Enquête. A une semaine de la publication des nouvelles primes, tous les regards se braquent sur Assura. La caisse dite «low cost» pourra-t-elle maintenir des primes meilleur marché après le déficit record de 258 millions enregistré en 2015?
Chez Jean-Paul Diserens, au salon, l’horloge du morbier s’est arrêtée. Dans sa maison familiale, sur les hauts de Vevey, le fondateur de la caisse Assura n’a toujours pas fait le deuil de son départ forcé, voici trois ans, d’une assurance en plein essor, assise sur une «mine d’or» de 850 millions de francs de réserves. Depuis, il ne cesse de s’interroger, surtout après avoir pris connaissance du déficit abyssal de 258 millions enregistré par la caisse en 2015. «J’ai le sentiment que les nouveaux dirigeants sont en train de démolir en trente-cinq mois ce que j’ai construit en trente-cinq ans.»
A 15 kilomètres de là, à Pully (VD), l’horloge digitale qui accueille les visiteurs au siège d’Assura continue à égrener les secondes, les minutes et les heures comme si de rien n’était. Au quatrième étage d’un bâtiment d’une implacable sobriété, le directeur général par intérim, Eric Bernheim, se veut rassurant après la tempête de l’an dernier. «A l’avenir, le nombre de caisses baissera. Mais Assura consolidera certainement ses positions et tient à rester indépendante.»
Hausse des primes supérieure à la moyenne suisse
La saga Assura n’est donc pas terminée. La quatrième caisse de Suisse, et même la première si l’on tient compte du fait qu’elle n’a qu’une seule marque, compte désormais un million d’assurés, dont 900 000 pour l’assurance de base. Par ses primes basses qui lui ont valu la réputation de «low cost», elle a séduit de nombreux Romands, notamment dans les cantons de Vaud, Genève et surtout à Neuchâtel, où un assuré sur deux lui est affilié.
En 2016, elle a offert des primes de 10% meilleur marché que la moyenne nationale. Mais jusqu’à quand pourra-t-elle maintenir cet écart? Même si son potentiel de croissance demeure important en Suisse alémanique, n’est-elle pas condamnée à ressembler aux autres caisses? Ces questions, Jean-Paul Diserens n’a plus besoin de se les poser, lui dont l’honneur a été définitivement blessé le 13 février 2013, lorsqu’il a dû récupérer à la sauvette ses affaires déposées dans un couloir. Une fin brutale pour une carrière brillante ponctuée de deux accrocs seulement. «Il a tout réussi dans sa vie, sauf sa retraite», confie un ancien collaborateur d’Assura.
Mais commençons par le début. Après avoir été quelques années éducateur dans un pénitencier pour jeunes délinquants à Vennes, celui qui a étudié à l’Ecole normale ne se destinera pas à l’enseignement. Jean-Paul Diserens a 25 ans lorsqu’il bifurque dans les assurances et tente dans un premier temps de moderniser la Société vaudoise et romande de secours mutuels (SVRSM). Une caisse mutualiste au chiffre d’affaires de 300 millions, mais administrée de manière «anachronique» lors d’assemblées des délégués très «folkloriques». Voulant imposer des réformes trop rapides, il est licencié.
Est-ce à ce moment-là que naît ce «sentiment de revanche» que relèvent chez lui de nombreuses personnes l’ayant côtoyé? Plutôt que d’accepter une offre de la concurrence, Jean-Paul Diserens crée Assura le 1er février 1978 dans un petit bureau de 10 m², déjà situé à l’avenue Charles-Ferdinand Ramuz à Pully, un immeuble alors propriété de l’assureur français Gan. Son but est clair: il va faire ce qu’il n’a pas pu réaliser à la SVRSM. «J’ai voulu responsabiliser l’assuré ainsi que les fournisseurs de soins. Les primes sont faites pour couvrir des cas graves ou une hospitalisation, pas pour rembourser des gouttes nasales ou une pommade pour soigner de l’acné», tranche-t-il.
En pionnier, il introduit à l’époque des franchises à option de 100 à 500 francs. Son premier assuré est un juge cantonal valaisan partageant ses idées. «Mais je n’ai pas visé une clientèle de riches. Les premiers affiliés sont plutôt des petites gens capables de faire de l’automédication intelligente en cas de maladie bénigne.» Très vite, il se construit un portefeuille composé à 95% de franchises à option, ce qui lui permet d’offrir des primes largement meilleur marché que celles de la franchise de base.
