Sébastien Dubas
Enquête. Paiement en ligne, monnaies virtuelles, robots-conseillers… Les technologies financières ont plus que jamais le vent en poupe. Et la Suisse compte bien se profiler comme l’une des places fintechs qui comptent, à l’instar de Londres ou de New York. Conséquence: conférences, associations ou incubateurs fleurissent dans notre pays.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’endroit est propice à l’innovation. De grands espaces épurés, avec de simples tables hautes munies de tabourets, invitent à l’échange et à la collaboration; des box privés permettent de s’isoler ou de parler affaires, tandis que de confortables canapés avec vue plongeante sur la Tamise offrent un moment de détente idéal pour la réflexion et l’imagination.
Level39 a ouvert ses portes en 2013. Il s’étend désormais sur trois étages de la plus haute tour de Canary Wharf, le quartier des banques londonien. Véritable Mecque des technologies financières, le lieu accueille plus de 200 start-up qui s’attellent à inventer la finance de demain: les fintechs.
Autour d’un café, les jeunes entrepreneurs parlent systèmes de paiement, sécurité informatique, bitcoin ou blockchain, le dernier terme à la mode censé révolutionner la finance. En jeans et baskets, ils font preuve d’un optimisme à toute épreuve, que même le Brexit n’est pas parvenu à ébranler. Le futur de la finance, c’est à Londres qu’il se fera, assurent-ils tous en chœur. Pas ailleurs.
Dans les couloirs, on fait volontiers remarquer que la place financière suisse a pris du retard en la matière. «Le blockchain, cela fait trois ans qu’on en parle ici alors que vous venez de le découvrir», souligne un occupant des lieux, sourire en coin. «Demain, on utilisera l’application de sa banque pour commander un taxi et ce ne sera pas celle d’une banque suisse», ajoute un autre.
Un réveil trop tardif?
Exilé à Londres depuis 2006 et membre fondateur de Level39, Nicolas Steiner tente d’arrondir les angles. «Les Londoniens respectent la place suisse, explique-t-il. Mais ils ont l’impression que, question technologie numérique, elle s’est laissé distancer.» Pour preuve, précise le Vaudois, la maire de Zurich et des représentants du canton sont venus visiter les lieux en mai dernier pour s’inspirer de son succès. «Ils voulaient comprendre pourquoi UBS avait choisi d’installer son laboratoire blockchain au sein de Level39 plutôt qu’à Zurich», se souvient-il.
Si la Suisse n’est pas Londres, le secteur n’a cessé de grandir depuis deux ans. «Nous sommes peut-être en retard, mais nous ne sommes pas la Corée du Nord», assure Alexandre Gaillard, fondateur de la fintech genevoise InvestGlass, qui propose une application permettant d’optimiser le conseil en gestion de fortune. Et ce dernier d’argumenter: «Il y a aujourd’hui plus d’événements consacrés aux technologies financières en Suisse que n’importe où ailleurs.»
C’est vrai. Plus une seule semaine ne se passe sans qu’une conférence soit organisée à Genève ou à Zurich: Finance 2.0, Meetup Fintech, Swiss FinTech Awards, International Money-Tech. Sans oublier le congrès Sibos, véritable messe annuelle des technologies financières, qui se tenait cette semaine à Genève avec 200 exposants – dont 24 fintechs suisses – et 9000 visiteurs.
Des banques suisses encore frileuses
Si les entrepreneurs n’ont pas attendu l’invention récente du mot fintech pour se lancer dans les technologies financières – après tout, faire ses paiements en ligne est possible depuis quinze ans en Suisse –, l’industrie y porte une attention toujours plus importante. Comme si les banques, après avoir traversé des temps difficiles (crise, fin du secret bancaire), comprenaient qu’elles pouvaient leur permettre de passer enfin à autre chose. Et surtout de réaliser des économies vitales à l’heure où les marges sont plus que jamais sous pression.
Malgré tout, les observateurs s’accordent à dire que les banques suisses, notamment privées, restent frileuses face à l’innovation technologique. En dehors d’UBS, de Credit Suisse, de la BCGE et de J. Safra Sarasin, aucune autre n’était visible à Sibos. «Elles ont tendance à se montrer attentistes et à voir comment les concurrents se profilent avant d’avancer», concédait le conseiller d’Etat genevois Pierre Maudet, croisé dans les couloirs du congrès.
Cet attentisme fait craindre le pire à certains. «Qu’arrivera-t-il si demain le patron de Facebook, qui détient également WhatsApp et son milliard d’utilisateurs, décide de créer une banque en Suisse? souligne Alexandre Gaillard. Les banques se seront laissé dépasser simplement parce qu’elles ont peur du changement et qu’elles n’ont pas bien saisi la révolution en cours.»
