contrat, le chauffeur doit par exemple reconnaître et accepter que la «société est un prestataire de services technologiques qui ne fournit pas de service de transport». De plus, Uber se dégage de toute responsabilité en cas d’accident, de maladie ou tout incident qui pourrait survenir pendant l’activité.

C’est au partenaire de veiller à sa couverture d’assurance adéquate, au bon état de son véhicule, au respect des règles de la circulation et à sa bonne condition physique. «Le conducteur est responsable de lire et comprendre ce qu’il accepte et signe, nous répondons bien sûr à toute question qu’il aurait à ce sujet.» De plus, le chauffeur doit respecter certaines directives d’Uber: accepter le maximum de courses, avoir une note ne descendant pas sensiblement en dessous de la note moyenne des conducteurs sur le réseau (actuellement 4,7) sous peine d’exclusion de la plateforme.

Selon le professeur Kurt Pärli, spécialiste de droit du travail à l’Université de Bâle, qui a réalisé la première étude juridique de fond sur les rapports de travail chez Uber, ces conditions posées par l’entreprise entraîneraient un rapport de subordination et feraient du chauffeur un salarié. Uber ne prend pas très au sérieux le travail du professeur, qui a été mandaté par le syndicat Unia, et considère l’étude comme une série d’hypothèses inexactes sur la question du statut d’indépendant. Pour l’entreprise, il revient aux juges de se prononcer sur cette question, non pas à un seul professeur ou à Unia.

Ce que le syndicat pointe, c’est le transfert de charges: il précarise le travail des chauffeurs Uber, qui doivent turbiner sans protection sociale pour un bénéfice infime, au péril de leur santé, souvent en plus d’une autre activité professionnelle. Selon ma propre expérience, en UberPop, en travaillant neuf heures par jour, on ne peut guère espérer gagner plus de 4000 francs par mois, sans compter les dépenses et les frais du véhicule.

Si l’on en croit le TCS, les frais d’utilisation d’un véhicule se montent à 75 centimes par kilomètre pour un véhicule ou socialement déclassés 35 000 francs (le prix de ma voiture). Pour 15 000 kilomètres parcourus en trois mois, cela représente 11 250 francs, tout compris. Il ne reste donc quasiment rien après trois mois de travail. C’est ce qui pousse les chauffeurs UberPop à travailler plus que de raison pour espérer un gain.

Uber insiste d’ailleurs sur le fait qu’UberPop n’est pas conçu pour gagner de l’argent mais pour acquérir un revenu accessoire. Pour respecter l’ordonnance OTR2 qui régit le transport professionnel de personnes en Suisse, la variante UberPop doit en effet uniquement couvrir les dépenses du chauffeur et les coûts du véhicule. Mais alors, qui voudrait travailler pour des cacahuètes?

Dans les faits, le vide juridique qui entoure les nouvelles plateformes technologiques en Suisse pousse certains chauffeurs à travailler trop, au mépris des règles de sécurité et de respect du temps de repos. Comme les chauffeurs UberPop n’ont pas de tachygraphe, ils peuvent, s’ils le veulent, travailler 24 heures sur 24. Pour tester les limites du système, j’ai travaillé durant une semaine plus de 50 heures tout en compensant sur les semaines suivantes. Résultat: pas d’alerte de la part d’Uber me signalant que je travaillais trop, un peu moins de 1200 francs sur la semaine et un état proche de la transe où l’on sursaute à chaque vibration du téléphone.

A ces doutes concernant la sécurité, Uber répond: «Une équipe dédiée est chargée de répondre à l’ensemble des demandes des utilisateurs du réseau, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. En cas d’infraction avérée ou suspectée aux Règles fondamentales Uber et autres obligations stipulées dans le contrat de partenariat avec la plateforme, l’équipe en charge de la qualité et de la sécurité peut prendre la décision de suspendre temporairement ou définitivement le compte du partenaire chauffeur.» Pour contourner cette situation, Uber pousse les chauffeurs à passer leur permis professionnel et à exercer en tant que chauffeurs UberX.

Le fait qu’un utilisateur lambda puisse utiliser sa voiture privée sans formation de taxi révolte les chauffeurs traditionnels, dont la profession est très réglementée. Ils se plaignent souvent que leurs bénéfices ont fondu depuis l’introduction d’UberPop à Lausanne. Difficile de le vérifier, d’autant plus que les compagnies de taxis contactées n’ont pas souhaité s’exprimer. A la gare de Lausanne, certains chauffeurs ont tout de même accepté de parler.

