Eclairage. Mario Botta n’aime pas la nouvelle extension de son musée de San Francisco. Le signe, selon lui, d’une culture américaine qui privilégie le spectaculaire et «fait n’importe quoi».
«Cette extension est une catastrophe. On dirait une grosse armoire blanche. Elle est l’expression d’une culture américaine sans éthique qui fait n’importe quoi. Tout cela est d’une stupidité incroyable. D’une totale myopie urbaine.» Bang! Mario Botta ne cache pas sa colère devant l’extension du Museum of Modern Art de San Francisco (SFMOMA), qui a ouvert ses portes en mai dernier. La nouvelle construction blanche, signée par le bureau norvégien Snøhetta, se dresse derrière le bâtiment en briques ocre dessiné par Mario Botta, ouvert en 1995.
A l’époque, les responsables du musée californien voulaient un signe architectural fort. Ils avaient choisi un quartier ingrat de San Francisco, South of Market, où trônait une tour Art déco des années 1920. La proposition géométrique de l’architecte tessinois les avait convaincus, préférée à celles de Frank Gehry ou de Tadao Ando. Il y a vingt et un ans, Mario Botta inaugurait un musée qui allait remplir à merveille sa fonction iconique. «J’ai donné un logo à cette ville», se souvient aujourd’hui l’architecte, 73 ans.
Pourtant vaste, le bâtiment de cinq étages a été victime de son succès. Avec une fréquentation de 650 000 visiteurs par an, le SFMOMA étouffait. En 2006, le musée lançait un nouveau concours architectural dans le but de flanquer le bâtiment de Mario Botta d’une extension qui triplerait presque la surface d’exposition. Comme le terrain à disposition était de taille réduite, il fallait construire en hauteur, sur dix étages.
Comme un banc de brouillard
Les architectes norvégiens de Snøhetta, l’un des bureaux vedettes de notre époque, ont remporté la mise avec un bâtiment à l’esthétique atmosphérique, qui s’inspire des brumes régulières de San Francisco. Une architecture comme un banc de brouillard.
J’étais cet été dans la ville du nord de la Californie. Je me suis posté devant le nouveau SFMOMA pour tenter de comprendre la logique de la double construction. Il n’y en a pas. Difficile d’imaginer deux édifices plus dissemblables. L’un est symétrique, massif, postmoderne («postclassique», dirait Botta), ocreux, frappé d’un grand œil bordé de granit blanc et noir qui relie l’intérieur à l’extérieur. Autant ce musée est tangible, autant l’extension est intangible, laiteuse, ondulante, sans angle droit. Les deux ne font pas la paire, à l’évidence.
«J’aurais aimé participer au nouveau concours, note Mario Botta. J’aurais su comment faire. Mais voilà: ce sont les Etats-Unis, le pays qui dicte ses propres règles. Je n’ai pas été invité. Le résultat est pire que tout ce que j’aurais pu imaginer. Il ne tient aucun compte de la logique de construction de San Francisco, de sa stratigraphie urbaine particulière. Il impose bêtement son langage figuratif, cassant la qualité abstraite de son environnement, en particulier l’immeuble Art déco des années 1920. Peut-être qu’il s’améliorera avec le temps.
Ou pas: il faudra voir comment vieillira son revêtement extérieur synthétique!» L’extension est en effet couverte de panneaux en plastique renforcé de fibres, agrémentés de cristaux de silice pour changer d’apparence au fur et à mesure de la course du soleil.
Partenaire de danse
Craig Dykers, l’un des fondateurs du collectif Snøhetta, est plus diplomate que son collègue suisse. A l’inauguration du nouveau SFMOMA, comme la presse américaine le rapportait en mai dernier, Dykers louait l’impact identitaire du premier bâtiment, la manière dont il a transformé toute la ville, la simplicité et le calme parfaits de ses salles d’exposition. Dykers comparait le musée de Mario Botta à un «partenaire de danse. Si vous êtes comme lui, vous finissez par vous marcher sur les pieds. Un bon partenaire est quelqu’un qui a sa propre personnalité et qui peut se déplacer librement avec vous.»
Reste qu’il y a peu de chances que Craig Dykers et Mario Botta valsent un jour ensemble. Sacrilège supplémentaire, Snøhetta a remplacé dans le premier musée le grand escalier en granit noir par un autre plus clair, en bois, au grand dam du Tessinois.
A l’intérieur du SFMOMA, la transition entre les deux corps se fait sans heurt. Dans le nouvel édifice, les espaces sont bien conçus, lumineux. Les terrasses et jardins de sculptures abondent, le plus grand mur végétal des Etats-Unis renforce le côté organique de l’ensemble. C’est un grand geste architectural, immodeste comme les Etats-Unis, tournés vers l’avenir. C’est la Californie, le laboratoire dans lequel s’invente le monde de demain, faisant table rase de l’ancien.
C’est aussi l’enjeu plus large de la prolifération actuelle des extensions de musées. Ces derniers sont les temples de la culture enfin démocratisée, des moteurs économiques pour des villes à la recherche de nouveaux financements. Leur fonction est en plein bouleversement. Jadis élitaires, ils s’ouvrent à des publics bien plus larges. Quitte à consacrer plus de la moitié d’un nouveau bâtiment, comme la New Tate Modern de Herzog & de Meuron, à Londres, à des espaces de socialisation, d’apprentissage, d’événementiel.
Selon un calcul récent de The Art Newspaper, les institutions muséales dans le monde ont dépensé 8,9 milliards de dollars dans leurs projets d’agrandissement depuis 2007. Le SFMOMA a consacré 305 millions de dollars au sien. Plus au sud, à Los Angeles, le LACMA dédiera 600 millions de dollars à son extension dessinée par le Grison Peter Zumthor.
Profil bas
Le même architecte concevra le nouveau bâtiment de la Fondation Beyeler à Bâle. Le dessin n’a pas encore été révélé. Quelque chose nous dit qu’il n’entrera pas en rupture totale avec l’actuelle fondation, due à Renzo Piano. En Suisse, on préfère jouer profil bas, en respectant l’ancien, comme le suggèrent les nouvelles extensions du Kunstmuseum de Bâle et du Musée national de Zurich, toutes deux réalisées par le duo Christ & Gantenbein.
Leurs constructions grises multiplient les références, et même les révérences à celles qu’elles complètent. A l’instar du tuf des façades ou du terrazzo du sol pour le Landesmuseum zurichois. Ou des stries horizontales pour le Musée bâlois des beaux-arts. Le futur Kunsthaus de Zurich, créé par le Britannique David Chipperfield, sera une sobre boîte qui reprendra les structures verticales des façades d’origine.
En Suisse, on pense complémentarité, aux Etats-Unis… «On ne pense pas du tout! peste encore Mario Botta. Remarquez, la situation n’est pas meilleure chez nous. C’est peut-être une conséquence de la culture virtuelle, qui privilégie l’émotion immédiate. Nous ne sommes plus capables de regarder. Nous voyons les choses, mais ne nous les regardons plus. Au détriment des vraies valeurs, de celles qui comptent dans une vie d’être humain.»