Enquête. Confrontée aux exigences du monde moderne, cette tradition millénaire a commencé à se renouveler en intégrant des éléments de la médecine occidentale et en modernisant ses traitements. Reportage en Chine, là où elle est née.
La grande bâtisse blanche de l’hôpital Clifford se dresse au milieu d’un entrelacs d’autoroutes et de centres commerciaux à moitié bâtis au sud de Canton, une cité de 13 millions d’habitants dans le sud de la Chine. A l’intérieur, une nuée de médecins en blouse blanche s’affairent, manipulant des équipements médicaux dernier cri. Mais on aperçoit aussi des patients couchés dans de petites salles éclairées par une lumière tamisée, le dos et les mollets recouverts d’aiguilles, un petit caisson rempli de bâtonnets d’armoise fumante posé sur les épaules.
Dans une chambre, Avigayil Louzoun, une Israélienne de 25 ans qui vient d’accoucher de son troisième enfant, se repose. «Hier soir, j’avais terriblement mal au dos, alors on m’a fait une compresse de gingembre et de myrrhe, et la douleur a miraculeusement disparu», sourit-elle. Un peu plus loin, une femme est couchée sur une banquette, reliée à une machine qui pompe son sang pour le lui réinjecter une fois qu’il aura été oxygéné. Sur le toit de l’établissement, des malades se promènent en pyjama dans un jardin rempli d’herbes médicinales.
L’hôpital Clifford, qui accueille près de 20% de patients étrangers, propose un mélange unique de médecine chinoise et de traitements occidentaux. Il est emblématique de la révolution que vit actuellement cette forme de soins née il y a plus de deux mille ans. Une transformation qui passe par une intégration plus poussée de la médecine occidentale et une modernisation des soins prodigués.
Il est midi. A la cafétéria de l’hôpital Clifford, le serveur pose un plat fumant sur la nappe blanche. Quelques légumes sont recouverts d’hippocampes séchés. «Ça, c’est le Viagra des Chinois, sourit le Dr Clifford Pang, le fondateur de l’établissement. Cela augmente la force vitale chez les hommes.» Le serveur revient, muni d’un bol rempli de glaçons dans lesquels ont été plantés des gombos crus. «C’est très bon pour le foie et contre le diabète», glisse le médecin.
La diététique est l’une des composantes essentielles de la médecine chinoise. Celle-ci comprend aussi l’acupuncture, soit la stimulation de points répartis sur le corps au moyen d’aiguilles, la consommation de décoctions aux herbes, animales ou minérales, le massage Tui Na ou encore le qi gong, un mélange d’art martial et de méditation.
«Toutes ces pratiques reposent sur deux concepts philosophiques, explique Lixing Lao, le directeur de l’Ecole de médecine chinoise de l’Université de Hong Kong. Le yin et le yang qui sont les deux facettes opposées de tout phénomène: le jour et la nuit, le froid et le chaud, etc. Et les cinq phases que chaque chose traverse successivement: le bois, le feu, la terre, le métal et l’eau.»
Rétablir les flux de qi
La maladie survient lorsque cet équilibre est rompu. Un excès de feu va, par exemple, provoquer une inflammation des articulations, une sinusite ou une infection urinaire. Les traitements proposés par la médecine chinoise ont pour but de remédier à ce déséquilibre et de rétablir les flux de qi, l’énergie vitale qui traverse le corps. Le diagnostic se pose en observant la langue du malade, en tâtant son pouls, en sentant son odeur et en lui posant des questions sur son sommeil ou son appétit.
L’hôpital Clifford fait tout cela, et bien plus encore. «Nous proposons plus de 180 traitements», détaille Clifford Pang. Cela va de l’acupuncture à la thérapie musicale, en passant par la chélation (injection de produits détoxifiants), les bains de vapeur aux herbes médicinales ou les thérapies à base de piqûres d’abeille.
