Daniel Friedli
Interview. Le grand patron des CFF envisage de restructurer le chemin de fer en un groupe de mobilité intégré. Il assure qu’il peut être parfois plus écologique de miser sur des cars postaux à conduite autonome que sur les trains.
La semaine dernière, vous avez annoncé Railfit, le plus grand programme de restructuration de l’histoire des CFF.
Ce programme vise à maintenir les transports publics finançables, aussi bien par nos clients que par la Confédération et les cantons. Et pour que nous restions concurrentiels du point de vue des coûts face aux autres offres de mobilité. L’objectif n’est pas d’avoir aussi peu de salariés que possible, mais nous voulons que les CFF soient aussi en forme que possible pour affronter l’avenir. De manière à rester innovants, ponctuels et fiables dans vingt ans.
A cet effet, vous avez recouru aux coûteux experts de McKinsey. N’étiez-vous pas en mesure de décider par vous-même?
Bien sûr que si. Mais il est parfois utile d’avoir un regard extérieur. Nous n’avons de loin pas appliqué toutes les recettes de McKinsey. D’ailleurs, Railfit n’est en aucun cas le remède de cheval qui a été décrit. Si, ces prochaines années, nous supprimons 1400 emplois, on reste loin des 3200 emplois qui se libéreront dans le même temps par des départs naturels ou des retraites dans les professions concernées.
Vous vous engagez à ce qu’en guise de résultat les tarifs ne continuent pas de grimper?
Nous faisons tout pour stabiliser – ou même réduire – les tarifs. Mais cela ne dépend pas que de nous. Il ne faut pas que la spirale des prix continue d’augmenter, sans quoi nous serons largués par de nouveaux concurrents comme les bus longue distance, les vols low cost et, plus tard, les véhicules à pilotage autonome. En ce moment, la concurrence avec d’autres vecteurs de transport est tellement rude qu’on n’aurait plus besoin de surveillance des prix.
Développement, entretien, matériel roulant: tout renchérit mais les tarifs devraient rester les mêmes. Comment résoudre cette équation?
Nous commençons par Railfit. Nous entendons faire plus avec moins et réduire les coûts systémiques du rail. Y compris en ce qui concerne les standards et servitudes qui sont la spécialité de ce pays. Je vous donne un exemple: nous venons de rénover la gare de Bellinzone au prix de 35 millions. Sans les servitudes liées à la protection des monuments, on aurait pu économiser un tiers du coût.
Mais ça ne suffira pas.
Non, nous devons aussi mieux exploiter les capacités, car une occupation des convois à hauteur de 20 ou 30% est à la limite de ce qui est finançable. Il importe également d’investir de manière ciblée, là où cela a du sens en termes économiques et où le financement est assuré à long terme.
Donc davantage pour le trafic interville, mais moins à la campagne?
Chaque fois qu’il est question de nouveaux aménagements, nous devons nous demander si le chemin de fer est le meilleur moyen de transport. N’est-il pas plus écologique et rentable de tabler sur un car postal à conduite autonome? Pareil pour les heures creuses: il existe des trains régionaux qui ne transportent que trois ou quatre voyageurs. Il serait alors plus malin de laisser les trains au dépôt et de mobiliser un autre type de véhicule. Nous y travaillons.
Vous invoquez la concurrence des bus longue distance et autres offres. Est-ce vraiment si sérieux?
Au premier semestre 2016, rien qu’avec notre filiale Lyria, nous avons enregistré entre la Suisse et Paris une perte de 5 millions de francs, notamment à cause de cette concurrence. Il serait malavisé de ne pas la prendre au sérieux, puisque cette concurrence est voulue par l’Etat.
Vous avez un ton critique.
La Confédération est trop libérale dans la délivrance de concessions à des lignes de bus longue distance en trafic international. Théoriquement, elles permettent uniquement d’aller de la Suisse vers l’étranger. Mais qui sait si les passagers ne montent pas à Zurich pour débarquer à Saint-Gall? L’Etat investit beaucoup dans les transports publics mais, avec de telles offres, il cannibalise ses propres investissements. C’est problématique.