Assura est lancée, son ascension fulgurante commence. Jean-Paul Diserens ne fait rien comme les autres, brisant tous les tabous. Il introduit le «tiers garant», ce système qui demande à l’assuré de payer sa facture avant de se la voir remboursée. Dans un premier temps en n’y incluant pas les pharmaciens, qu’il craint de se mettre à dos, puis, dès 1983, en n’épargnant plus ces «épiciers de luxe». Il s’en fait des ennemis à vie mais fait baisser le montant des factures des pharmacies de 27% en un an.
Jean-Paul Diserens n’a pas peur de se faire détester. Il est un admirateur sans borne de Gottlieb Duttweiler et rappelle que le fondateur de la Migros n’a jamais pu venir inaugurer son premier magasin à Lausanne tant l’opposition des commerçants locaux était grande. Il contrôle les factures à la loupe et se forge ainsi une réputation de «mauvais payeur» qui effraierait tout assureur, sauf lui. Un jour, il lance la seule campagne de pub de son règne, avec un slogan choc à la clé: «Au dodo pour un bobo, vous n’êtes pas Assura!»
Ecarter les mauvais risques
Le discours est doublement habile. D’une part, il séduit les gens responsables. D’autre part, il écarte les mauvais risques. Le conseiller d’Etat vaudois Pierre-Yves Maillard, chef du Département de la santé, cite un exemple: «Lorsque Assura ou une autre caisse se montrent particulièrement chicanières envers les prestataires de soins à domicile, ceux-ci s’enquièrent auprès d’un nouveau client de la caisse à laquelle il est affilié et lui demandent d’en changer pour être mieux remboursés. A la fin, les cas lourds ne font que passer dans une autre caisse et le problème des coûts de la santé n’est pas résolu.»
Jean-Paul Diserens s’accommode des critiques, car il sait que la hausse constante du nombre d’assurés lui donne raison. En 2001, il a même volé au secours de Supra, l’ancienne SVRSM qui l’avait licencié. Il conduit son entreprise en vrai patriarche, certes proche de ses employés – laissant toujours la porte de son bureau ouverte –, mais exigeant. Il récompense les comportements exemplaires: un jour de congé supplémentaire pour les non-fumeurs, trois jours pour ceux qui n’ont pas été absents durant l’année écoulée.
Lorsque, en 2003, il décide de partir en croisade contre la loi fédérale urgente sur l’adaptation des participations cantonales aux coûts des traitements hospitaliers, qui pénalise les caisses à ses yeux, il met tout son personnel en ordre de marche. Le samedi sur les marchés, le dimanche au sortir du culte. S’il réussit à collecter les 50 000 signatures nécessaires au référendum dans un délai de cinq semaines seulement, il subit un cuisant échec en votation: 77% de oui à la loi. Mais il ne regrette rien: «C’est à partir de ce moment-là qu’Assura a été considérée comme un acteur respecté dans le secteur de la santé.»
En 2008, il prend même le risque de claquer la porte de l’association faîtière Santésuisse, jugée inefficace et dominée par la Suisse alémanique: «Je ne vois pas pourquoi nous devions forcément éternuer à Lausanne lorsqu’une caisse s’enrhumait à Zurich», se justifie-t-il. Ce manque de solidarité passe très mal outre-Sarine: «Assura est devenue un «passager clandestin» de l’association. Elle attendait que Santésuisse négocie les tarifs avec les prestataires de soins, puis les reprenait sans vergogne», note un spécialiste de la santé. Peut-être, mais lorsque Assura négociait, elle obtenait des concessions des prestataires de soins, comme avec la chaîne de pharmacies Sun Store.
Enivré par un succès qui ne se dément pas, Jean-Paul Diserens ne perçoit pas les ennuis à venir. En novembre 2012, la Finma, l’autorité de surveillance des marchés financiers, à ce titre responsable des assurances complémentaires, décide de mettre Supra en faillite. Elle demande à Assura d’en reprendre les 70 000 assurés. Assura y consent, mais refuse de les absorber dans son propre portefeuille d’assurés complémentaires pour ne pas pénaliser ceux-ci. La loi sur la surveillance des caisses autorise cette opération, mais la Finma est furieuse.
