Reportage. Alors que l’idéal d’une Europe ouverte et pacifique semble appartenir au passé, la chaîne franco-allemande créée en 1991 se veut un antidote à l’esprit d’abandon et tente même l’élargissement.
Kady Adoum-Douass se souviendra longtemps de son arrivée à Arte, le 7 janvier 2015. Le matin, elle était encore chez elle, à Paris, boulevard Richard-Lenoir, bouclant ses bagages, quand les frères Kouachi donnèrent l’assaut meurtrier contre la rédaction de Charlie Hebdo, presque sous ses fenêtres. L’après-midi, la jeune femme montait dans le TGV de 14 h 30 pour Strasbourg. Douze jours plus tard, elle présentait son premier journal télévisé sur la chaîne franco-allemande.
De père tchadien et de mère martiniquaise, née à Amiens, en Picardie, la journaliste en avait assez de «l’infotainment», dit-elle, cette information mêlée de divertissement et d’ironie qu’elle avait pratiquée à Canal+. Arte la «sollicitait», elle avait dit oui. Bientôt, elle ferait la connaissance du cousin allemand, ce père la rigueur du journalisme. Tant mieux, la rigueur, le sérieux, c’est ce qu’elle était venue chercher sur les bords de l’Ill, un affluent du Rhin, paysage au demeurant très doux.
C’est là, au 4, quai du Chanoine-Winterer, à deux pas des institutions européennes, dans un environnement de villas arborisées, que s’élève le siège d’Arte, un grand bâtiment métallique et vitré inauguré en 2003, reposant en partie sur des colonnes. Temple cathodique de la réconciliation franco-allemande et, de facto, de l’«idéal européen». Cette chose un peu floue, un peu flasque mais non sans vigueur, est pareille à la méduse qui file des boutons, rouspètent les ennemis de l’Europe politique. Arte 2016, c’est l’anti-Brexit, le référendum par lequel les Britanniques ont décidé, le 24 juin dernier, de quitter l’Union. Un effet d’aubaine, pour la chaîne qui a vu le jour en 1991 sous l’impulsion du président François Mitterrand et du chancelier allemand Helmut Kohl.
Le 24 août à Paris, au Grand Palais, lors de la conférence de presse de la rentrée, la présidente d’Arte France, Véronique Cayla, rebondit sur le vote de défiance. «Poursuivre ce beau dessein européen, pour Arte, arrimée à son socle franco-allemand, est plus que jamais nécessaire pour contrer le désenchantement et l’atomisation de nos sociétés. Les errements du tout-économique et du communautarisme, le danger des replis identitaires et des fanatismes en tout genre, la violence des clivages sociaux et culturels fissurent l’unité de notre continent», affirme-t-elle, de concert avec son homologue allemand Peter Boudgoust, président d’Arte GEIE, l’entité strasbourgeoise proprement dite (lire l’encadré ci-dessous).
Le duo franco-allemand essaie au passage de contenter le plus de monde possible dans la famille démocrate: ceux qui combattent l’islamisme, ceux qui livrent bataille à l’extrême droite, pas toujours les mêmes personnes…
Directeur de l’information d’Arte depuis 2013, le journaliste franco-italien Marco Nassivera, gueule d’acteur de polar, rappelle ce qui, à ses yeux, ne fait aucun doute: «L’essence européenne d’Arte, elle est là, on ne se pose pas la question. Et elle est avant tout culturelle, peut-être le meilleur véhicule pour faire avancer les choses», dit-il, au frais dans son bureau. Ce mercredi de septembre, l’est de la France vit l’un de ses derniers jours de forte chaleur.
Plus qu’un relais des institutions européennes
Il est 10 h 40, la conférence de rédaction du matin est lancée. Aux commandes, l’Allemande Carolin Ollivier, la rédactrice en chef parfaitement bilingue d’Arte Journal, le JT de la chaîne, diffusé à 19 h 15 sur le canal allemand, à 19 h 45 sur le canal français, pour tenir compte des habitudes télévisuelles des deux pays. L’actualité qui fera l’ouverture est le plan de relance présenté le jour même devant le Parlement à Bruxelles par le président de la Commission européenne, le Luxembourgeois Jean-Claude Juncker. On s’attend à «un Ruck-Rede, un discours de changement de cap», prédit Carolin Ollivier, née à Bonn, passée par la chaîne allemande ARD, mariée à un Français.
