Rencontre. Coauteur d’un ouvrage sur l’administration publique contemporaine, le professeur David Giauque s’est entretenu avec des centaines d’agents publics. Alors, planqués ou bosseurs, les fonctionnaires?
«Ils ne fichent pas grand-chose. Ils ont la sécurité de l’emploi. Ils ne sont pas flexibles. Ils se cachent derrière le règlement. Ils résistent au changement. Ils seraient incapables de travailler dans le secteur privé.» La réputation des fonctionnaires, ces éternels planqués, a la vie dure. A tort ou à raison?
Professeur à l’Institut d’études politiques, historiques et internationales de l’Université de Lausanne et coauteur d’un ouvrage sur l’administration publique et ses acteurs au XXIe siècle 1, David Giauque, étudie depuis quinze ans l’administration suisse au côté du professeur Yves Emery.
Sa réponse est catégorique: «Tous ces clichés sont faux. Mais je suis persuadé que c’est encore l’image que certains citoyens ont d’eux. Ils les voient comme des gens qui leur cherchent des noises ou veulent les contrôler, et non comme des partenaires aidants. En publiant cet ouvrage, nous voulions réhabiliter le métier d’agent public.»
C’est ainsi que le chercheur nomme les fonctionnaires en Suisse. «Alors qu’en France, l’administration publique est un milieu fermé auquel on accède par concours et en suivant une formation spécifique, en Suisse et au Canada, c’est un milieu ouvert à tous, et le statut n’est plus ce qu’il était.»
Assis devant un renversé, à la table d’un tea-room au cœur de Lausanne, le politologue évoque ces centaines de fonctionnaires rencontrés à l’occasion de ses multiples études. «Mon activité est passionnante. Les agents publics sont dans des secteurs stratégiques de nos vies à tous. Ils les influencent. Qu’on le veuille ou non, ils nous accompagnent.»
Fils de travailleur social, fonctionnaire lui-même, David Giauque est né et a grandi au Plateau de Diesse (Jura bernois), avant de s’établir à Lausanne puis à Martigny avec son épouse et leurs trois enfants. Lunettes, chemise à carreaux, jean, air sympathique et décontracté, le quadragénaire inspire confiance. Une qualité essentielle pour le type d’études et d’entretiens qu’il mène dans tous les cantons romands.
«C’est l’élément central. La totalité des données ne sortent jamais de nos bureaux et les réponses des gens qui ont accepté de participer sont chargées sur nos serveurs.»
Questionnaires ou entretiens
Avant de pouvoir s’entretenir avec les collaborateurs d’un service ou d’une entité, il s’agit de montrer patte blanche. «Tisser des liens de confiance avec l’administration, c’est très compliqué et très politique. Il s’agit d’obtenir l’autorisation du responsable politique, en passant par son conseiller personnel, un chef de département ou les ressources humaines.»
Comment fait-il pour les convaincre? «Nous leur disons que nos recherches peuvent avoir un impact positif, par exemple, en prenant connaissance des facteurs importants aux yeux des collaborateurs et des pratiques de gestion des ressources humaines qui peuvent les motiver et favoriser leur implication.»
A partir de là, les fonctionnaires ne se font pas prier pour participer, puisqu’ils sont bien souvent plus de 70% à répondre par écrit ou oralement, lors d’entretiens de groupe ou individuels, qui prennent jusqu’à deux heures. «Ils sont contents de parler. Ils ont besoin d’exprimer ce qu’ils ressentent et n’ont pas envie de cacher les choses. Lors d’entrevues de groupe, il y a toujours un moment glacial au début, puis les langues se délient et les gens se lâchent. Les femmes ont moins de pudeur à confier des sentiments plus personnels.»
Le mépris qui fait mal
Que pensent-ils des clichés qui circulent sur eux? «Ils sont à la fois malheureux, désabusés et fâchés. Leur colère est liée à certains politiciens qui utilisent cette image négative pour se profiler politiquement. Rappelez-vous Christoph Blocher qui, en arrivant au Conseil fédéral, avait traité ses services d’ateliers protégés.»
Pourtant, selon le chercheur, aucune étude n’a jamais prouvé que l’administration publique est moins compétente que le secteur privé. «De nombreux chefs de service, qui sont très compétents – beaucoup ont des doctorats – reçoivent d’ailleurs des offres d’employeurs privés, pour un salaire plus élevé. Mais ils n’y vont pas. Une grande partie des agents publics sont altruistes. Et il est plus facile de vivre de telles valeurs dans le secteur public.»
