Reportage. Ville hyperconnectée, durable et surveillée, la construction de Songdo avance à grands pas dans la grande banlieue de Séoul, en Corée du Sud.
Ville intelligente. Il y a quelque chose d’étrange dans ce terme: il présuppose que les autres villes sont bêtes comme des culs-de-sac. Il recouvre en fait un type d’expérimentation urbaine, un laboratoire dominé par les technologies de l’information et de la communication. La smart city est hyperconnectée, durable et sûre, autrement elle n’est pas.
La photographe genevoise Stéphanie Buret a récemment passé un mois dans une telle ville nouvelle: Songdo, en Corée du Sud. Elle aurait pu choisir Masdar à Abu Dhabi ou Fujisawa au Japon, mais Songdo est le projet de smart city le plus avancé. Amorcé en 2003, le chantier devrait s’achever en 2022, au prix faramineux de 35 milliards de dollars. La ville compte déjà 100 000 habitants, avec l’ambition d’en avoir le double à son achèvement. Elle est bâtie non loin de Séoul, au bord de la mer Jaune, à proximité du viaduc qui file vers l’aéroport international d’Incheon. Par sa position même, Songdo est déjà en réseau.
Elle l’est encore davantage grâce à ses technologies numériques. Un cerveau central gère le trafic et la surveillance des espaces publics. Les logements standardisés sont équipés d’un écran de contrôle. Il permet par exemple aux mères de famille de surveiller à distance leurs enfants. Des panneaux numériques attestent des consommations énergétiques des ménages. Un moyen de mesurer son empreinte environnementale, d’encourager à réduire consommations et coûts.
Pas ou peu de poubelles dans la ville nouvelle: depuis les appartements, les ordures rejoignent directement un système souterrain de traitement des déchets. Songdo compte aussi des espaces de détente, des universités et des sièges de grandes entreprises ou d’organisations internationales. Cette ville intelligente est largement financée par des groupes privés, à commencer par Cisco, qui peuvent y tester et promouvoir leurs technologies.
On aurait beau jeu d’ironiser sur le besoin de protection, de connexion, d’éducation de prestige des Coréens. Pour un géographe comme Jacques Lévy, professeur à l’EPFL, la donne n’est pas si simple. Selon ce penseur du territoire urbain, Songdo est d’abord l’émanation d’un pays asiatique qui ose imaginer son futur, alors que l’Europe est plutôt en panne de projets d’avenir. Elle s’inscrit dans une société technophile qui appréhende l’innovation avec bienveillance et confiance. Une société disciplinée, où la défiance envers l’autorité est moins marquée que par ici.
Mais Jacques Lévy n’est pas tout à fait à l’aise avec le terme smart city: «C’est surtout le «city» qui me gêne. Songdo appartient à la grande agglomération de Séoul et se rapproche de l’idée d’un écoquartier. Une vitrine où les milieux politiques et économiques montrent leur bonne volonté, mais qui encourage une population homogène, militante, convaincue d’avance par des avantages environnementaux ou technologiques.
Or, une ville, c’est le mélange, l’altérité, la surprise. Elle n’est ni bête ni intelligente, mais plus ou moins bien mise en œuvre pour que les gens aient l’envie d’y vivre. C’est un système ouvert, alors que Songdo est conçue comme un système fermé, alors même qu’elle s’inscrit dans le grand Séoul. Ce genre d’expérience pose plus de questions qu’elle n’amène de réponses. Est-ce bien de ce type de ville que nous voulons pour être heureux? Voulons-nous que les technologies numériques se substituent à notre monde ou qu’elles soient des aides complémentaires, toujours pour nous aider à mieux vivre ensemble?