Boris Mabillard
Enquête. Un vent nouveau souffle sur les vins du Bordelais. La jeune génération veut rompre avec l'image traditionnelle: des crus trop chers et contaminés par les pesticides.
L’Intendant offre au chaland quatre étages de grands bordeaux, de premiers crus, des châteaux en veux-tu en voilà, classés par appellation (voir carte en page 8). Cette vinothèque située en face de l’opéra, au cœur du plus huppé de Bordeaux, est une adresse presque incontournable pour les touristes qui veulent débourser une centaine d’euros pour une bouteille prestigieuse.
Un voyageur espagnol demande, en glissant sur les syllabes, «oune bouteille dé Châteauneuf-dou-Pape», le caviste, ironique et cassant, répond: «Nous n’avons que de grands bordeaux, ici.» C’est l’image d’Epinal avec son cortège de malentendus qui reflètent plus ou moins la réalité: vins chers, snobs, faits par des investisseurs ou des châtelains pour d’autres privilégiés. Pour couronner le tout, les vignerons girondins sont accusés d’abuser des pesticides et de provoquer un désastre écologique.
Pourtant, le monde de la vigne bouge. Et si le virage est tardif, il ne date pas d’hier non plus. A côté des vieux châteaux que se disputent les investisseurs, de petites propriétés proposent des vins bien faits dont le rapport qualité-prix est excellent. Alors que le Bordelais rechignait à s’orienter vers le bio, des viticulteurs de plus en plus nombreux se sont convertis à des pratiques respectueuses de l’environnement.
Un marché en reprise
Presque en face de L’Intendant, la Maison du Vin abrite le Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB) et, au rez-de-chaussée, une vinothèque – le Bar à Vin – qui propose une très belle carte dans un cadre agréable. C’est auprès du CIVB que tous ceux qui s’intéressent au vin et qui veulent avoir des informations détaillées se rendent. Les crus de Bordeaux souffrent-ils d’une image négative?
Pour Christophe Chateau, qui dirige le département de communication du CIVB, «on se focalise à tort sur les grands crus qui ne représentent pourtant que 3% de la production de Bordeaux. Dans les 97% restants, on trouve une immense diversité. Par exemple, de petites propriétés qui façonnent des vins admirables mais non classés ou de grands producteurs qui font des vins à destination de la grande distribution.»
Chiffres à l’appui, Christophe Chateau démontre que depuis 2010 le marché s’est repris: «Notre mesure est la valeur du tonneau, c’est-à-dire 900 litres. Après un plus bas historique en 2009 – il est tombé alors à 800 euros – il est remonté jusqu’à atteindre 1320 euros aujourd’hui.» La Chine est le premier marché d’exportation, la Suisse le huitième.
Mais ces statistiques sur l’ensemble de la production ne disent rien de la qualité du vin. «Nos viticulteurs évoluent. Tous ont à cœur de faire du bon vin et de respecter leur vignoble, car c’est leur richesse. Le Bordelais a changé.» Alors, les critiques sont-elles totalement infondées?
Historiquement, les négociants en vins sont les véritables patrons de la Gironde. Des marchands anglais, irlandais et flamands font main basse sur le commerce du vin dès le XVIIe siècle. Leurs maisons avaient pignon sur rue sur les quais de la Garonne et elles éclipsaient en puissance et en renom les propriétaires-encaveurs qui, pour des siècles, ont presque compté pour beurre.
Ce quartier – les Chartrons – abritait les hangars et les résidences de la première aristocratie du vin. Mais pas la peine d’y chercher les vieux chais qui ont contribué à la renommée de Bordeaux et à sa richesse, car le quartier fait peau neuve. Les familles de négociants – les Barton, les Lynch ou les Rothschild – perdurent, mais elles ont déménagé leur entreprise ailleurs dans la ville ou le département.
Roland Quancard perpétue une tradition de négoce commencée par ses aïeux en 1844. Sa maison, Cheval Quancard, se trouve à Carbon-Blanc, dans la périphérie de Bordeaux. «Le quartier des Chartrons représentait le conservatisme. Je préfère être ici, c’est plus moderne, à l’image de ce que je veux faire.»
Il a un pied dans la viticulture avec sa production de vin – ses domaines – et un autre dans le négoce: «Je commercialise toute une gamme, qui va des vins d’assemblage jusqu’aux grands crus, mais, d’un bout à l’autre de cette vaste palette, je mets l’accent sur la qualité.» Il décrit son métier comme celui d’un sélectionneur qui assemble et commercialise sous sa marque ce qu’il estime dans sa ligne. «Dans une grande surface, je choisis le vin d’un négociant qui par sa signature cautionne la qualité plutôt qu’un petit château dont j’ignore tout. Ce faisant, je suis rarement déçu.»
L’attaque d’un système
La plupart des vins que vend Roland Quancard sous son nom se situent dans une fourchette de prix entre 4 et 20 euros. De quoi balayer une partie des critiques: «On dit des bordeaux qu’ils sont chers, qu’ils doivent vieillir et sont réservés aux grandes occasions. Les vins que je propose prouvent le contraire.»
