De la part de Daniel de Roulet, une lettre de San Francisco, 25 septembre 2016
Récit. L’inauguration du Pier 17, bâtiment étendard de la Suisse en Californie, réalise le rêve de John Sutter, pionnier décrit par Blaise Cendrars. Une «success story» de la science helvétique.
Vendredi 23 septembre à San Francisco, un petit homme au visage asiatique portant veston croisé et fine moustache a tenu à quelques centaines d’invités un discours remarqué. Mr. Lee, maire de la ville, inaugurait la maison suisse du Pier 17, la jetée qui s’avance dans le calme clapotis de la baie. Il a rappelé les liens qui unissent la Suisse à San Francisco, le rôle de nos assureurs lors du dernier tremblement de terre. Pour lui, l’installation au Pier 17 d’un espace regroupant, autour du consulat suisse, la promotion de la science, du tourisme, des affaires et de la culture, est un modèle du genre, une façon de faire avancer la diplomatie dans une époque troublée.
Il fallait que ce soit lui qui le dise. Du côté des autorités helvétiques, on préférait présenter profil bas. Pas le moindre secrétaire d’Etat pour l’inauguration. Trois départements de la Confédération sont pourtant impliqués dans le projet du Pier 17: Affaires étrangères, Economie, formation, recherche et Département de l’intérieur.
Ce soir-là en Californie, il faisait bon être Suisse, se sentir participer à un projet inédit dans un lieu étonnamment convivial. Comme par miracle, loin de notre frilosité, un mélange des styles semblait possible entre costards-cravates et bermudas. Bien entourée, la science suisse s’exposait. Swissnex, les services diplomatiques, le Swiss Business Hub et Suisse Tourisme, quatre services sous un même toit, c’est presque une nouvelle institution.
L’endroit n’aurait pas pu être mieux choisi. En 2013, sur le Pier 15, la jetée adjacente, s’est ouvert l’Exploratorium, musée des sciences et de la perception, dans un bâtiment tout en transparence, à fleur d’eau. Des centaines d’expériences interactives vous y font découvrir la science contemporaine dans tous ses états. Des milliers de familles le visitent chaque jour.
Un peu plus loin sur le quai, Fisherman’s Wharf attire les touristes qui s’étonnent de ce drapeau suisse flottant sur le Pier 17, de cette horloge au design helvétique qui leur rappelle les gares de chez nous. Dans ce lieu historique s’illustre la nouvelle présence suisse, non loin de Sutter Street.
Une histoire à rebondissements
John Sutter, né Johann Sutter en 1803, apprenti dans le canton de Berne, met cinq ans pour arriver de Suisse en Californie, en 1839. Il y achète 20 000 hectares, en fait une colonie: Nueva-Helvetia, la Nouvelle-Helvétie. Il y possédera jusqu’à 2000 chevaux, 20 000 têtes de bétail. Le 24 janvier 1848, un charpentier qui travaille pour lui découvre de l’or sur ses terres. La grande ruée commence, des dizaines de milliers d’aventuriers envahissent le domaine agricole du pionnier Sutter, le pillent. En peu de temps le Suisse est ruiné, le rêve de Nouvelle-Helvétie piétiné.
Cendrars raconte sa fin dans un roman, L’or. Le vieux Sutter, 77 ans, traîne à Washington pour réclamer les titres de propriété dont il a été spolié. Un gamin lui fait croire qu’on va le dédommager, il meurt fou, ruiné, mais heureux.
Au moment de la ruée vers l’or, l’endroit où se trouve le Pier 17 était au milieu de l’eau. Il a fallu combler les bords de mer pour faire place à une avenue, The Embarcadero, sur laquelle on a planté des palmiers. Après le tremblement de terre de 1906, on y a ajouté un chemin de fer et, en 1913, les ouvriers chinois ont enfoncé plus de 2000 pilotis pour supporter un long hangar. Une raffinerie de sucre y faisait accoster ses bateaux pour de lointaines destinations à travers le canal de Panama.
Puis une compagnie occupée à la navette de San Francisco à Los Angeles. Après le krach de 1929, les affaires périclitent, les dockers licenciés se rebellent. A deux pas du Pier 17, deux d’entre eux sont abattus par la police qui tire sur les grévistes. Une centaine de blessés, 45 000 personnes aux funérailles des deux dockers, grève générale de protestation.