Précurseurs et nouvelles pousses
Si les banques ne peuvent plus faire fi des technologies, qui se sont immiscées partout dans la finance (crédits en ligne, transferts de fonds, financement participatif, monnaies virtuelles ou encore robots-conseillers), les entrepreneurs ne les ont pas attendues pour aller de l’avant. La Suisse héberge ainsi plus de 200 fintechs aujourd’hui contre à peine une dizaine en 2010.
Il y a les précurseurs, comme la banque en ligne Swissquote ou les fournisseurs de logiciels bancaires Temenos et Avaloq. Et il y a les jeunes pousses, dont certaines ont vu leur réputation dépasser les frontières.
On citera les représentantes de la Crypto Valley zougoise Monetas et Ethereum, qui permettent d’échanger des monnaies virtuelles de manière sécurisée et ultrarapide. La vaudoise NetGuardians, qui permet de détecter les fraudes sur un système bancaire. Ou encore le courtier en assurances numérique Knip (ZH), qui s’est fait connaître en levant 15 millions de francs en octobre 2015.
L’éclosion d’un écosystème
Autour de ces start-up, c’est tout un écosystème qui a pris de l’ampleur. Trois accélérateurs – des programmes censés leur permettre de voler de leurs propres ailes – ont vu le jour depuis 2015: Fusion à Genève, puis F10 et Kickstart à Zurich. Des incubateurs, dans lesquels les start-up restent plus longtemps, accueillent également des sociétés actives dans les technologies financières. C’est le cas de Fongit à Genève ou du Swiss Life Lab à Zurich.
Plusieurs associations ont également été créées, comme Swiss Finance Startups (SFS), Swiss Finance + Technology Association (Swiss FinteCH) ou encore Swiss Fintech Innovations. Quant à l’autorité de surveillance financière, la Finma, elle a mis sur pied un «desk fintech» afin de répondre rapidement aux questions des entrepreneurs.
Pour certains, cette profusion semble excessive et dispersée. «Outre les importants investissements qui ont été réalisés dès le départ dans des infrastructures telles que Level39, ce qui a fait la force de Londres, ce sont les efforts coordonnés entre la ville, le régulateur financier (FCA) et toute la scène technologique, que ce soient les entrepreneurs ou les investisseurs», note Guillaume Dubray.
Partenaire au sein de Polytech Ventures, un fonds de capital-risque basé à l’EPFL, ce dernier est aussi le fondateur de Fusion. Il nous accueille dans les 600 m2 de l’accélérateur genevois où il ne manque plus que la table de ping-pong pour que l’on s’imagine à Londres ou dans la Silicon Valley.
Une dizaine de fintechs – dont la moitié ne sont pas suisses – s’apprêtent à entamer la deuxième volée d’un programme de douze mois. Malgré tout, il reste difficile de garder ces talents étrangers en Suisse, concède Guillaume Dubray. Tant pour des questions de financement que de visa.
Des obstacles demeurent
L’accès au financement est le principal inconvénient de la place suisse; certaines fintechs se sont même exilées à Londres pour cette raison. «Les business angels n’ont pas les mêmes avantages fiscaux qu’ailleurs en Europe, précise Alexandre Gaillard depuis Londres où, hasard du calendrier, il rencontrait justement des investisseurs intéressés par InvestGlass. De plus, ils sont en général davantage orientés vers les technologies de la santé.»
Selon une étude réalisée par Ernst & Young, 86 millions de francs ont été investis dans des fintechs suisses en 2014 par des fonds de capital-risque. Contre 9,8 milliards aux Etats-Unis. «Si une start-up a évidemment besoin de clients et de talents pour se lancer, il lui faut du cash pour faire tourner son moteur», rappelle Guillaume Dubray.
Et ce n’est pas tout. Outre des salaires plus élevés qu’ailleurs et un système de rémunération qui ne permet pas d’attirer les talents à grands coups de stock-options comme en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis, l’un des principaux inconvénients de la place suisse n’est autre que son régulateur, jugé trop lent et pas assez business friendly avec les acteurs financiers.
A Londres, un entrepreneur suisse actif dans le paiement en ligne raconte: «En Grande-Bretagne, on peut créer une société en quelques minutes sur l’internet pour 20 livres, alors qu’en Suisse la Finma n’a jamais répondu aux questions que nous leur avons envoyées par courrier.»
Une autorité pro-business?
Consciente des critiques, l’autorité de surveillance a annoncé de nouvelles mesures pour encourager les fintechs. En mars, elle a autorisé l’identification par vidéo rendant ainsi possible l’ouverture d’un compte bancaire en ligne. Si certaines banques offrent depuis cette possibilité à leurs clients, les sociétés qui ne sont pas directement assujetties à la Finma attendent encore le feu vert final.