«C’est quand même le président le plus pourri qu’on ait eu (à la tête de la Commission européenne, ndlr), c’est quand même le gars de LuxLeaks (scandale fiscal impliquant le Luxembourg, ndlr)», maugrée une voix autour de la table. Sourires polis de la douzaine de collègues présents. La rédactrice en chef passe à la suite: l’ancien premier ministre et président d’Israël Shimon Peres serait au plus mal. Un sujet sur la crise que traverse la direction du Staatsballett de Berlin fermera le journal du soir, suivi du talk-show 28 minutes, animé depuis Paris par la Française Elisabeth Quin.
Pas plus que son supérieur hiérarchique Marco Nassivera, Carolin Ollivier ne veut pas passer pour le petit télégraphiste des institutions européennes. «L’Europe, c’est bien sûr tout ce qui a trait à Bruxelles et à Strasbourg, mais c’est surtout la communauté des Etats, c’est la politique migratoire, ce sont les pays européens qui ne font pas partie de l’Union et auxquels nous nous intéressons, en mettant l’accent sur le reportage», explique-t-elle.
Pour 2017, très grosse année, présidentielle en France, législative en Allemagne, la patronne d’Arte Journal imagine un road movie à travers le continent européen pour demander à ses habitants comment ils voient ces deux pays, longtemps décrits comme les locomotives d’une intégration qui semble aujourd’hui privée de cap et de substance.
Deux sensibilités différentes
Les crises que connaît l’Europe ont ceci de pratique qu’elles relèguent les bisbilles franco-allemandes au second plan. A ce propos, Arte et sa vitrine de la parité parfaite – autant de programmes français que de programmes allemands, un nombre équivalent de collaborateurs de chaque pays, la présidence pour l’un, la vice-présidence pour l’autre, et inversement en cas d’alternance – ne présentent-elles donc aucun défaut? Des divergences, plutôt, des sensibilités différentes, parfois des tensions, qui renvoient aux deux cultures respectives. La dette grecque est un cas d’école. «La partie allemande de la rédaction d’Arte est sur une ligne plus dure que la partie française, qui est, elle, davantage sur la ligne des pays du Sud, a constaté Marco Nassivera.
Autre dossier touchy, le rapport que nous entretenons, nous, Français, aux anciennes colonies africaines. Nos collègues allemands ont par exemple interrogé le bien-fondé de l’intervention militaire française au Mali, alors que, pour nous, elle allait de soi face au danger djihadiste.» Un déjeuner à l’excellente cantine d’Arte – «le seul restaurant de Strasbourg qui possède une chaîne de télévision», dit un bon mot –, et tout désaccord trouve en principe une solution.
Mais il n’y a pas que l’info dans la vie de la chaîne. Avec quarante et une minutes quotidiennes produites sur place, sa part est même assez congrue, abstraction faite des documentaires, magazines et autres émissions de décryptage de l’actualité, comme Le dessous des cartes, un des piliers d’Arte avec le magazine culturel Metropolis. L’Allemand Markus Nievelstein est le directeur de l’unité Connaissance. La faune et la flore, le monde des volcans, c’est lui. L’histoire, souvent présentée sous un jour contemporain, c’est lui aussi. Une histoire si contemporaine qu’elle en est quelquefois immédiate: à partir du 4 octobre passeront Les années Obama, une série en quatre épisodes.
Coproductions suisses
L’espace européen reste toutefois la patrie d’Arte. Avec le souci clairement revendiqué de combattre les nationalismes et replis identitaires. «L’UE ne communique pas là-dessus, nous, si. On est engagés», affirme le directeur des programmes, le Français Alain Le Diberder. Un documentaire est en préparation sur «le parcours des extrêmes droites dans l’Europe d’aujourd’hui». Un autre, de huit épisodes, l’est également sur l’armistice de 1918 et ses suites.
Intitulé Le fracas des utopies, 20 chaînes le coproduisent, sans la RTS – «elle nous a dit qu’elle n’avait pas de case pour ça», rapporte Markus Nievelstein. Absente sur ce projet-là, la RTS n’en coproduit par moins des sujets avec sa consœur strasbourgeoise. «Nous discutons actuellement avec les Suisses de la réalisation d’une série dont le titre de travail est «Là-haut sur la montagne», souffle le directeur de l’unité Connaissance.
