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Jean-Claude Carrière: "L’argent est bienfaisant mais on lui fait faire de sales besognes"

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Vendredi, 3 Janvier, 2014 - 05:52

Valeurs.Pièces, billets ou carte bancaire, le médium de toutes nos transactions se fait aventurier dans l’essai que lui consacre Jean-Claude Carrière. L’aventure touche-t-elle à sa fin?

Propos recueillis par Antoine Menusier paris

Avec L’argent, sujet lourd et trébuchant, Jean-Claude Carrière a voulu écrire «un livre léger, non érudit, agréable à lire». L’écrivain et scénariste français possède des dons de conteur et ce qu’il touche, lui, le complice de Buñuel, de Wajda ou de Schlöndorff, souvent se transforme en or. A la suite de Zola, pour la littérature, et Bresson, pour le cinéma, il s’attaque à cette obsession qui asservit autant qu’elle libère. A l’un des murs de son salon, la série des Sept péchés capitaux, reproductions de Bruegel, invite à la tempérance. Ou à la transgression. L’argent, ces derniers temps, a beaucoup péché. Jean-Claude Carrière en a fait le héros de son essai.

D’où vous est venue l’envie d’écrire sur l’argent?
En 2008, nous avons été envahis d’économistes et de financiers qui venaient nous expliquer à la télévision les raisons de la crise des subprimes, et je n’y comprenais rien. Ce terme de «subprimes» (emprunts hypothécaires risqués, ndlr) apparaissait comme une évidence, or c’était la première fois que je l’entendais. Cela m’a beaucoup surpris. Comme m’a surpris l’idée qu’un Etat puisse faire faillite à cause d’une crise bancaire. Enfin, se posait la question de savoir comment sortir de la crise. Deux théories s’opposaient et continuent de s’opposer radicalement. L’une dit qu’il faut continuer, l’autre enjoint qu’il faut changer. J’ai voulu prendre l’argent comme un personnage qui nous permet de mesurer où nous en sommes réellement.

Vous auriez pu tirer de cette crise un personnage différent. Pourquoi l’argent?
J’ai une formation d’historien. Durant mes études, j’ai suivi un cours passionnant sur l’histoire des banques. L’argent est le point commun de toutes les crises économiques et financières de l’histoire du monde. Je me suis souvenu aussi de la première pièce que nous avions montée avec Peter Brooke aux Bouffes du Nord en 1974 à Paris, Timon d’Athènes, de Shakespeare - texte qui sera abondamment commenté par Marx. Shakespeare est le premier à dire que l’or est un dieu, un «dieu visible».

Vous racontez, parmi quantité de faits et anecdotes, la crise des tulipes, en Hollande. Que s’est-il passé?
Cette fleur, arrivée du Moyen-Orient, a suscité une vogue extraordinaire en Hollande au début du XVIIe siècle. Les marchands de fleurs ont reçu des commandes gigantesques dont ils ont encaissé les montants alors qu’ils n’avaient pas les tulipes. Ils ont vendu à découvert. Les sommes perdues furent énormes. Ça a été la première spéculation ratée.

L’argent est-il masculin ou féminin?
Grammaticalement, il est neutre, argentum en latin. Notons toutefois que l’argent a été incarné dans le mythe de Danaé. Zeus se transforme en pièces d’or pour pénétrer le sexe de Danaé et la féconder. On ne peut pas imaginer image plus parlante. Mais c’est en même temps une image assez désolante de la femme, que l’on peut acheter par des puits d’or.

Comment la symbolique de l’argent a-t-elle évolué dans le temps?
Il y a en gros trois époques. L’argent est d’abord l’outil très commode qui permet d’acheter et de vendre. Il devient ensuite un seigneur et maître. En posséder beaucoup procure une puissance politique, économique et évidemment militaire. Les chefs d’Etat les plus puissants sont ceux qui possèdent une armée. Dans la dernière étape, à compter de la naissance, au XVIIIe siècle, de ce qu’on appelle le capitalisme, l’argent devient un dieu. On l’adore, on lui fait confiance. Les avares comme Harpagon l’adorent tant qu’ils ne le dépensent pas. Ils sont tels ces ermites qui prient Dieu sur un lit d’épines. Dans La richesse des nations, l’économiste anglais Adam Smith, constatant que parfois tout ne tourne pas rond dans le monde des échanges commerciaux, parle d’une «main invisible» qui remet en place les choses. On n’est pas loin de ce qu’on appelle aujourd’hui, avec toutefois plus de scepticisme, l’autorégulation des marchés.

La richesse garantit-elle la tranquillité?
Evidemment que non. Dans un seul paragraphe, je nomme tous les banquiers qui ont été exécutés sur ordre des rois. Même François Ier, fastueux, ami des arts, a fait tuer son banquier. Sous Charles VII, le richissime Jacques Cœur meurt en exil.

