Trajectoire. Philosophe et journaliste, il a été l’un des artisans de l’anticapitalisme des années 1960, de l’écologie politique, de la décroissance. Le destin hors norme d’André Gorz (1923-2007), qui a vécu dix ans en Suisse, valait bien un livre. Le voici.
La couverture de la biographie d’André Gorz est signée Suzi Pilet. Pendant l’hiver 1949-1950, la photographe lausannoise était allée rendre visite à son ami Gorz et à sa femme, Dorine, qui venaient alors de s’installer à Paris. Le couple est photographié devant les usines Renault de Billancourt, haut lieu du syndicalisme ouvrier. Une image, des symboles: la France et son prolétariat, la gauche militante, la haute silhouette d’un théoricien de l’anticapitalisme, un amour à la vie à la mort. La Suisse, aussi.
C’est l’un des intérêts de la première biographie d’André Gorz, signée par l’historien Willy Gianinazzi: faire revivre la gauche intellectuelle de l’après-guerre en Suisse romande, son hebdomadaire Servir, sa Société de Belles-Lettres, ses Faux-Nez, ses visites de Sartre et du Castor. Une histoire à laquelle André Gorz sera étroitement mêlé et qui conditionnera son destin, celui d’un penseur autodidacte qui sera l’un des artisans de l’écologie politique, de la décroissance, de l’aliénation par le travail, de l’idée d’une allocation universelle, écouté de la Scandinavie à l’Amérique du Sud.
Le traître
André Gorz est né Gerhart Hirsch à Vienne en 1923. Son père, industriel, est juif, sa mère catholique. Très vite, il se sent un «métis inauthentique», voire «le traître», qui sera le titre de son premier étrange roman (1958), dont le fil existentiel se déroule en Suisse romande. Un pays dans lequel l’adolescent est envoyé en 1939 et qu’il ne quittera pas pendant une décennie. Hirsch-Gorz passe son bac au Lyceum Alpinum de Zuoz avant de rejoindre l’Université de Lausanne, où l’Autrichien décroche un diplôme de chimiste. Tout en se passionnant pour la philosophie, de Marx à Husserl, de Heidegger à Sartre, dont il étudie à fond L’être et le néant.
A la suite d’une conférence de Jean-Paul Sartre au cinéma Capitole, à Lausanne, le 1er juin 1946, Gorz (qui se nomme alors Gérard Horst) rencontre le philosophe, entrant dans son orbite intellectuelle. Plus tard, à Paris, Gorz sera l’un des piliers des Temps Modernes, la revue fondée en 1945 par Sartre et Simone de Beauvoir.
C’est à Lausanne, où il rencontre sa future femme, Dorine, qu’André Gorz fait ses débuts de journaliste, avant de travailler en France pour L’Express et de participer à la création du Nouvel Observateur. Il côtoie les hussards lausannois de l’époque, les Buache, Jotterand, Apothéloz, Favrod, Cherpillod. Le nihiliste solitaire s’ouvre aux autres comme à la langue française, qui ne cessera d’être sa vraie patrie.
A Paris dès 1949, André Gorz et sa femme tirent le diable par la queue avant que son activité de journaliste économique et ses écrits lui permettent de mieux vivre. La biographie de Willy Gianinazzi détaille l’influence croissante de Gorz sur les mouvements syndicaux, la critique du capitalisme aliénant, Mai 68 ou la pensée écologiste des années 1970. Une pensée, mais aussi une politique concrète de ralentissement de la croissance qui doit agir en faveur de l’environnement et de la qualité de vie. André Gorz se passionnera sur le tard pour l’économie numérique, toujours dans la perspective d’un discours social qui vise à libérer l’individu et à lui donner du bien-être.
Double suicide
La liberté a été le grand combat de l’intellectuel, y compris celle de disposer de sa propre fin. En septembre 2007, André et Dorine Gorz se sont donné la mort dans leur maison de l’Aube. Elle était très malade, il ne supportait plus de la voir souffrir. L’année précédente, il avait décrit cet amour inconditionnel dans Lettre à D., sans doute le plus beau livre de cet humaniste inclassable.
«André Gorz, une vie». De Willy Gianinazzi. Ed. La Découverte, 384 p.