«Nous examinons chaque cas et choisissons le traitement qui convient le mieux», précise cet homme menu qui paraît bien plus jeune que ses 76 ans. Chaque mardi, une vingtaine de spécialistes issus à la fois de la médecine moderne et de la médecine chinoise se réunissent pour discuter des patients et se mettre d’accord sur un protocole de soins.
Il y a des évidences: «Pour diagnostiquer une maladie complexe, traiter une blessure ouverte ou stopper une infection, on va bien sûr utiliser la médecine occidentale», dit-il. Mais pour les maladies chroniques, les douleurs récurrentes ou les allergies, la médecine chinoise offre davantage de solutions, selon lui.
«Aujourd’hui, un patient qui souffre de problèmes cardiovasculaires se voit prescrire des médicaments qu’il doit prendre à vie, détaille le docteur. Or, la médecine chinoise permet de contrôler la pression sanguine de façon naturelle sans effets secondaires, au moyen de préparations aux herbes.»
L’équipe du Dr Pang n’hésite pas à s’attaquer aussi à des maladies plus graves. Elle a développé un traitement contre le cancer qui mêle soins modernes (chimiothérapie, radiation, chirurgie) et traditionnels. Les patients reçoivent notamment des décoctions aux herbes destinées à réduire la taille de leur tumeur, de l’acupuncture pour minimiser les effets secondaires de la chimio et des séances de qi gong pour favoriser la sécrétion de certaines hormones anticancéreuses.
Ils sont aussi soumis à une thérapie hyperthermique, censée tuer les cellules cancéreuses en les chauffant à 45 °C au moyen d’une plaque ronde ou d’un caisson chauffant, et à de la chélation pour leur injecter de l’éthylène diamine tétraacétique, des vitamines C et B17, des substances anticancéreuses.
Interaction entre les ingrédients
L’usine de Ling Nam Medicine se trouve à Tuen Mun, une petite cité en bordure de la baie de Hong Kong. Un mélange d’herbes est en train de chauffer dans une grande cuve en inox. Lorsque la préparation atteint 80 °C, elle se déverse dans des petits pots de verre ronds qui avancent sur un convoyeur. Les récipients remplis de ce liquide jaune pissenlit sont ensuite posés sur une table pour refroidir. Leur contenu se transforme alors en baume blanc crème. Une odeur de menthe poivrée et de camphre flotte dans la pièce.
Hong Kong est un hub mondial pour les préparations de médecine chinoise. La ville compte au moins 500 usines qui en fabriquent. «La plupart sont des petites entreprises familiales, comme la nôtre, qui se fondent sur des recettes transmises de génération en génération», note Timothy Tam, son volubile patron, en manipulant l’un des baumes antidouleur de sa firme.
Hong Kong héberge aussi 3200 pharmacies vendant les ingrédients utilisés en médecine chinoise. Le quartier de Sheung Wan, au cœur de la ville, compte des dizaines d’échoppes vendant des herbes, des vessies de poisson ou des champignons médicinaux dans de grands bocaux en verre. Le patient arrive avec sa prescription et le marchand pèse les composants de son traitement, avant de les emballer en vrac dans un sachet en plastique. Le malade doit alors les faire bouillir dans de l’eau chaude durant plusieurs heures, afin d’obtenir une réduction au goût amer qu’il consommera.
Chaque préparation contient entre 9 et 18 substances en moyenne. «La plupart des médicaments occidentaux comportent une seule substance active, alors qu’en médecine chinoise, c’est l’interaction entre les divers ingrédients du traitement qui produit un effet sur la maladie, détaille Timothy Tam. Le ginseng a 36 principes actifs à lui tout seul.»