Vous semblez penser que l’argent doit être tenu en respect, qu’il faut toujours, par définition, s’en défier. Votre livre serait-il un peu catholique?
C’est possible, ça m’a peut-être échappé (sourire). Je ne suis pas du tout religieux, même si je suis né catholique et que j’ai été marié protestant.

Comment jugez-vous l’argent?
Autrefois tout l’argent allait vers le souverain, qui était un prince ou un pape. Il en redistribuait sous forme d’aumônes. A l’époque de mon père ou de mon grand-père, qui étaient tous deux de condition paysanne et vivaient dans le midi de la France, là où je suis né, l’idée de toucher une retraite de paysan était inconcevable. On mourrait à 80 ans sans un rond en s’excusant presque auprès de ses enfants. Maintenant, les paysans touchent une retraite, du fait d’une décision de l’Etat. Mais nous devons beaucoup aussi à la finance privée, l’argent étant le moteur de l’initiative – toute la mythologie américaine repose là-dessus. Le fait que la fortune, autrefois très concentrée, se soit peu à peu diluée et diffusée, certes pas jusqu’en bas, est une très bonne chose. Cela dit, le vieux proverbe définissant l’argent – un bon serviteur et un mauvais maître – reste très juste.

Mauvais maître et triste qui plus est, si l’on en croit vos observations sur le marché du vin et sur celui des livres…
Oui. Je vois aujourd’hui des gens acheter des bouteilles de vin dont je suis sûr qu’ils ne les boiront pas et que s’ils les boivent, ils les apprécieront, hélas, beaucoup moins que moi. Pareil en effet pour les beaux livres anciens, achetés à prix d’or pour ne pas être lus. Ce sont des objets d’investissement qu’on revendra dans dix ans ou qu’on léguera à ses enfants parce qu’il n’y a pas de droits à payer dessus.

Qu’est-ce que vous inspire l’affaire de l’escroc américain Bernard Madoff?
Le fait, d’abord, très sournois, qu’il se soit adressé à des juifs et qu’il ait fait appel à une sorte de solidarité juive, sous-entendu qu’avec lui, ils ne risquaient rien. C’est la première saloperie astucieuse. La deuxième était très habile. Elle consistait à mettre en garde ses clients et futurs clients contre des rendements supérieurs à 8%, le taux qu’il offrait et qui était déjà trop élevé pour être honnête. Cette histoire m’a beaucoup amusé. Comme scénariste, j’aurais aimé trouver cette astuce-là. L’autre aspect très étonnant, c’est sa condamnation à 150 ans de prison, comme si on avait trouvé une équivalence absurde à l’immensité de la somme escroquée.

De quel côté est l’argent, du bon ou du mauvais?
Je ne crois pas que l’argent soit un malfaiteur, ni un gangster. Il n’aime pas la fausse monnaie, il n’aime pas la pègre, il n’aime pas le blanchiment. Le rêve de l’argent c’est d’être reçu aux meilleures tables, en bonne compagnie, avec Montesquieu, Rousseau et d’autres. L’argent est bienfaisant. Quand il entre dans une maison, il est reçu avec des cris de joie. Depuis cinquante ans je gagne ma vie par mon écriture. J’ai connu des périodes opulentes et d’autres, plutôt critiques. Et dans les périodes opulentes, on est très heureux. L’argent est bienfaisant, mais on lui fait faire de sales besognes.

Au point qu’il en meurt, comprend-on à la lecture de votre livre, qui s’achève sur une touche futuriste. Mais meurt-il pour de bon?
C’est toute la question. Il y a deux écoles. Pour l’une, sa mort n’est qu’apparente, l’argent se refaisant une santé afin de paraître plus moderne. Pour l’autre, il est vraiment mort et se fera remplacer.

Par quoi?
Il est déjà remplacé dans certains domaines, c’est d’ailleurs très curieux. En enquêtant, j’ai découvert qu’il y avait beaucoup de monnaies locales. Chez moi dans l’Hérault, il y a tout un système de troc organisé, avec des galets. N’oublions pas que ce qu’il y a d’extraordinaire, dans l’argent, c’est sa symbolique.

«L’argent. Sa vie, sa mort».
De Jean-Claude Carrière.
Odile Jacob, 278 p.


Jean-Claude Carrière

Ecrivain, scénariste, conteur, mais aussi acteur et réalisateur, Jean-Claude Carrière, né le 17 septembre 1931, se partage entre le cinéma, le théâtre et la littérature; travaillant souvent sur des adaptations, tant pour le théâtre que pour le cinéma ou la télévision.

 

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Maurice Rougemont / Opale
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