Propose recueillis par Romain Leick
Interview. Plus que nonagénaire, Zygmunt Bauman est un des plus grands penseurs de notre temps. En ce moment, c’est la crise des migrants qui l’occupe. Il explique son nouveau projet, «Retrotopia», variante expressive de l’utopie.
Zygmunt Bauman a dû quitter deux fois sa patrie, la Pologne. Né à Poznan en 1925, il a fui avec sa famille vers l’Union soviétique quand l’Allemagne a envahi son pays. Devenu commissaire politique, il y est revenu après la guerre. Après ses études, il a enseigné la sociologie à l’Université de Varsovie. En 1967, il quitte le Parti communiste, perd sa chaire et émigre en Israël.
Quatre ans plus tard, il rejoint l’Université de Leeds, en Grande-Bretagne. Dans ses multiples essais, il a notamment analysé la précarisation des conditions de vie dans un présent globalisé, inventant la métaphore de «société liquide», où l’individu est intégré par ses actes de consommation. Son dernier essai, Strangers at Our Door, paru ce printemps, a pour thème la peur des autres et la migration.
Vous avez été un réfugié. Que suscitent, chez vous, les titres de journaux sur la crise des migrants qui menacent d’envahir l’Europe?
Je crains que nous ne soyons au début d’un énorme déséquilibre. La hausse brutale du nombre de migrants qui frappent aux portes de l’Europe, résultat d’un nombre croissant d’Etats défaillants ou déjà faillis, exacerbe la peur profonde que notre bien-être et même notre survie ne soient menacés. Cette panique crée une situation émotionnelle explosive, d’autant que les politiques désorientés hésitent entre deux aspirations inconciliables: l’intégration et le repli sur soi.
L’immigration de masse ne va pas se tarir. L’Europe est-elle condamnée à l’impuissance? Est-il inutile de fixer des contingents et des limites supérieures?
Les causes de l’immigration de masse ne vont pas disparaître et l’ingéniosité des efforts visant à la contenir n’y fera pas grand-chose.
Mais les politiques ne peuvent se permettre d’être fatalistes.
La situation est fâcheusement équivoque. La panique que nous vivons en ce moment se traduit par une débâcle morale, par l’indifférence face à la tragédie et aux appels au secours de ceux qui souffrent. Des événements choquants deviennent routine, normalité. La crise est moralement neutralisée: les migrants et ce qu’il leur arrive ou ce qu’on en fait ne sont plus considérés d’un point de vue éthique. Dès que l’opinion publique comprend les réfugiés comme un risque, ils sortent du domaine de la responsabilité morale, sont déshumanisés, exclus de l’espace dans lequel la compassion et la solidarité sont jugées licites.
L’obsession sécuritaire, l’islamophobie et l’exclusion sociétale des migrants n’encouragent-elles pas justement une radicalisation de part et d’autre?
La peur, la haine, le ressentiment et l’exclusion génèrent une prophétie autoréalisatrice. L’inclusion et l’intégration seraient les meilleures armes de l’Occident. Il n’y a pas d’autre remède que la solidarité face à la crise dans laquelle se trouve l’humanité. La barrière entre nous et les autres doit être surmontée. Le premier pas consiste à entamer le dialogue. Les étrangers doivent devenir des voisins.
La peur de l’étranger, de l’inconnu est instinctive et le refus du contact en est la conséquence. Les autochtones et les immigrés vivent côte à côte, pas ensemble.
Il y a entre eux la frontière invisible du silence. Dans l’histoire de l’humanité, la proximité physique et sociale a longtemps été étroitement liée. Aujourd’hui, l’altérité est devenue la règle. Le problème des sociétés modernes ne doit pas être la manière d’éliminer les étrangers mais le moyen de vivre en voisinage avec eux. On est face à une situation entièrement nouvelle: l’altérité de l’étranger n’est plus une crise d’urticaire passagère, les étrangers restent et refusent de partir, quand bien même on espère dans son for intérieur qu’ils finiront par disparaître.
Ils ne sont ni des hôtes ni des visiteurs, ils ne sont pas de vrais ennemis mais pas non plus des voisins identifiés. Ils restent étrangers parce qu’ils se soustraient au moins partiellement à la législation locale, au mode de vie local et tiennent à leur spécificité.
Ils demeurent visibles car ils affichent leur altérité, notamment avec le foulard des femmes. Comment surmonter la contradiction de cet étranger qui est chez nous mais pas l’un d’entre nous?