C’est le cas de la genevoise b-Sharpe, qui permet d’échanger des devises en ligne à moindre coût en limitant les intermédiaires. «Nous espérons l’obtenir dans les prochaines semaines», indique son directeur, Jean-Marc Sabet. Car pour sa société, l’impossibilité d’utiliser l’identification numérique – qui est autorisée à Londres depuis plusieurs années – représente un frein au développement.
«Notre but était d’adapter un métier archaïque aux nouvelles technologies, poursuit-il. Mais pour l’instant, les nouveaux clients doivent toujours se déplacer physiquement pour ouvrir un compte chez nous ou effectuer une certification conforme auprès d’un organisme autorisé.»
Jean-Marc Sabet espère aussi pouvoir bénéficier d’une licence bancaire «light», autre promesse du gendarme financier. Moins exigeante en fonds propres, elle permettrait d’accepter des fonds de clientèle dans une mesure limitée.
Enfin, la Finma compte développer un système de sandbox – comme en Grande-Bretagne – qui autoriserait les innovateurs de la finance à tester leurs modèles d’affaires en conditions réelles sans pour autant risquer de violer des règles dont ils n’auraient même pas idée de l’existence. Il appartient désormais au Conseil fédéral de proposer un projet de réglementation allant dans ce sens.
De nombreux atouts
Car la Suisse compte d’importants atouts pour s’affirmer comme une place majeure des fintechs. A commencer par les compétences qui existent déjà, tant dans le secteur bancaire que dans l’innovation. Et contrairement à Londres, où les fintechs sont souvent en concurrence directe avec les banques, un modèle de coopération semble prévaloir avec des fintechs qui proposent leurs services aux banques plutôt qu’au consommateur final.
Antonio Gambardella, directeur de l’incubateur genevois Fongit, s’attend d’ailleurs à ce que les banques suisses deviennent plus friandes encore d’innovations, «notamment parce que la confidentialité des données est devenue, par la force des choses, un enjeu majeur». Ce qui aura pour conséquence, prédit-il, d’attirer davantage d’entrepreneurs étrangers. «Sans oublier le Brexit qui va jouer en faveur de la place suisse, conclut-il. Car les entrepreneurs n’aiment pas les incertitudes.»
En attendant, tout le monde s’accorde sur un point: la scène fintech suisse devra se concentrer sur certains domaines pour lesquels elle bénéficie d’avantages comparatifs, tels que la gestion de fortune, la sécurité des données ou l’assurance. C’est en tout cas le conseil que formulait Eric van der Kleij dans les colonnes du Temps au mois de juillet. Un monsieur qui, avant d’être nommé conseiller spécial du programme zurichois Kickstart, n’était autre que le responsable de Level39.
GLOSSAIRE
Fintech Le terme «fintech», qui n’est autre que le condensé en anglais de technologie financière, a fait son apparition en 2010 aux Etats-Unis. Mot à la mode aujourd’hui, il désigne toutes les entreprises – des start-up pour beaucoup – qui utilisent des innovations technologiques pour offrir à leurs clients (des banques ou des particuliers) des services financiers moins chers et plus efficaces. Ces sociétés, censées révolutionner la finance, sont notamment actives dans les systèmes de paiement, les robots-conseillers, les monnaies virtuelles.
Bitcoin Le bitcoin est une monnaie virtuelle inventée en 2009. Les transactions sont vérifiées par des «nœuds» du réseau et enregistrées dans un registre public réputé infalsifiable (le blockchain). Le système fonctionne sans autorité centrale, ni administrateur unique, mais de manière décentralisée, de pair à pair, grâce au consensus de l’ensemble des nœuds du réseau. Il n’a pas d’effet libératoire légal, car il n’est pas possible d’imposer le paiement en bitcoin en dehors de la communauté.
Blockchain Le blockchain – ou «chaîne de blocs» – est une technologie de stockage et de transmission d’informations. Il constitue une base de données qui contient l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création. Ce système se veut fiable à 100% étant donné que chaque transaction est calculée et vérifiée par de puissants algorithmes avant d’être validée. Il est pour l’heure surtout utilisé pour tracer et gérer des transactions financières réalisées à l’aide de cryptomonnaies. Mais il peut s’étendre à d’autres domaines comme la santé, les élections ou les contrats.
Robo-advisor Le robot-conseiller permet de gérer un portefeuille de façon automatisée en définissant des critères d’investissement à l’avance. Basé sur des algorithmes et sur l’étude de millions de données (le big data), le robot prodigue également des conseils d’investissement au client qui a le choix de les réaliser ou non. L’arrivée de ces technologies doit permettre d’abaisser le coût de gestion d’un patrimoine et donc de démocratiser cette pratique réservée aux plus nantis.