De 1939 à 1946, le Pier 17 sert aux troupes qui partent et s’en retournent de la guerre du Pacifique. C’est là que les familles viennent attendre, pleines d’espoir, ceux qui ne reviendront jamais. A la reprise de la vie civile, le Pier 17 et son quai de chargement redeviennent entrepôts. Puis les bâtiments de toute la zone se dégradent en friches industrielles où s’installent cormorans et pélicans. Les promoteurs organisent la reconversion: restaurants, boutiques ou projets ambitieux, comme il en advient ici.
Pendant les trois jours de fête de l’inauguration du Pier 17, la Nouvelle-Helvétie de Sutter est entrée en phase de reconstruction. Ce n’est plus Blaise Cendrars qui en fait le story telling, mais Thomas Hirschhorn, venu saluer une Helvétie toute nouvelle parce qu’elle a su accueillir la parole des artistes, des pionniers. Prochaine exposition dans la Nouvelle-Helvétie: le centenaire de Dada.
Ce projet Pier 17 qui apparaît aujourd’hui comme une évidence n’en a pas toujours été une. Cet incroyable succès est une histoire à rebondissements dont les initiateurs n’ont guère tiré de reconnaissance.
Synergie entre deux cultures
En 2000, Charles Kleiber, alors secrétaire d’Etat toujours en avance d’une bonne idée, avait lancé à Boston une première antenne de la science helvétique. Pour ce projet un peu fou, il s’était assuré de la connivence d’un banquier. Avec émotion, je me souviens de l’inauguration de Share, la maison de Boston, offerte à la Confédération par Thierry Lombard.
Parmi les invités du banquier: des chercheurs, des entrepreneurs, des écrivains. Devant l’entrée, un groupe de Bostoniens avec des pancartes: «Rendez-nous notre laverie!» Xavier Comtesse, directeur de cette maison, leur avait expliqué non sans peine qu’il s’agissait de science et non pas de spéculation immobilière. L’idée un peu folle du secrétaire d’Etat de présenter la Suisse comme une avant-garde scientifique tranchait avec le dogme de l’administration fédérale.
Il en a fallu, des efforts, pour que, sous le nom de Swissnex, s’ouvrent d’autres antennes scientifiques au Brésil, en Chine, en Inde et à San Francisco justement. Et, ici, un pas de plus a été franchi grâce à l’enthousiasme d’un consul bienveillant, d’un Christian Simm, persévérant directeur de Swissnex, et d’une Sophie Lamparter, Zurichoise charismatique. Les postes de travail à disposition sont pour des chercheurs de l’Université de Genève, de l’Ecole hôtelière de Lausanne, de l’ECAL, des écoles polytechniques, de start-up et des sponsors: Swisscom, Vitra, Logitec, Nestlé, Migros…*
Le tout avec la bénédiction sonnante et trébuchante de Présence Suisse et de Pro Helvetia. Synergie inespérée en phase d’expérimentation entre de jeunes chercheurs peu soucieux de hiérarchie et leurs aînés moins habitués au laisser-penser californien.
Cette aventure n’est pas sans rappeler celle de l’hôtel Poussepin, à Paris, devenu le Centre culturel suisse grâce à une campagne de L’Hebdo pour défier la réticence des officiels.
L’autre soir, en présence de Mr. Lee, quelques centaines d’invités se sont assis sur un mobilier original conçu par BUREAU-A, réputé pour sa maîtrise de l’architecture éphémère. Les bancs et les tables du plus bel effet avaient été fabriqués à partir de déchets de mousse synthétique, matelas, moquettes ou canapés recyclés et multicolores. Un verre à la main, appuyés sur ces étranges meubles, les invités ont longuement applaudi le cadeau de baptême à la nouvelle Nouvelle-Helvétie.
En 1992 à Séville, l’artiste Ben avait choqué, proclamant sur une toile «La Suisse n’existe pas». Eh bien, pour prouver que la Suisse existe, Thierry Lombard a fait cadeau à Swissnex d’un tableau du même Ben. Il met en garde ceux que leur ego étouffe. Beau geste, quelle classe! Seize ans après la naissance de l’idée à Boston, le retour du banquier opiniâtre. Peut-on imaginer ironie mieux placée?
* Lire l’article détaillé de Nicolas Dufour dans «Le Temps» du 24 septembre 2016.