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Le français en 2114

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Vendredi, 3 Janvier, 2014 - 05:53

Astrolinguistique.Il y a un siècle, Léon Bollack prédisait la mort du e muet. Sa consœur Marinette Matthey se hasarde au jeu de la prévision. Attention, chute de ne.

Marinette Matthey

1913. Léon Bollack est un homme de son temps. Il croit au progrès et il sait que la compétition entre les langues à prétention universelle va devenir féroce. Il pense que la loi du moindre effort («obtenir un travail égal avec moins de peine») s’applique aussi au langage. Les Américains ne disent-ils pas «cable», là où les Français parlent de télégraphe, «fone» (il écrit ainsi) plutôt que téléphone? Pour marcher sur la voie du progrès, les mots doivent être raccourcis, tendance qu’on remarque d’ailleurs dans la langue parlée. On ne dira plus abomination ou administration mais bomination et ministration; on parlera de rection et plus de direction, de parution et plus de comparution, de tricité à la place d’électricité, de mur et plus de muraille, d’applaude en lieu et place d’applaudissement, etc.

Par ailleurs, le mot bouche ne désignera plus l’orifice du visage qui permet de manger et de parler, car il désigne aussi la sortie du métro ou le regard sur les égouts. Une langue moderne ne saurait tolérer ce genre d’ambiguïté. Dès lors, on ne s’embrassera plus sur la bouche mais sur la gueule, ou son diminutif gueulette, goulette ou goule.

Et, quant à la perte de temps, et donc d’argent, causée par les lettres inutiles, elle ne sera bientôt plus qu’un souvenir: «Si l’on admet que les quarante millions de Français n’écrivent chacun que dix e muets par jour, et qu’il faille une seconde pour écrire ou composer chaque lettre inutile. Ce sont quatre cents millions de secondes perdues quotidiennement, soit plus de cent mille heures. En calculant l’heure de travail à cinquante centimes, c’est exactement comme si la France perdait chaque année dix-huit millions de francs.»

Voilà donc comment Léon Bollack imagine le français de 2013. Cette «astrologie linguistique», ainsi qu’il la nomme, paraît dans un article de La Revue de 1913 et, si les exemples donnés ci-dessus paraissent un peu loufoques, Bollack est tout de même un observateur averti de la langue de son temps, et il connaît les principales forces du changement linguistique. Ainsi, il prédit que les verbes qui apparaîtront ne seront que du premier groupe (il prévoit l’apparition de turbiner, qui ne figure pas dans Le Petit Larousse de 1907). Il pense avec raison que des mots tels que boss, pognon, frangine, maboule, taf, vanné, etc., tous absents du dictionnaire à son époque, seront bientôt complètement intégrés dans la langue.

Il prédit aussi l’entrée dans le dictionnaire des abréviations photo, topo, chrono, philo, mais il imagine que les mots entreront dans la série des mots en «-ot» (pavot, lingot) ou en «-eau» (poteau, tréteau) et s’écriront donc chroneau ou chronot, philot ou phileau…

2013 s’est achevé, l’orthographe conserve les e muets, même si les usagers ne les mettent pas toujours. Mais les lexicographes ont fait preuve d’une simplicité orthographique dans les abréviations que n’imaginait pas Léon Bollack (photo, topo, chrono, etc., sont entrés dans le Larousse).

En ce début 2014, quelles prédictions linguistiques peut-on faire pour l’horizon 2114? En ce qui concerne la taille des dictionnaires papier, rien ne changera. Le Petit Larousse est remarquablement stable depuis cent ans: 1066 pages sur deux colonnes en 1907, 1089 sur trois colonnes en 2010. En revanche, le flux des mots qui entrent et qui sortent (et parfois reviennent) va probablement s’intensifier, autour d’un noyau de 3000-4000 mots qui devrait rester stable.

