Propos recueillis par Katja Nicodemus
Interview. En termes crus, le réalisateur américain Oliver Stone évoque la folie raciste, emploie des mots durs pour décrire Hillary Clinton et parle de sa rencontre avec Edward Snowden, auquel il a consacré son dernier film, qu’il présente en avant-première au Zurich Film Festival avant sa sortie en novembre. Interview sans faux-semblants.
Il y a six ans, vous avez accueilli Donald Trump pour une courte apparition dans «Wall Street 2».
Mais la scène n’a pas été retenue, le film était trop long.
C’était comment?
Typiquement trumpien. Après chaque prise, il s’écriait: «Est-ce que ce n’était pas génial?»
Il était génial?
Non et je le lui ai dit. Nous avons tourné la scène neuf fois.
Vous pensiez qu’il serait un jour candidat à la présidence?
Même pas en rêve.
Vous avez fait des films sur Kennedy, Nixon et George W. Bush. Que diriez-vous d’un film sur Hillary Clinton ou Donald Trump?
En ce moment, je serais heureux de m’abstenir des thèmes politiques.
Vraiment? Pourquoi avez-vous fait un film sur Edward Snowden?
Snowden est d’ores et déjà une des grandes stories de ce siècle: l’histoire d’un citoyen américain qui écoute sa conscience.
Vous êtes un réalisateur qui écoute sa conscience?
Je confesse que mes rôles de réalisateur de films et de citoyen américain se chevauchent. Comme citoyen, je la ramène parce que je ne voudrais pas m’affubler d’une muselière. Dans l’industrie du cinéma, une règle non écrite veut que l’on fasse des films et qu’on se la coince en tant que citoyen, afin de ne pas effaroucher le public. Sans quoi, on risque des ennuis.
Snowden vous attire des ennuis?
Le problème a été l’argent. Aux Etats-Unis, personne ne voulait financer un film sur Snowden. Tous les grands studios ont décliné. C’était de l’autocensure. C’est pourquoi nous avons tourné le film principalement à Munich, avec des coproductions française et allemande. Le producteur allemand avait habituellement un arrangement avec BMW, qui lui mettait des voitures à disposition. Mais, brusquement, BMW a dit non. Nous avons suspecté que la filiale américaine de BMW ne voulait pas paraître mêlée à ce film.
Y a-t-il un parallélisme entre votre activisme politique et celui d’Edward Snowden?
Snowden est un représentant hyperbrillant de sa génération, un type qui vit dans son ordinateur. Moi, je suis plutôt un romantique, simple, un peu vieux jeu. Il m’a fallu beaucoup plus de temps qu’à Snowden pour développer une conscience politique.
Comment s’est passée votre première rencontre avec lui?
C’est sa jeunesse qui m’a surtout impressionné. A 29 ans, je n’aurais jamais été capable de développer une telle assurance morale. Snowden sait qu’il a commis un crime afin de mettre au jour un crime autrement plus grand. En ce sens, il ressemble à Martin Luther King et à d’autres activistes qui ont enfreint des lois.
Dans le film, on voit comment Edward Snowden s’engage dans l’armée pour aller en Irak.
On l’escamote souvent. Snowden voulait servir son pays, d’abord comme soldat puis comme technicien IT. Il a eu la chance de se fracturer les deux jambes à l’entraînement et d’être réformé.
Qu’était exactement Edward Snowden?
Un libertarien avec une foi inébranlable dans la Constitution, dont il avait en permanence un exemplaire sous les yeux. Dans ses premières interventions sur le Net, on le voit partisan de George W. Bush qui, au lendemain du 11 septembre, exigeait une réponse forte au terrorisme et soutenait une intervention en Irak. Un jour de 2008, Snowden s’est mis à douter de cette solution. Lorsque Obama a promis de renverser la vapeur, il l’a cru, mais ça ne s’est pas produit. Alors il a commencé à mûrir son propre plan.
Dans le film, Snowden décrit certains programmes de surveillance comme inutiles et dommageables. Qu’aurait-il fallu faire d’autre?