Cosmopolite, Arte ne fait pas pour autant la promotion du volapük, cette langue artificielle forgée dans les utopies internationalistes du XIXe siècle. Directeur de l’unité Cinéma et fiction, l’Allemand Andreas Schreitmüller veut que les histoires racontées dans les films soient «rattachées et enracinées dans une culture, sinon les gens ne regardent pas». Le succès rencontré sur sa chaîne par la série Borgen, qui a su rendre excitante la politique danoise, lui donne raison. Oui, donc, aux coproductions internationales, mais au profit d’intrigues ancrées dans un paysage culturel identifié. Repli? Sans doute un peu, par nécessité narrative, mais cela ne saurait exclure l’ouverture à l’autre.
Génération quadra
Cet autre et en même temps semblable, la chaîne veut aller le chercher hors de sa sphère historique. Arte, diffusion modeste mais établie (1% de part de marché en Allemagne, 2,4% en France au meilleur de ses audiences), tente depuis un an d’attirer vers elle les publics britannique et espagnol sur des plateformes numériques dédiées, en leur proposant six cents heures de programmes sous-titrés dans leur langue respective. Génération ciblée, les quadras, quand l’âge moyen des téléspectateurs d’Arte se situe plutôt autour de 50 ou 60 ans. Mais de l’ambition aux résultats escomptés, il y a encore un grand pas. Au point que la chaîne ne souhaite pas communiquer sur des audiences pour l’heure «pas assez flatteuses».
Le bureau chargé de cet élargissement au sud, au nord et bientôt à l’est, en Pologne, dispose d’un budget annuel de 2 millions d’euros, dont la moitié est prise en charge par l’Union européenne. On perçoit ici un certain volontarisme.
Jürgen Biehle est indéniablement l’aîné de Kady Adoum-Douass. Entre eux, comme une complicité père-fille. Vingt ans de maison, dont dix-huit à la présentation du journal en allemand, Jürgen Biehle incarne l’esprit d’Arte. A la fois intello et terrien dans l’aspect, originaire de Stuttgart, marié à une Française, barbe blanche de fringant patriarche, il est le produit de cette Allemagne de l’Ouest d’avant la chute du Mur et de l’après-nazisme, programmée pour la démocratie et la tolérance. Homme de compromis, il pratique la litote.
«On peut dire très gentiment qu’il y a un léger déséquilibre dans la pratique du français et de l’allemand dans les rapports de travail», relève-t-il au terme de la conférence de rédaction menée en français par une Allemande. «Vivre toute une journée dans une langue de travail étrangère…» ajoute-t-il, ne terminant pas sa phrase. C’est ainsi, semble-t-il penser.
«Si la chaîne a perduré, on le doit à Jérôme Clément, le premier président d’Arte, un Français. Les Allemands, de leur côté, étaient très ouverts, alors que les politiques français, au début, étaient très fermés, comme d’habitude. Jack Lang, ministre de la Culture et de la Communication, n’avait ainsi pas compris qu’il y aurait des programmes en allemand», tacle une observatrice de ce temps-là. C’était l’époque où la France prenait encore de haut son voisin allemand, réunifié depuis peu. D’où, peut-être, ce «léger déséquilibre» dans un couple qui paraît cependant solide.
Arte: qui, quoi, combien
Arte, c’est qui? Arte (qui signifie Association relative à la télévision européenne) est formée d’Arte GEIE (Groupement européen d’intérêt économique), dont le siège est à Strasbourg, d’Arte France et d’Arte Deutschland. Arte est le fruit d’un contrat passé par l’Etat français avec les länder allemands, qui ont autorité sur un audiovisuel fédéralisé.
Qui fournit les programmes? Arte France et Arte Deutschland apportent chacune 40% du contenu, les 20% restants étant produits par Arte GEIE.
Qui paie? Arte France est une structure propre, dotée de 264 millions d’euros par l’Etat français (budget 2016). Le financement allemand est davantage «en nature», sous forme de programmes livrés par les chaînes régionales d’ARD et de la ZDF, la base d’Arte Deutschland. Le budget spécifique d’Arte GEIE (siège et studios strasbourgeois) est de 130 millions d’euros: 5,5 millions générés par les recettes propres d’Arte GEIE, 124,5 millions fournis à parts égales par Arte France et Arte Deutschland.