L’influence du parlé. Du côté des normes rédactionnelles de l’écrit, on peut faire la même observation que Léon Bollack: la langue parlée continue d’exercer son influence sur la langue écrite, et pas seulement au niveau du lexique, mais également de la syntaxe. Quelques exemples: cette phrase d’accroche toute disloquée d’un article du Temps en 2006 semble mimer l’oral: «Il en est mort de l’avoir dévoilé au monde, son détroit, Béring»; dans ce titre du Courrier en 2010, le ne de la négation a disparu: «C’est pas l’amour qui a tué Maria Callas». Et dans un papier de Libération en 2013 on retrouve un dispositif syntaxique très fréquent à l’oral, mais qui ne franchit encore que rarement la barrière de l’écrit journalistique: «Moi, ce qui chez Cahuzac, (…) me fait honte.» On peut penser que ces structures, encore rares à l’écrit imprimé aujourd’hui, vont devenir plus fréquentes dans le siècle qui vient et que le ne de la négation, après avoir quasiment disparu de l’oral, ne sera plus systématiquement présent dans les écrits, même formels.

Le masculin recule. Deux débats sociaux sur la langue agitent périodiquement les médias et les conversations: la féminisation et l’orthographe. Auront-ils des répercussions sur l’évolution de la langue? Dans un siècle, le genre féminin aura-t-il davantage sa place dans la langue? Au niveau du lexique, certainement. Ecrivaine et auteure ont fait leur apparition dans les dictionnaires, et on peut raisonnablement penser qu’ils n’en ressortiront pas! La représentation idéologique selon laquelle le masculin l’emporte recule, au moins dans les dénominations de métier, titres et fonctions. Verra-t-on se diffuser le pronom transgenre iel ou yel, fusion de il et elle? Ça m’étonnerait beaucoup.

Paradoxalement, en revanche, il est possible que le principe d’économie linguistique cher à Léon Bollack soit battu en brèche dans des formulations qui allongent les textes, comme c’est le cas dans la Constitution neuchâteloise (septembre 2000), rédigée de manière épicène (article 27, alinéa 1): «Les travailleuses et les travailleurs, les employeuses et les employeurs, ainsi que leurs organisations, ont le droit de se syndiquer pour défendre leurs intérêts, de créer des associations et d’y adhérer. Ils ne peuvent pas y être contraints.»

Reste l’orthographe… En 2014, la langue écrite présentera-t-elle cette image: «j’ai conu un maitre qui s’apelait Louis, avec lui on faisait déjà les travaus écrits sur nos portables»?

Si on regarde l’évolution de l’orthographe du verbe qui s’écrit aujourd’hui «connaître» ou «connaitre», on voit bien qu’à long terme il y a une tendance à la simplification.

La banalisation des fautes d’orthographe. Depuis la Renaissance, alors que la prononciation n’a presque pas changé, on trouve successivement ou en parallèle congnoistre, cognoistre, connoistre, connoître, connaître, connaitre. Le prolongement logique de cette suite semble passer par conaitre. Mais le changement des conventions orthographiques, on le sait, engendre des débats passionnés dans la francophonie du nord, et il semble assez hasardeux de prédire un changement de norme comme la généralisation des pluriels en s (et donc la suppression du x comme marque du pluriel) ou la simplification des doubles consonnes qui ne codent pas une distinction phonétique (gramaire, apeler, anuel, raisonable, efort…). Ce qui me semble certain, en revanche, c’est que les fautes d’orthographe (les linguistes parlent de variation graphique) vont devenir banales. En 2114, il y aura d’un côté l’orthographe «du dimanche» et de l’autre celle de tous les jours.


Marinette Matthey

1959 Naissance au Locle.
1985-2005 Professeure de linguistique à Neuchâtel, Lausanne puis Lyon.
1992 Membre de la Délégation à la langue française de la Conférence intercantonale de l’instruction publique de la Suisse romande et du Tessin.
2005 Professeure de sociolinguistique à l’Université Stendhal-Grenoble  3.
2010 Directrice du LIDILEM (Laboratoire de linguistique et didactique des langues étrangères et maternelles) à Grenoble.

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