Le constat général de David Giauque? La pénibilité du travail est en augmentation. «Dans le milieu hospitalier, par exemple, beaucoup de collaborateurs souffrent. Depuis quinze ans, il y a changements sur changements qui, comme dans d’autres secteurs, sont imposés par le haut. Les règles et les structures sont modifiées, sans compter les innovations.»
A cela s’ajoute une pression toujours plus grande sur le personnel pour remettre les gens sur pied le plus rapidement possible pour qu’ils quittent l’hôpital, financement des coûts oblige. «Il y a trop de patients, toujours moins de personnel et toujours plus de paperasserie pour justifier les coûts. Les soignants sont à flux tendu. Ils bâclent leur travail, le constatent et en souffrent.
Certains en arrivent à être dégoûtés par les malades ou se mettent à les détester. Ils changent alors de travail. On demande toujours plus aux collaborateurs. On veut des gens motivés, qui mouillent leur maillot, et on passe son temps à leur compliquer la vie. Bien sûr, les expériences personnelles sont toujours uniques et contrastées.»
Du côté des enseignants, même fatigue et même accablement. David Giauque constate que leur domaine est réformé tous les deux ans. La pression est de plus en plus forte pour obtenir de bons résultats. A cela s’ajoutent des parents de plus en plus interventionnistes, la présence d’enfants avec des problèmes spécifiques qui sont intégrés dans les classes «normales».
Tout de même, treize semaines de vacances par année, il y a de quoi se détendre, non? «Enseignant est un métier très pénible. S’il n’y avait pas ces plages de décompression, c’est une profession qui serait désaffectée. Il serait dommage que seuls les résignés et les moins compétents finissent dans l’enseignement.»
De fait, lorsqu’un fonctionnaire n’a plus les ressources pour se dire qu’il fait du bon travail, c’est le début de la fin. «Le jugement sur son propre travail est quelque chose de central. S’il est négatif, cela engendre une très grande souffrance et les personnes démissionnent.»
Au dire du chercheur, les fonctionnaires qui sont très motivés et qui ont le plus de difficultés sont les «bureaucrates de terrain ou de guichet», à l’instar des collaborateurs des offices régionaux de placement (ORP).
«Ils sont souvent dans des exigences très contradictoires. Ils considèrent qu’ils sont là pour aider les usagers mais, en même temps, on leur demande de les contraindre, de faire pression pour qu’ils retrouvent un emploi. De plus, ils ont le droit et le devoir de les pénaliser. Certains prennent les problèmes des gens qu’ils rencontrent avec eux à la maison, alors que d’autres, les plus anciens ou expérimentés, arrivent à ne plus y penser une fois qu’ils quittent leur bureau.»
Besoin de parler
Si David Giauque n’a jamais dû faire face à des crises de larmes lors d’entretiens personnels, des fonctionnaires se disent profondément touchés par certaines situations vécues. «Ils expliquent pourquoi ils n’ont pas eu les capacités suffisantes pour résoudre les problèmes des usagers.»
Très souvent, les collaborateurs de l’administration publique remercient l’interlocuteur universitaire de les avoir écoutés. «Nous sommes le réceptacle de gros ressentiments et de grosses frustrations, parfois.» En revanche, certains sont très fâchés contre le chercheur et son confrère, leur reprochant d’être trop silencieux et de ne pas prendre la défense de leur profession. «Ils attendent que l’on développe des outils qui aient un impact sur leur réalité. Mais est-ce notre job d’aller plus loin que la description et l’analyse de situations, en proposant des recommandations aux administrations?»
Toujours plus de pression, de moins en moins de temps pour réaliser leur travail, des changements incessants auxquels il s’agit de s’adapter, des coupes budgétaires qui ont une influence sur leur salaire, ces conditions de travail ne sont pas l’apanage des seuls services publics, mais touchent aussi les employés du secteur privé. Trop douillets, les fonctionnaires?
«Au lieu d’opposer salariés privés et agents publics, il faudrait que les employés du privé se battent un peu plus souvent au côté des agents publics pour réclamer des conditions de travail décentes pour toutes et tous. Les travailleurs peu organisés rendent les choses plus faciles aux patrons.»
1 «L’acteur et la bureaucratie au XXIe siècle». Sous la direction de David Giauque et Yves Emery. Presses de l’Université Laval.