Opération coup-de-poing de la Finma
Le 14 novembre 2012, elle organise un coup de force que ne renieraient pas les services secrets russes. A 9 heures, elle convoque les dirigeants d’Assura à Berne pour discuter de la reprise des assurés de Supra. Pendant ce temps, elle envoie une équipe à Pully, flanquée d’agents de sécurité, pour bloquer l’ordinateur des dirigeants tout en récupérant toutes les données informatiques de l’entreprise. A l’évidence, la Finma est persuadée qu’Assura lui cache quelque chose. «Lorsqu’elle découvre une filiale (Tadis) ouverte en Tunisie pour régler des problèmes d’informatique, elle est sûre qu’il s’agit d’une société écran», raconte un témoin. Avant même d’en avoir les preuves, elle a condamné ses dirigeants.
Jean-Paul Diserens, qui reste encore patron de l’assurance de base, ne peut dès lors plus mettre les pieds dans son bureau et n’a plus accès à son ordinateur. Mais la nouvelle n’est pas officielle, car la Finma n’a pas la compétence pour intervenir en matière d’assurance de base. C’est à l’Autorité de surveillance des fondations d’intervenir. Celle-ci annonce la suspension provisoire des membres des conseils de fondation dans un communiqué emprunté. Elle est obligée d’y avouer qu’elle intervient «bien qu’aucun dysfonctionnement n’ait été constaté jusqu’à présent».
Théorie du complot
Côté romand, on n’est pas très loin de développer une théorie du complot. «Jean-Paul Diserens a été victime d’une chasse aux sorcières venue de Suisse alémanique», accuse un ancien cadre d’Assura. «Non, cela n’a pas été le cas», affirme un observateur alémanique. Qui ajoute: «Mais il y a clairement eu un clash des cultures. Contrairement à d’autres groupes, Assura n’a jamais rien fait d’illégal.»
La Finma n’a pas toléré le moindre écart par rapport aux nouvelles normes sur les provisions à respecter par les assureurs complémentaires. En Suisse romande, il n’y avait pas de quoi trop s’inquiéter, tant que Supra pouvait faire face à ses échéances. Près de quatre ans plus tard, on ne sait toujours pas qui a raison. Les deux fondations sont toujours administrées par deux commissaires.
Mais des rumeurs de plus en plus insistantes laissent entendre que la liquidation de Supra se serait conclue par un excédent de plus de 50 millions. Certains parlent même de 67 millions, un montant connu depuis plus de deux ans mais jamais communiqué. Dans l’histoire économique du canton de Vaud, ce ne serait que la deuxième faillite ayant laissé un bénéfice, après celle du géant du négoce André et Cie.
Contactée à ce sujet, la Finma dit qu’elle ne s’exprime pas sur des procédures encore en cours. «Au moment de l’ouverture du dépôt de bilan, le danger d’insolvabilité était réel», se contente-t-elle de dire. Quant à l’Autorité fédérale des fondations, elle n’est guère plus loquace. «Si les deux commissaires sont toujours en place, c’est que la restructuration a pris plus de temps que prévu», fait-elle savoir par le biais du Département de l’intérieur, qui la chapeaute. «L’objectif est de nommer deux nouveaux conseils de fondation d’ici à fin 2016», ajoute-t-elle.
Même s’il a souvent été un détracteur féroce d’Assura, qu’il accuse de pratiquer la chasse aux bons risques, Pierre-Yves Maillard ne comprend pas la longueur de cette procédure: «Elle a été d’une opacité très troublante dans un Etat de droit. En ce qui concerne Supra, la Finma a mené une opération lourde dont la raison invoquée, la menace d’insolvabilité, s’est révélée nulle.»
Solidarité obligée entre les caisses
Pour Pierre-Yves Maillard, il était inévitable que la machine Assura se grippe un jour. «Tôt ou tard, le modèle aurait montré ses limites», estime-t-il aujourd’hui. Pourquoi? Par le système du tiers garant sur les médicaments, Assura a eu une proportion plus faible des cas lourds, soit des 10% d’assurés qui causent 70% des coûts. Ensuite, tout s’enchaîne: la hausse des assurés exige de constituer toujours plus de réserves, donc de générer une grosse marge entre primes et coûts. «Dès que le régulateur réduit cette marge en renforçant la solidarité entre caisses par la compensation des risques, les problèmes commencent», explique encore le conseiller d’Etat vaudois.
