Livre. A 85 ans, l’ex-agent secret devenu romancier au succès planétaire publie ses Mémoires. Ceux d’une vie dont la matrice est la ville fédérale, ainsi que l’Oberland.
«Sans Berne, je n’aurais pas été recruté comme coursier adolescent dans les services secrets britanniques, faisant ce que la profession appelle «un peu de ceci et de cela», note John le Carré en préambule de The Pigeon Tunnel, ses Mémoires récemment parus dans les pays anglo-saxons (la traduction française paraîtra le 13 octobre au Seuil).
Plutôt faudrait-il parler de livre de souvenirs épars, l’ouvrage proposant une trentaine d’histoires qui sont autant de réflexions profondes sur l’art du romancier, de l’agent secret ou de l’escroc qu’était Ronnie, le père de l’auteur de L’espion qui venait du froid ou des Gens de Smiley.
David Cornwell, alias John le Carré, commence à dérouler le fil de sa vie depuis son chalet de Wengen, dans l’Oberland. C’est là, dans le refuge qu’il a construit il y a plus de cinquante ans au mépris des règlements communaux (mais il connaissait un puissant notable régional), que l’ex-espion devenu romancier au succès planétaire rédige l’introduction de ses Mémoires.
Il connaît les lieux depuis son adolescence, lorsque juste après la guerre il a fui à la fois son père indigne et la Grande-Bretagne pour s’inscrire à 17 ans à l’Université de Berne. La littérature germanique était déjà sa passion, attiré qu’il était par «l’austérité classique et les excès névrotiques» des Goethe, Schiller, Kleist ou Büchner. Le Carré l’avoue tout de suite: la muse germanique n’était que le substitut de sa mère, qui l’a abandonné alors qu’il avait 5 ans.
Courses à peaux de phoque
Le Carré raconte avec délice ses week-ends avec ses camarades de classe dans les montagnes bernoises, les courses à peaux de phoque, la découverte d’un éden auquel il sera à jamais fidèle et qui lui donnera ses plus intenses moments de bonheur. Et c’est à Berne, encore, qu’un jour la préposée aux visas de l’ambassade britannique prend contact avec lui pour savoir s’il accepterait de rendre quelque service à la Couronne.
C’est ainsi qu’il effectue «ses premiers pas enfantins dans les services du renseignement britannique, délivrant je ne sais quoi à je ne sais qui». Voilà la matrice originelle, le monde du secret «dans lequel j’ai essayé de créer un théâtre pour les plus grands mondes où nous vivons. D’abord l’imagination, puis ensuite la recherche de la réalité. Ensuite retour à l’imagination et au bureau où je suis actuellement assis.»
Ronnie la fripouille
Le Carré, 85 ans, l’avoue sans ambages: il se méfie de sa mémoire. Ce qui ne l’empêche pas de consacrer quelques chapitres à sa vie d’agent secret à Bonn ou à Vienne, avant qu’il ne décide de tirer profit de son expérience de l’ombre, de la trahison et de tous les faux-semblants qui existent sur terre pour devenir romancier.
Tour à tour émouvants, hilarants ou vertigineux de profondeur sur la psyché humaine, ses chapitres nous baladent de Westminster à la tanière d’Arafat, de l’Allemagne de l’après-guerre à l’interview de Bernard Pivot pour Apostrophes, des pontes du KGB à une fumerie d’opium à Vientiane.
Le souvenir le plus poignant vient à la fin, dédié à Ronnie la fripouille, emprisonné plus d’une fois dans les geôles de Sa Majesté ou celles de la police zurichoise pour ne pas avoir payé la note du Dolder Grand Hotel. Un père détesté et aimé, mystificateur professionnel, dont le fils a pris en quelque sorte la suite.
«Je suis un menteur, explique John le Carré dans ce chapitre mémorable, dans toutes les acceptions du terme. Né pour le mensonge, nourri grâce à lui, entraîné par une industrie qui ment pour vivre, perfectionné dans ma profession de romancier. Comme écrivain de fiction, j’invente des versions de moi-même, jamais l’être réel, pour peu qu’il existe.»
Un père joueur pathologique qui a un jour entraîné son fils David, alors enfant, à Monte-Carlo. Sur la pelouse, un stand de tir aux pigeons. A l’époque, les volatiles capturés sur le toit du casino étaient poussés dans de petits tunnels avant de s’envoler à l’air libre. Ceux qui réchappaient aux tirs retournaient sur le toit du casino, prêts à être recapturés. «Pourquoi cette image m’a hanté pendant aussi longtemps est peut-être quelque chose que le lecteur sera plus apte à juger que moi-même», écrit le Carré dans The Pigeon Tunnel.
«The Pigeon Tunnel». De John le Carré. Ed. Penguin Viking.