Décodage. Côté face, la famille Elchlepp était active dans l’édition à Paris et dans le cinéma à Zurich. Côté pile: son business consistait, selon le Département américain de la justice, à escroquer des retraités avec des loteries fictives, du baratin extralucide et des talismans magiques.
La toute jeune maison d’édition parisienne Piranha avait réussi un joli coup pour son lancement, fin 2014, en signant la traduction française de Carambole, le second roman très remarqué de l’écrivain alémanique Jens Steiner. Le livre brossait un portrait de la Suisse à travers les personnages d’un village souvent taraudés par des quêtes secrètes, honteuses et désespérées.
Extrait: «A la porte de notre loge, le tragique attend, en surveillant dépourvu d’humour. Dès que nous montrons de la faiblesse, il mord.» Le tragique a refermé ses mâchoires de façon inattendue sur les Editions Piranha le 22 septembre dernier.
Lors d’une conférence de presse à New York, la ministre de la Justice, Loretta Lynch, a annoncé le démantèlement d’une vaste escroquerie au publipostage. Abrité derrière la société saint-galloise BDK Mailing GmbH et orchestré depuis Paris et Zurich, ce «réseau prédateur» expédiait des millions de lettres promettant des gains fictifs de loterie, des conseils de voyants ou des talismans magiques.
Les courriers, qui visaient une population vulnérable et âgée, étaient signés par des gourous aux noms improbables comme Angélique de Succès, Christine de Paris, Maître Norbu ou Marie de Fortune. Ils demandaient le versement de quelques dizaines de dollars en échange de talismans magiques, de fers à cheval «cosmologiques», ou d’astuces infaillibles pour atteindre le bonheur, retrouver la santé ou gagner des fortunes. Des loteries fictives exigeaient le paiement de taxes ou de frais administratifs en échange du versement de gains fictifs.
Actif dans le monde entier, au moins depuis 2005, le réseau de BDK Mailing aurait extorqué entre 50 et 60 millions de dollars à ses victimes rien qu’aux Etats-Unis, affirme le Département de la justice.
«Aucun problème de conscience»
Les enquêteurs américains ont identifié le cerveau de l’opération en la personne de Bernhard Elchlepp. Décédé en mars 2015, cet homme d’affaires allemand installé de longue date en Suisse avait déjà fait parler de lui vingt ans plus tôt, quand une de ses sociétés d’édition avait été visée par une plainte pénale pour avoir fait la promotion d’un jeu de l’avion.
En 2003 encore, Bernhard Elchlepp avait dû s’expliquer face aux journalistes du magazine de consommateurs Saldo à propos de ses campagnes postales qui promettaient des gains mirobolants. Pour espérer les toucher, les naïfs devaient commander de la vaisselle et des sacs de pâtes à des prix surfaits. «Je n’ai aucun problème de conscience», avait-il déclaré à Saldo.
Bernhard Elchlepp avait-il vraiment la conscience aussi tranquille que cela? Peut-être. Reste que peu de temps avant de mourir, il choisissait soudain d’investir dans un domaine bien plus honorable: l’édition littéraire.
En mai 2014, il fondait les Editions Piranha, sises rue du Temple, dans le IIIe arrondissement de Paris, et en confiait la direction à Jean-Marc Loubet, ancien directeur éditorial de la maison Klincksieck. Le catalogue et l’ambition de la jeune maison tranchaient avec l’activité principale de Bernhard Elchlepp. Cette fois, plus question de talismans ni de fers à cheval cosmologiques: les Editions Piranha se spécialisent dans la traduction d’auteurs étrangers connus mais pas encore publiés en français.
Au moment du lancement, Bernhard Elchlepp se présentait comme «un homme d’affaires passionné de littérature qui a débuté comme libraire à Cologne avant de faire fortune dans le marketing direct». Le catalogue s’ouvre en septembre 2014 avec Carambole, de Jens Steiner. Une trentaine de titres ont suivi depuis: des romans historiques, des polars, une histoire du capitalisme de 600 pages par une professeure américaine et une enquête sur l’Eglise de scientologie par un reporter du New York Post.
Quand il se préparait à se diversifier dans l’édition littéraire, deux ans avant sa mort, Bernhard Elchlepp transférait progressivement ses activités de publipostage à Singapour. Il y avait créé deux nouvelles sociétés en 2013, Mailing Force et Only Three, elles-mêmes détenues par la filiale française de BDK Mailing, Punch Concept. En 2016, ce réseau opérait pas moins de 37 programmes de publipostage de voyance et de loteries fictives.
Une affaire de femmes
Selon les enquêteurs américains, l’opération aurait été reprise après le décès du fondateur par son épouse, Chantal Seguy, et par ses deux belles-filles, Marion Elchlepp et Aurora Jouffroy-Brandtner, qui dirigent aujourd’hui les sociétés BDK Mailing, Mailing Force, et la bien nommée Only Three. Les trois femmes sont citées dans la plainte civile du Département de la justice comme les principales organisatrices de la fraude.
Marion Elchlepp, qui vit à Paris, travaille également comme responsable des droits étrangers pour les Editions Piranha. Basée à Zurich, Aurora Jouffroy-Brandtner dirige quant à elle une société de casting active dans le cinéma, la mode et la publicité. La jeune femme de 39 ans, qui se décrit comme Parisienne d’origine, est bien introduite dans le monde du cinéma suisse. Elle a notamment réalisé le casting du long métrage Amateur Teens du réalisateur fribourgeois Niklaus Hilber et celui d’Aloys du Zurichois Tobias Nölle.
Sous la direction des trois femmes, BDK Mailing a joué au chat et à la souris avec les autorités américaines, qui sévissent avec toujours plus de fermeté contre les arnaques postales. En décembre 2014 par exemple, les trois femmes avaient dû changer de système de distribution après une première enquête de la Federal Trade Commission.
Elles ont encore subi un coup dur en mars dernier, lorsqu’un lot de 273 000 lettres signées par Marie de Fortune et Dr Kramer ont été saisies avant leur expédition par la Poste américaine à l’aéroport de Washington. Elles changent alors de tactique et redirigent leurs envois vers les Etats-Unis en les confiant cette fois à la Poste suisse, via Singapour.
En avril, un des partenaires américains de BDK Mailing avertissait Aurora Jouffroy-Brandtner que la Poste américaine lui avait posé des questions sur les envois, expliquent les enquêteurs dans leur plainte. «C’est seulement la seconde fois que cela arrive, donc je pense que nous sommes encore en sécurité pour le moment ;-)», lui avait-elle répondu par e-mail, mettant en copie Marion Elchlepp.
Le démantèlement du réseau de BDK Mailing a nécessité l’intervention du Département de la justice, du service d’enquête des postes américaines et du Département du Trésor. Même si elle invoque le chef d’inculpation de fraude postale, relevant de la justice pénale, la plainte se limite pour l’instant à des injonctions civiles, notamment l’interdiction d’utiliser le système postal américain. Elle vise aussi à saisir les fonds d’une société canadienne qui se chargeait de recevoir les versements des victimes.
A Paris, les Editions Piranha assurent que leurs activités n’ont aucun rapport avec la plainte du Département américain de la justice.
«Nos échanges avec la famille Elchlepp ne concernent que le fonctionnement et la ligne éditoriale de la maison, assure son attachée de presse. Nous n’avons donc aucun commentaire à faire à ce sujet.» La réponse d’Aurora Jouffroy-Brandtner est du même acabit. «La plainte dont vous parlez est totalement indépendante de l’activité de mon agence et donc sans lien avec elle, affirme-t-elle. Cette plainte semble être une malencontreuse confusion.»