Mario, d’origine portugaise, trente ans de taxi: «Que puis-je faire d’autre? J’ai perdu 50% de mon chiffre d’affaires par rapport aux bonnes années. Ce n’est pas seulement à cause d’Uber, mais pourquoi la municipalité nous laisse tomber après tant d’années de bons et loyaux services? Uber nous fait de la concurrence déloyale. Nous devons payer 1000 francs par mois de taxes sans compter les charges sociales. Voulez-vous que l’on aille tous à l’aide sociale?» Certains chauffeurs de taxis indépendants utilisent quand même l’application UberX en complément de leur activité traditionnelle.

Tensions avec les professionnels

J’ai d’ailleurs vécu une altercation assez violente avec des chauffeurs de taxi un samedi soir de juin à Lausanne. Elle prouve que les relations entre taxis traditionnels et partenaires Uber ne sont pas encore totalement pacifiées. Je m’arrête devant la pizzeria Da Carlo, située rue Caroline, non loin de la cathédrale. Trois jeunes femmes de l’Ecole hôtelière de Lausanne entrent dans ma voiture. Sur le trottoir d’en face, trois chauffeurs de taxi d’origine étrangère sortent en furie de leur voiture. Ils se dirigent vers moi d’un pas décidé, photographient mes plaques d’immatriculation et tentent d’entrer dans ma voiture.

Concentré sur le chargement des passagères, j’actionne à la dernière minute la fermeture des portes. Ils frappent à la vitre et sont visiblement très énervés. Interloqué par leur attitude déplacée, je les dévisage et démarre en trombe avec mes trois passagères. Un des chauffeurs frappe violemment avec son poing l’arrière gauche de ma voiture. Un peu bouleversé par cet incident qui n’émeut visiblement pas vraiment mes passagères rivées sur leur smartphone, je décide d’appeler la police.

Quelques minutes plus tard, deux agents de la municipale sont sur les lieux de l’incident. Alors qu’ils prennent l’identité des chauffeurs de taxi, ces derniers ne décolèrent pas en voyant les chauffeurs Uber de l’autre côté de la rue qui chargent des passagers. Ils interpellent les agents en leur disant: «Regardez, ils prennent des clients sans autorisation!» Les policiers consignent leur déposition et ne prêtent pas vraiment attention à leurs récriminations.

Combattre un monopole

Uber dit proposer un service sûr, fiable et économique. Il explique les réactions violentes des taxis par une situation de monopole des compagnies traditionnelles, peu habituées à la concurrence. Cela est peut-être vrai, mais Uber a aussi écarté toute concurrence par la puissance de sa marque. La société lausannoise Tooxme a, par exemple, suspendu son offre en avril 2015. Pour l’instant, Uber se retrouve de fait dans une situation de monopole. A quand l’entrée des concurrents Lyft (USA), Karhoo (Royaume-Uni), Cabify (Espagne et Amérique latine) ou Taxi Budget (Maroc) sur le marché suisse?

Au final, après l’euphorie des débuts, mon expérience me laisse dans un état avancé de fatigue physique. Une lassitude aussi nourrie par la frustration d’avoir gagné si peu (lire encadré en page 11). La station assise prolongée et la nourriture prise sur le pouce entre deux courses m’ont fait prendre 8 kilos, mon rythme de sommeil a été chamboulé et mes maux de dos ont empiré.
Mais cette expérience m’a fasciné. Je me suis pris au jeu d’une application hypnotique et très addictive.

J’ai appris la patience et le self-control en toutes circonstances. J’ai souvent dû ravaler ma fierté mal placée. J’ai rendu service et satisfait de nombreux passagers. J’ai partagé la vie et le destin de chauffeurs qui survivent tant bien que mal en saisissant l’occasion que leur offre Uber.

De cette plongée dans la disruption technologique, on ne ressort pas indemne. Dans ma voiture, je pensais aussi souvent au chauffeur de taxi traditionnel qui attend toutes les nuits, depuis des années, dans son bahut avec une photo de sa famille accrochée au tableau de bord pour lui donner du courage. Suis-je en train de lui enlever le pain de la bouche ou seulement l’acteur d’un monde qui change? Difficile de trancher. 

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Darrin Vanselow
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