Une surveillance ciblée a du sens. Mais rien n’indique que la surveillance de tout et tout le monde procure des résultats concrets. La phrase la plus forte dans Snowden est peut-être celle-ci: «Plus on regarde, moins on voit.» Nous savons aujourd’hui que nous avions des informations sur les auteurs de l’attentat de Boston, mais on avait collecté trop d’infos pour les mettre en relation.
Snowden éprouve des doutes moraux quant à la guerre par drones.
Ce type de guerre a été intensifié par Obama. Snowden se rendait compte qu’une telle guerre suscitait une haine incontrôlable en raison du nombre élevé de victimes civiles. C’est aussi une forme de terrorisme. Il se sentait coupable car, vu la nature de son travail, il a permis de collecter des informations pour ce type de guerre.
Pensez-vous, comme Snowden, que les technologies évoluent trop vite pour rester contrôlables par des instances démocratiques?
Absolument. Mais on ne doit pas pour autant renoncer au contrôle ou s’en remettre à des tribunaux secrets, comme ça a été le cas aux Etats-Unis. Ce n’est que grâce à Snowden que le monde a brusquement appris que n’importe qui était sous surveillance.
Etes-vous, comme Snowden, déçu qu’Obama n’ait rien changé en la matière?
Obama est un représentant plus silencieux, plus efficace de cette guerre contre la terreur que son prédécesseur. Il a certes introduit quelques réformettes, mais la NSA a poursuivi sa surveillance de masse. Obama est un dur. Si Hillary remporte la Maison-Blanche, elle sera une nouvelle version du même type. En encore plus dure.
C’est-à-dire?
Hillary Clinton deviendra présidente parce que Trump est vraiment trop extrême. Il a dit tant de sottises qu’il est impossible de lui faire confiance. N’empêche que je tiens Clinton pour tout aussi dangereuse. C’est une guerrière. Et elle paraît n’avoir aucune perception critique des guerres qu’elle a soutenues. Sa politique libyenne a fait du pays un nid de vipères. Elle s’est certes excusée pour la guerre d’Irak, mais que dit-elle de la Syrie? Elle a voulu la confrontation avec les Russes parce que, au fond d’elle-même, elle est une guerrière glaciale. Où que l’on regarde, elle a privilégié des solutions militaires sans issue et s’entend à merveille avec les généraux. Mais son bellicisme n’est pas une solution pour l’Amérique.
Quelle est alors la solution?
L’Amérique doit être un diplomate éclairé, sur la réserve.
Mais la diplomatie ne paraît pas être la qualité première de Trump.
Je me limite à dire que la folie de Trump met dans l’ombre la folie rationnelle de Hillary Clinton et les erreurs dont les Clinton ont aussi été responsables.
Lesquelles?
Ces derniers mois, les Etats-Unis ont été de nouveau au bord de la guerre civile. C’est Bill Clinton qui a signé en 1994 la Loi des trois coups (ndlr: permettant à un juge de prononcer la prison à vie à l’encontre d’un prévenu condamné pour la troisième fois), qui n’a servi qu’à criminaliser une bonne partie de la population noire. Les violences racistes ne sont pas un hasard, elles résultent d’un lien entre racisme et militarisme. Ces dernières décennies, la police a été équipée de véhicules blindés, de tanks. Des véhicules conçus pour résister aux mines en Irak.
Pourquoi faudrait-il des Humvee dans les rues de Ferguson? Il y a dans notre société une insensibilité qui remonte directement aux guerres du Vietnam, d’Afghanistan et d’Irak. Comme si on était dans un jeu vidéo. Président, Bill Clinton n’a jamais tenté de changer les mentalités. La guerrière Hillary n’en fera pas davantage. Pas même la peine de parler de Trump.
Et l’élection, alors?
Ce n’est pas une élection sérieuse. C’est du spectacle. Il n’y a pas de contenu. De part et d’autre, il ne subsiste pas d’espoir.
Pourquoi la surveillance générale par la NSA n’est-elle pas un thème de campagne?
Parce que les deux candidats veulent encore plus de surveillance. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de manifs monstres en Allemagne quand on a su que même le téléphone d’Angela Merkel était surveillé?
