Thomas Schulz
Eclairage. Les vidéos et les photos éphémères de l’application Snapchat ont créé l’engouement tant des jeunes utilisateurs que des people. Au point de faire de l’ombre à Facebook, qui tente de la copier.
L’appli la plus populaire ces temps-ci compte 200 millions d’adeptes, parmi lesquels beaucoup de people et deux tiers des ados américains. Mais tandis que d’autres start-up comme Twitter, Airbnb et Uber se sont offert un siège social luxueux, rutilant, souvent extravagant, Snapchat semble préférer la discrétion. Il n’y a même pas d’enseigne pour signaler que, derrière la façade grise de l’immeuble de deux étages donnant sur les quais de Venice (Californie), une nuée de programmateurs façonnent nuit et jour l’univers numérique de la génération Y.
Snapchat est à la fois une application de messagerie comme WhatsApp, un média social comme Facebook et une photothèque comme Instagram.
Ces dernières années, seules une poignée d’idées ont eu autant de succès, au point de bouleverser les habitudes de consommation. C’est pourquoi le formidable essor de Snapchat donne des boutons à plein de gens, dans la Silicon Valley comme à San Francisco.
Une Communication minimale
Au début, on disait qu’Evan Spiegel, le fondateur de Snapchat, était soit trop bête soit trop goulu et probablement les deux. Aujourd’hui, on dit que Snapchat a déjà surpassé Twitter à bien des égards et constitue une menace pour Facebook. Les experts se demandent encore ce que Snapchat entend être, entre start-up technologique et empire médiatique, et si Evan Spiegel veut devenir le prochain Mark Zuckerberg ou le prochain Rupert Murdoch. L’entreprise, elle, ne communique strictement rien sur ses plans et sa vision.
Evan Spiegel, 26 ans, est encore moins causant que Jeff Bezos, le patron d’Amazon, et Larry Page, le fondateur de Google. On ne le voit que dans la presse people, parce qu’il est jeune, riche et fiancé à la top-modèle Miranda Kerr. Il se rend au bureau en Ferrari, à ses rendez-vous en hélicoptère, et boit du champagne avec les stars de Hollywood.
Au fond, peut-être ne sait-il pas lui-même dans quelle direction va Snapchat. Après tout, si Google et Facebook règnent orgueilleusement sur leurs marchés aujourd’hui, à leurs débuts ni Page ni Zuckerberg ne savaient exactement où ils allaient. Mais ils y allaient. Et vite.
Snapchat a entamé son ascension en 2011 comme une appli de messagerie permettant d’envoyer des photos qui disparaissent après quelques secondes. Pas de «j’aime», pas de «followers», pas de «timeline» où classer ses archives. L’application se concentre sur des instantanés fugitifs. Elle est donc à l’opposé de Facebook, Twitter, YouTube ou Instagram où tout peut être compté, évalué, commenté.
Nouveaux partenaires médias
Les ados, surtout eux, adorent envoyer à leurs copains des photos faites à la va-vite, sans se donner la peine de se mettre parfaitement en scène comme c’est le cas avec d’autres médias sociaux. Comme ces photos ne sont en général pas censées récolter l’approbation des destinataires et que les commentaires ne sont pas retweetés, le niveau d’inhibition est extrêmement bas. Et l’usage quotidien est bien plus intense encore que pour Facebook: les accros de Snapchat consomment au total 10 milliards de vidéos par jour.
Snapchat est volontairement puérile, absurde. On peut appliquer des filtres sur les photos, déformer les visages ou éructer un arc-en-ciel. Les photos et vidéos donnent souvent l’impression qu’une classe d’école enfantine s’est acharnée sur un programme de peinture d’iPad.
Pourtant, l’appli n’est plus depuis belle lurette un amusement infantile pour ados attardés: elle est au contraire appréciée tant par les stars de Hollywood que par les politiciens. Tandis que Barack Obama aime faire ses commentaires sur Twitter, Michelle «snapchatte» un portrait d’elle en reine des fleurs.