Dans toute activité règne la concurrence. C’est bon pour le client.
C’est pourquoi, au lieu de nous lamenter sans cesse, nous nous y préparons. Nous avons par exemple une équipe chargée d’étudier la mobilité autonome. J’envisage qu’un jour les CFF proposent au client l’entier de la chaîne de mobilité: du trafic longue distance à la porte de sa maison par véhicule à conduite autonome, en passant par le réseau RER; aller chercher les gens chez eux et les y déposer au retour de leur déplacement. Les gares deviendraient des hubs de mobilité.
Ce qui veut dire qu’à terme les CFF exploiteraient aussi une flotte de voitures?
Nous entendons organiser pour nos clients l’entier de leur voyage, de porte à porte, à l’aide de notre appli sur le réseau numérique. Les véhicules autonomes en font partie. Ils ont le potentiel pour devenir une sorte de transport public individuel. Grâce à notre savoir-faire, nous imaginons exploiter nous-mêmes un tel système. Du coup, il est imaginable que nous investissions dans des véhicules autonomes. Mais il existe aussi des modèles reposant sur le car sharing ou d’autres formes de collaboration.
Vous voulez faire des CFF une espèce de voyagiste?
J’imagine pour les CFF un rôle d’intégrateur de la mobilité. Nous conduisons des trains, nous proposons une plateforme sur laquelle on achète simplement un trajet de porte à porte et qui contient des offres personnalisées. Et nous devenons un partenaire du développement de la mobilité future dans nos gares et autour de nos gares. Nous entendons être un acteur de la nouvelle «smart city».
Ce qui signifie?
Dans la «smart city», les usagers et les infrastructures sont connectés. Notre rôle est d’y organiser la mobilité, que ce soit avec des navettes autonomes, l’exploitation de places de stationnement ou de nouveaux services pour pendulaires et habitants. Aussi étudions-nous quels services les CFF pourront proposer tout au long de la chaîne du voyage, au jour le jour.
Ce n’est pas un brin utopique?
Regardez à l’étranger. Vous verrez qu’en bien des lieux on y travaille déjà intensivement. En Suisse, en revanche, nous parlons de protection des monuments et de la nature, comme si ce pays n’était qu’un musée Ballenberg. Je crois que la mission des CFF est d’anticiper et de discuter les scénarios qui nous permettent d’affronter l’avenir – même si nous suscitons parfois l’incompréhension.
Quand verra-t-on le premier train à pilotage autonome circuler sur le réseau CFF?
Nous nous y préparons aussi et travaillons à sa conception. Pour être réaliste, cela se produira d’abord sur des lignes isolées, à l’instar du métro de Lausanne. A vrai dire, nous pourrions d’ores et déjà circuler sans pilote dans le nouveau tunnel de base du Gothard, pendant que le conducteur prend sa pause. Mais piloter le trafic de façon automatique sur l’entier du réseau et dans des gares aussi complexes que Zurich comporte d’autres obstacles. A cet égard, je préfère ne pas fixer d’échéances aujourd’hui.
Le Conseil fédéral débat en ce moment des salaires au sein des entreprises de la Confédération. Avec vos 10,5 millions, vous occupez la tête. Votre salaire se justifie-t-il?
La question n’est pas celle du salaire du chef mais celle de l’ensemble de la structure des salaires au sein d’une entreprise. Compte tenu de notre responsabilité entrepreneuriale, nous n’avons pas des salaires excessifs.
Travailleriez-vous aussi pour les presque 450 000 francs que touche un conseiller fédéral?
La question ne se pose pas actuellement. Il y a dix ans, j’ai posé ma candidature à un emploi à la tête d’une entreprise, pas à un poste au sein de l’administration.
Cela fera dix ans que vous dirigez les CFF. Etes-vous partant pour dix années de plus?
J’aime m’occuper de la mobilité du futur. Aussi longtemps que ce sera le cas et que le conseil d’administration sera content de moi, je me réjouis de continuer.
© NZZ am Sonntag
Traduction et adaptation Gian Pozzy