Il faut se représenter la situation – ou plutôt le porte-à-faux – que vit le réfugié. Il perd sa patrie parce qu’il doit la fuir, mais n’en gagne pas une nouvelle parce qu’il n’est pas un immigré. Les réfugiés sont dans un espace hors du temps, ils ne sont ni résidents ni nomades. Ils se prêtent admirablement à la stigmatisation, au rôle de ces mannequins de paille que l’on brûle symboliquement en place publique pour éliminer les forces du mal.
L’immigration incontrôlée incarne l’effondrement de l’ordre. Ces nouveaux venus, dont le déracinement n’est pas notre affaire, nous rappellent notre propre vulnérabilité, la fragilité de notre bien-être.
Comme l’écrivait Bertolt Brecht dans Paysages de l’exil, le réfugié est le messager du malheur. Il apporte devant notre porte les mauvaises nouvelles, les guerres et les tempêtes lointaines. Il nous fait voir qu’il existe des forces globales, difficiles à se représenter, qui agissent au loin mais sont assez puissantes pour affecter notre existence.
Dans la xénophobie, rend-on le messager responsable du contenu du message? Après tout, nous ne pouvons pas grand-chose contre les forces insaisissables de la globalisation?
C’est une colère détournée qui atteint le réfugié. Le bouc émissaire soulage le sentiment dérangeant et humiliant de notre impuissance et de notre insécurité existentielle. Pour les ratisseurs de voix, exploiter les peurs que déclenche l’afflux d’étrangers est une opportunité. La peur a besoin d’exutoires. La promesse de maintenir l’indésirable étranger hors des frontières est une sorte d’exorcisme: il faut chasser le fantôme horrifiant de l’incertitude.
Le politicien populiste est-il un charlatan et un chamane?
La politique s’agite dans une incertitude endémique. Ses possibilités d’action sont locales, tandis que les problèmes qu’elle doit affronter sont globaux. Dans cette transition entre phase solide et phase liquide, fugitive de la modernité, on constate un hiatus accru entre politique et pouvoir. Les forces libérées de la globalisation se soustraient au contrôle des nations. Les institutions politiques s’avèrent toujours plus inappropriées pour maîtriser les nouveaux défis. La société fragmentée n’est plus une communauté. La souveraineté territoriale de l’Etat-nation s’érode, il perd de sa compétence à résoudre les problèmes et, par là, sa fonction protectrice.
La démocratie, qui a besoin du cadre de l’Etat-nation, échoue-t-elle face à la divergence croissante entre les objectifs et les moyens d’une action efficace?
Aux yeux des citoyens, la crise de la démocratie résulte de son incapacité, effective ou supposée, à agir. L’impuissance des politiciens, leur excuse selon laquelle il n’y a pas d’alternative et qu’ils ne peuvent pas faire autrement, sont vues comme une capitulation. La séduction de l’homme fort ou de la femme forte – Donald Trump aux Etats-Unis, Marine Le Pen en France – se fonde sur leur affirmation et la promesse invérifiable qu’eux sauraient agir autrement, qu’ils incarnent l’alternative.
Annoncer qu’on va remettre de l’ordre à coups de murs, d’interdictions d’entrée et de refoulements a un indiscutable attrait…
Le nationalisme et l’affirmation de l’uniformité ethnique servent à masquer l’absence de facteurs d’intégration dans une société qui se désagrège. L’Etat-nation ne retrouvera pas son panache. Les grandes villes de la planète sont depuis longtemps les laboratoires de nouvelles sociétés mixtes. Les tensions entre mixophilie et mixophobie y sont gérées dans le pluralisme des cultures. Le repli sur soi est une échappatoire trompeuse. Les portes sont brisées, on ne peut plus les fermer. La légitimité de l’Etat-nation reposait sur trois piliers: sécurité militaire contre l’extérieur, bien-être à l’intérieur, partage d’une langue et d’une culture. Ce socle est en miettes.
Que faire pour que l’humanité ne se retrouve pas dans une guerre de tous contre tous?
Umberto Eco, un des derniers grands érudits universels, insistait sur la différence fondamentale entre migration et immigration. En politique, on mélange sans cesse les deux notions. Un gouvernement peut régler et piloter l’immigration par des lois. Les migrations, en revanche, sont un phénomène naturel incontrôlable. Elles se produisent à la manière d’un séisme ou d’un tsunami. Point. Dans les grandes villes se rassemblent des groupes issus de la diaspora sans que quiconque n’ait jamais planifié un tel processus.