C’est ce qui arrive à Assura. L’ironie du sort veut que ce soit bien après que la Finma a fait le ménage et donc remédié aux «graves lacunes de gouvernance» que les affaires se gâtent pour la caisse. Plusieurs directeurs se succèdent et tentent de maîtriser la croissance du portefeuille. En deux ans, entre 2013 et 2015, Assura enregistre 300 000 nouveaux affiliés, visiblement plus attirés par ses primes basses qu’effrayés par d’éventuels remboursements tardifs de factures. Pour y faire face, la caisse a engagé 150 personnes, dont une quinzaine de cadres, juristes et actuaires chargés d’identifier les risques.
Malgré cela, elle ne maîtrise plus sa croissance, au point que, durant six mois, elle dépasse les trente jours pour rembourser une facture. Sur le plan comptable, elle réalise une perte abyssale de 258 millions en 2015. Son patron, Bruno Ehrler, dont le salaire annuel de 450 000 francs est presque deux fois plus élevé que celui de Jean-Paul Diserens (250 000 francs), est remercié au début de cette année.
Quels seront les prochains épisodes de la saga Assura? La compagnie de Pully, devenue la 4e caisse du pays après avoir été la 652e à sa fondation, est-elle condamnée à se normaliser au point d’offrir des primes dans la moyenne suisse? Parfois un peu schizophréniques au point de compter malgré tout parmi ses assurés, les détracteurs d’Assura en sont persuadés: plus elle grandira, plus son portefeuille d’assurés ressemblera à celui des autres caisses.
Certains paramètres le laissent penser. Le législateur a mis en place un mécanisme de compensation des risques dans le but d’instaurer une certaine solidarité entre les caisses bon marché, jeunes en général, et les autres, plus traditionnelles, ayant dans leur portefeuille davantage de cas lourds. Assura en est de loin le plus grand contributeur. En 2015, elle y a versé 750 millions, soit pas moins de 30% de son chiffre d’affaires. Et ce montant risque bien de continuer à grimper. Dès 2017, le mécanisme introduit un nouveau critère: les assureurs ayant de nombreux patients consommant pour plus de 5000 francs de médicaments par an toucheront une manne plus élevée.
Continuer à offrir des primes basses?
Au siège de Pully, le directeur général par intérim, Eric Bernheim, tient pourtant à dissiper d’éventuelles craintes. «Nous serons fidèles à la culture d’entreprise qui consiste à responsabiliser l’assuré», affirme-t-il. Le but est donc de continuer à offrir des primes basses. Comment? «En maintenant le système du tiers garant dans le remboursement des factures, en poursuivant un contrôle strict de celles-ci et en adoptant une attitude féroce quant à nos propres coûts de fonctionnement.»
Mais, à l’avenir, Assura ne sera plus «l’enfant terrible» de la branche. En 2014, elle a réintégré les rangs de l’association faîtière Santésuisse. Elle prend désormais au sérieux les enquêtes de satisfaction, au point d’en mener elle-même. Pas question pour elle d’être uniquement «la caisse des gens qui n’ont pas besoin d’assurance», comme le prétendent ses détracteurs. «Cette image ne correspond pas à la réalité», s’insurge Eric Bernheim. Assura rembourse 6,5 millions de factures par an, ce qui représente quelque 2 milliards de prestations.
En revanche, elle ne cache pas qu’elle poursuivra son combat contre l’affinement prévu du mécanisme de compensation des risques. «Le danger existe de voir cet instrument évoluer vers une compensation des coûts, ce qui n’incite pas à responsabiliser les prestataires ni les assurés», dit encore Eric Bernheim.
En 2015, Assura disposait encore de près de 500 millions de réserves, un montant supérieur à ce qu’exige la loi. Il s’agit là d’un bon viatique pour pérenniser l’entreprise. Certes, elle a perdu un joker avec le déficit de l’an dernier. Dans l’immédiat pourtant, ses assurés n’ont pas de raison de la quitter. Lors de la publication des primes 2017 prévue la semaine prochaine, Assura annoncera une hausse plus prononcée que la moyenne nationale – en raison de sa contribution toujours plus forte à la compensation des risques – mais sans atteindre les 10% que ses affiliés redoutent.
Elle conserve le privilège de compter dans son portefeuille une majorité d’assurés ayant opté pour une franchise annuelle élevée, souvent à 2500 francs. Un atout majeur, que beaucoup de concurrents lui envient encore.