La NSA a été fondée en 1952. Elle a illégalement espionné Martin Luther King, Jane Fonda, Mohamed Ali. C’est une tradition ancienne.
Durant la Première Guerre mondiale déjà, un Espionage Act a été promulgué, car nous étions paranoïaques face à la population américaine d’origine allemande. Puis il y a eu la peur des «rouges», lorsque les Etats-Unis ont persécuté de prétendus communistes américains sur le mode hystérique. C’est vrai, il y a eu tout ça, mais ça restait sporadique.
Selon vous, pourquoi des séries comme «Homeland» ont-elles tant de succès?
Je déteste ces séries. Elles travestissent le rôle de la CIA. Après la sortie de mon film JFK, qui mettait en lumière le rôle trouble de la CIA dans l’attentat de Dallas, l’agence a ouvert un bureau à Hollywood où elle pratique un lobbyisme très efficace. Lorsqu’on collabore avec elle, on économise beaucoup d’argent parce qu’elle fournit un soutien logistique. Le défi est de tourner des séries ou des films qui portent un regard critique ou, pour le moins, indépendant sur l’armée et la CIA.
Vous n’avez jamais accepté un tel soutien pour vos films?
Nous avons toujours refusé toute collaboration. Le scénario de Platoon avait été soumis à l’armée. Comme elle a demandé d’innombrables modifications, nous avons laissé tomber. Mais cette coopération est la règle pour les grands films patriotiques, comme Black Hawk Down de Ridley Scott ou Pearl Harbor de Michael Bay.
Au fond, comment vous définissez-vous? Un patriote en quête de vérité?
Sincèrement, je suis plus attaché à l’idée de vérité qu’à celle de patriotisme. Le patriotisme est un havre sûr pour les crapules. Moi, j’ai toujours ouvert ma gueule et on m’a souvent mal compris. Mais je suis allé au Vietnam où j’ai exposé ma gueule et tout mon corps au feu ennemi. Je me fais du souci pour mon pays. Je l’aime. Je me bats pour ma version de l’Amérique.
On dirait qu’il faut avoir participé à une guerre pour être un bon Américain.
L’ironie de l’histoire, c’est que bien des militaires ont aujourd’hui une vision de la situation plus réaliste que la plupart des néoconservateurs de la prétendue élite de Washington. D’ailleurs, à mes yeux, Hillary Clinton est une néoconservatrice. Elle ne sait rien de la guerre. Elle a prétendu qu’en Bosnie, elle avait grimpé dans un avion sous le feu adverse, ce qui était un pur mensonge, du patriotisme de salon. A la manière de Dick Cheney et George W. Bush.
Encore une fois: croyez-vous qu’il faut avoir fait la guerre pour être politiquement qualifié?
Non. Mais je reste choqué de voir avec quelle légèreté la rhétorique politique américaine évoque la guerre. Si, un jour, ce pays devait se trouver dans une situation très grave, la plupart des Américains ne seraient pas conscients du danger qu’il y a à appuyer sur certains boutons. Pendant la crise du mur de Berlin et celle de Cuba, Kennedy était épouvanté par ses propres généraux. Ces types insistaient pour entrer en guerre. Ils assuraient que l’Union soviétique pouvait être abattue dès la première attaque. Nous sommes de retour dans ce temps-là: beaucoup d’Américains pensent que l’on peut «gagner».
Que proposez-vous?
Peut-être de légiférer pour que les ressortissants du sud des Etats-Unis soient interdits de politique? Quelques-unes des pires figures de la politique américaine viennent du sud: Lyndon Johnson, George W. Bush, Rick Perry, Ted Cruz pour n’en nommer que quelques-uns. Une mentalité de cow-boy, de «je-te-fous-un coup-de-pied-au-cul». De grandes gueules cyniques. Une coterie militaro-industrielle qui fait son beurre avec le sang, le pétrole et la guerre. Ce ne peut être notre avenir. Ça ne doit vraiment pas l’être.
© Die Zeit
Traduction et adaptation Gian Pozzy