Production modernisée
La plupart des 6000 ingrédients utilisés en médecine chinoise sont d’origine végétale, mais il y a aussi des matières plus exotiques – et parfois controversées – comme la bile d’ours, la corne de rhinocéros ou les os de tigre. La récolte de certaines de ces substances est illégale et alimente les réseaux de braconniers. D’autres sont très chères, comme le cordyceps, un champignon qui pousse à l’intérieur du cocon de certains papillons de nuit sur les hauts plateaux tibétains. Un tael (37 grammes) peut atteindre 5700 francs, ce qui génère un trafic de contrefaçons. D’autres encore sont dangereuses, comme le cinabre, un minerai chargé en mercure.
Tout cela a poussé les fabricants de traitements de médecine chinoise à moderniser leur processus de production. «Nous avons commencé à tester nos préparations pour vérifier qu’elles ne contenaient pas de métaux lourds ni de pesticides ou de microbes, détaille ce chimiste de formation. Nous procédons également à des analyses par chromatographie pour vérifier que chaque médicament contient bien les substances actives qu’il est censé avoir.»
De nouvelles formulations ont également vu le jour, comme des pilules, des granulés ou des poudres sur lesquelles il suffit de verser de l’eau chaude. «Elles correspondent mieux au mode de vie des jeunes travailleurs urbains qui n’ont pas le temps de passer trois heures dans leur cuisine à faire bouillir des herbes», note-t-il. Ling Nam a développé un pansement et un spray contenant ses préparations médicinales. L’acupuncture aussi a connu des avancées. «On peut désormais stimuler les aiguilles électriquement, ce qui augmente la précision et l’intensité du traitement», relève Lixing Lao.
Transition vers la pharmacopée moderne
La modernisation de la médecine chinoise ne passe pas que par une amélioration des techniques et substances utilisées. Une poignée de chercheurs se sont donné pour objectif d’en faire une science exacte. C’est le cas de Daniel Mok, un biologiste de l’Université polytechnique de Hong Kong. «Je me sers de la botanique moderne – notamment des analyses chimiques et d’ADN – pour étudier les végétaux utilisés en médecine chinoise et isoler leurs principes actifs», déclare cet homme au regard vif, assis dans son bureau rempli de piles de documents, de figurines de robots Transformers et de photos d’enfants.
Il répertorie ensuite les usages médicinaux que la littérature traditionnelle chinoise recommande pour ces herbes, et se fonde là-dessus pour mener des essais cliniques. «Nous avons commencé à tester un mélange contenant du piceatannol, une substance qu’on trouve dans le vin rouge, sur des souris souffrant de problèmes cardiovasculaires, détaille-t-il. Elles parviennent mieux à synthétiser le gras que les souris qui n’en ont pas reçu.» Il espère que cela débouchera sur le développement d’un nouveau médicament anticholestérol.
Daniel Mok n’est pas le seul à mener ce genre de recherche. Le laboratoire Shanghai Innovative Research Center (SIRC), fondé en 2000, s’intéresse lui aussi aux propriétés des herbes utilisées en médecine chinoise. L’un de ses plus grands succès est la découverte de S111, un métabolite du ginseng.
«Cette substance est à peu près aussi efficace contre la dépression que le Prozac», indique William Jia, son vice-président chargé de la recherche. En Chine, le ginseng est traditionnellement utilisé pour traiter les «troubles de l’humeur», précise-t-il. La licence du S111 a été vendue au groupe pharmaceutique chinois Taibao. La mise sur le marché d’un médicament devrait survenir d’ici à deux ou trois ans.
Parmi les autres transpositions réussies depuis la médecine chinoise vers la pharmacopée moderne figurent l’artémisinine, très efficace contre la malaria et dont la découverte a valu un prix Nobel de médecine à la chercheuse Tu Youyou, et le trioxyde d’arsenic, une substance minérale qui est désormais utilisée contre les leucémies. Le groupe pharmaceutique Hutchison Medi Pharma teste pour sa part un médicament dérivé de la chirette verte, une plante. Elle a montré des effets prometteurs contre la maladie de Crohn.