L’inconvénient du concept originel de Snapchat est que des photos et des vidéos qui s’autodétruisent en quelques secondes ne sont pas un environnement idéal pour la pub. C’est pourquoi elles peuvent désormais être réunies en une sorte de profil, conservé au moins vingt-quatre heures en guise de documentation et assorties de pub.
En outre, Snapchat dispose maintenant d’une vingtaine de partenaires médias qui approvisionnent journellement les canaux avec leur matériel propre. Parmi eux, le site BuzzFeed et la feuille à potins People. L’entreprise entend étoffer considérablement ce secteur et négocie avec des producteurs TV et des groupes de médias.
Pour 2016, Snapchat prévoirait un chiffre d’affaires de 350 millions de dollars, presque six fois plus qu’un an auparavant. McDonald’s s’est procuré un filtre qui encadre les photos de… frites; Burberry a «snapchatté» sa collection de printemps avant même de la présenter de manière traditionnelle.
Reste que bien des marques cherchent encore le moyen d’exploiter au mieux le nouveau média, afin d’atteindre le segment clé des moins de 25 ans. Eric Posen en a fait un business: son entreprise Naritiv «aide les marques traditionnelles à s’imposer sur Snapchat». Avec son réseau de «multiplicateurs Snapchat», des acteurs, DJ et autres «célébrités», il veille à ce que des marques comme Coca-Cola ou L’Oréal ne passent pas inaperçues. «L’un d’eux, DJ Khaled, rassemble 3 millions de vues sur une pub avec un seul snapchat.»
En fait, on ne sait pas encore très bien quel est le modèle d’affaires de Snapchat. L’an dernier, lors d’une de ses rares apparitions publiques à l’occasion d’un congrès technologique, Evan Spiegel a résumé les trois secteurs clés de son entreprise comme étant «une caméra, de la communication et des histoires».
A la différence des nerds de la Silicon Valley (Google, Apple, Facebook), qui se disent soucieux de créer un monde meilleur et de s’attacher leurs collaborateurs en leur créant un environnement heureux, Spiegel n’est pas un romantique. Chez lui, on est viré à la vitesse grand V. La cheffe du personnel a tenu six mois, le directeur des ventes sept et le COO (directeur de l’exploitation) quinze. D’anciens collaborateurs parlent de «manque de confiance» et d’«atmosphère empoisonnée».
Une Appli pas intuitive
Fils d’un avocat d’affaires réputé de Los Angeles, Evan Spiegel a grandi dans une somptueuse villa avec domestiques de la banlieue pour nantis de Pacific Palisades. Il a étudié dans une école privée, puis à Stanford où, avec des copains, il a commencé à travailler sur un précurseur de Snapchat. Son père lui a fourni un contact avec Peter Wendell, un ami de la famille, qui se trouve être également un des capital-risqueurs les plus influents de la Silicon Valley.
Mais Spiegel n’est pas un nerd, lui. A la différence de ses rivaux dans l’internet, il ne sait pas programmer. Il a appris le design de produits, ses idées sont compliquées, peu orthodoxes. Snapchat n’est pas utilisable de façon intuitive. Les profanes ont de la peine à s’y mettre. A long terme, cela pourrait constituer un problème. Reste qu’à ce jour, aucun de ses concurrents n’a réussi à faire mieux, et les efforts désespérés de Facebook pour développer une variante ont fait rire tout le landerneau.
Du coup, Mark Zuckerberg a chargé une de ses filiales, Instagram, de réussir là où il avait déjà échoué quatre fois. Il y a quelques semaines a été présenté Stories, une sorte de clone de Snapchat. Mais la copie est encore loin de l’original. Quant à racheter Snapchat, même Facebook est loin du compte: la société est actuellement évaluée à 20 milliards de dollars et la tendance est à la hausse.
© DER SPIEGEL traduction et adaptation gian pozzy