Une septantaine de communautés ethniques, religieuses, idéologiques vivent à Londres. Elles ne s’assimilent pas, ou alors superficiellement, à la différence des immigrés du XIXe siècle. Les Turcs d’Allemagne veulent être des citoyens loyaux mais ils veulent aussi rester Turcs. Pourquoi? Parce qu’ils sont le produit de migrations, pas d’une immigration. Or nous faisons comme si, à l’instar de l’immigration, les migrations étaient planifiables, réglables, contrôlables par les gouvernements de Berlin, de Berne ou de Londres.
Ils échoueront donc à maîtriser ce problème global avec une politique locale. L’intégration est-elle une chimère?
Il faut l’admettre: ceux que l’on nomme avec gêne et de façon mensongère les pays en développement sont à la porte de l’Occident et vont se ménager une entrée. Comme le disait le sociologue allemand Ulrich Beck: que cela nous plaise ou non, nous vivons depuis longtemps une situation cosmopolite, avec des frontières poreuses et une interdépendance universelle. Mais ce qui nous manque, c’est la conscience cosmopolite.
Avec le Brexit, la Grande-Bretagne n’en prend pas le chemin. L’«Alleingang» paraît toujours séduire.
La fixation d’un référendum par David Cameron fut une sottise politique capitale. Cela dit, dans l’histoire de l’humanité, l’intégration et la ségrégation vont toujours ensemble: nous et les autres. Intègre-toi ou on te fiche dehors. Mais ça, c’est le passé: les «autres» sont parmi nous, où est l’ennemi? Nous devons réapprendre le b. a.-ba de l’art de l’intégration si nous entendons être à la hauteur de la situation.
Les réfugiés qui n’obtiennent pas l’asile sont parqués dans des camps miséreux.
Ils sont traités comme des déchets d’humanité. Ils ont perdu le droit de décider, de s’affirmer. Ils sont hors la loi. Ce sont des gens sans identité, sans spécificités. Pour nous, ils sont inimaginables, impensables.
En cette ère d’universalité, le besoin de se tapir dans la communauté de ceux qui nous ressemblent se renforce?
Avez-vous déjà entendu la notion de «rétrotopie»? Retrotopia sera le titre de mon prochain livre. Il y a cinq cents ans, Thomas More écrivait Utopia, «le pays de nulle part» qui n’a pas encore vu le jour. Retrotopia est également un lieu qui n’existe pas. Pas parce qu’il n’existe pas encore mais parce qu’il a existé naguère.
A la différence de l’utopie, il symbolise la nostalgie d’un passé idéalisé qu’on ne peut retrouver.
Nous rêvons d’un monde sur lequel on peut compter, un monde de la conformité. Depuis Thomas More, on a vu se former un monde moderne, optimiste, sur le chemin d’Utopia. Lorsque j’étais clairement un fan du progrès, j’étais convaincu qu’une société sans utopie serait insupportable. L’utopie est l’espérance d’une vie meilleure à l’avenir.
Et aujourd’hui, c’est l’espérance d’une vie meilleure dans le passé?
Nous vivons sans doute un immense revirement. En Europe, les jeunes n’attendent plus de bénéfices de l’avenir mais des pertes. Ils forment la première génération depuis la Seconde Guerre mondiale qui redoute de ne pas conserver ni même atteindre le niveau et la qualité de vie de leurs parents. Visiblement, la France est le pays le plus pessimiste du continent: ils sont une majorité à craindre que l’avenir ne soit pire que le passé. La fin des utopies marque aussi la fin de la modernité. Nous vivons un désastre après l’autre: crise financière, chômage, précarité, terrorisme.
L’idée de progrès promet aujourd’hui moins l’espoir de voir sa situation personnelle progresser que la peur d’être largué. C’est pourquoi nous nous tournons vers le passé tout en avançant comme des aveugles.
A quoi ressemblent vos prévisions pour l’avenir?
Malgré tous les conflits, guerres et luttes de classes durant le capitalisme précoce, nos aïeux avaient un atout: le vivre-ensemble exigeait de la solidarité. Henry Ford savait qu’il devait payer ses ouvriers convenablement pour s’assurer la réussite. Le néolibéralisme a mis unilatéralement fin à cette réciprocité. La solidarité sociale a été évincée au profit de la responsabilité individuelle. C’est désormais l’affaire de chacun de veiller à sa survie dans un monde imprévisible, même lorsqu’on n’en a pas les ressources.
Le sentiment général de précarité qui a accompagné le processus de dérégulation économique avive la méfiance de tous contre tous. Parce qu’il entraîne des changements continus, le progrès représente une menace. Chacun est pour l’autre un adversaire ou un concurrent potentiel. C’est très inquiétant.
© Der Spiegel
Traduction et adaptation gian pozzy