En 2014, Isabelle Saporta sort un brûlot, Vino business, publié chez Albin Michel, sur les magouilles à Saint-Emilion qui président au fameux classement de 1855. Cette liste des meilleurs grands crus de l’appellation Saint-Emilion a été actualisée six fois depuis son avènement, le plus récemment en 2012. Isabelle Saporta décrit un monde de propriétaires sans scrupule et corrompus. Surtout, elle avance l’idée que le fameux classement n’aurait rien à voir avec des critères de qualité et qu’il serait fondé sur des critères commerciaux absurdes.
Au CIVB, Isabelle Saporta ne s’est pas fait des amis. Pour Christophe Chateau, «son livre est orienté. Je ne doute pas qu’il y ait comme partout une ou deux brebis galeuses. Mais cela ne reflète pas l’ensemble.» Parmi les personnes incriminées dans Vino business, Hubert de Boüard de Laforest. Le copropriétaire du Château Angélus, grand cru classé A en 2012, a porté plainte contre l’auteure pour propos diffamatoires. Hubert de Boüard de Laforest réclamait 50 000 euros, plus 10 000 euros au titre de frais de justice. Mais, le 22 septembre, la justice l’a débouté.
L’autre grande polémique est liée aux pesticides. Le magazine Cash investigation sur France 2 a révélé, en février dernier, l’ampleur de l’utilisation des produits phytosanitaires dans la Gironde. Surprise, à lui seul le département en consomme 2700 tonnes chaque année. Des toxiques qui se retrouvent dans les sols, les eaux et par conséquent dans l’alimentation.
Les plus touchés seraient les riverains des exploitations viticoles: des échantillons de cheveux prélevés sur des habitants qui vivent à côté de zones d’épandage ont montré des concentrations inhabituellement élevées en métaux lourds. Et toutes ces toxines se retrouvent à moindre échelle dans le vin.
7% des vignes bio
Christophe Chateau consent que l’émission a fait mal: «Elle est à charge, elle ne montre qu’une partie de la réalité. Il faudrait commencer par énoncer quelques vérités: à ce stade, il n’est pas possible de faire du vin sans traiter la vigne. Même en bio, les producteurs utilisent ce qu’on appelle la bouillie bordelaise, du soufre et du cuivre. Alors, par conséquent, plus le vignoble est grand, plus on traite, en chiffres absolus.»
Avec 115 000 hectares, le Bordelais fait 4 fois la taille du vignoble bourguignon. Mais à Bordeaux, la viticulture bio ne représente que 7% des vignes, moins que la moyenne nationale. «Quelques hectares de bio en plus ou en moins, cela ne change pas grand-chose.
En revanche, lorsque tous les viticulteurs essaient de se montrer plus mesurés dans leur utilisation des produits chimiques, cela fait la différence», argumente Christophe Chateau. Selon les données du CIVB, 40% des vignes sont cultivées dans le respect de la charte SME (Système de management environnemental du vin de Bordeaux). «Allez voir les propriétaires, vous y verrez du bio et plus encore des viticulteurs attachés à travailler le plus proprement possible.»
L’émergence de nouveaux talents
Bordeaux Oxygène est l’une des vitrines de ce vent nouveau qui souffle sur la Gironde. Benoît Trocard a créé cette association en 2005 avec des compagnons d’études: «Nous voulions casser l’image ancienne des grands châteaux et promouvoir la jeune génération. Notre objectif était de donner un visage aux noms de propriétés, les incarner pour montrer que, dans les domaines, il y a des vignerons qui travaillent avec passion la vigne.»
Il dirige le Clos Dubreuil en appellation Saint-Emilion et est convaincu de la nécessité de traiter le moins possible. Il privilégie la lutte raisonnée contre les parasites mais n’est cependant pas passé au bio: «Ce n’est pas la panacée et cette année, très humide, j’ai vu des vignerons bios de la région être contraints de traiter beaucoup plus que je ne l’ai fait. Tout est question d’équilibre: le plus de bio possible, oui, mais pas à n’importe quel prix.»
Le Clos Dubreuil n’est pas classé, bien qu’excellent. Benoît Trocard ne s’en émeut pas: «Aujourd’hui, la présence de places de parking devant le caveau de dégustation, les langues parlées au domaine et la gravité des cuviers sont autant de conditions prises en compte. Tant que la qualité ne sera pas un critère déterminant pour élaborer le classement, je ne m’y intéresserai pas.»
Nicole Tapon a choisi de cultiver ses vignes de manière strictement biologique. Elle est l’une des rares à Saint-Emilion qui ne tire pas à boulets rouges contre Isabelle Saporta et contre Cash investigation: «Le classement semble avoir été truqué pour favoriser certains intérêts, ceux d’Hubert de Boüard de Laforest notamment. D’ailleurs, il fait partie de ceux qui tentent de racheter des propriétés plus petites à n’importe quel moyen. Mes vignes aussi ont été ciblées dans cette guerre des châteaux. Mais tout n’est pas noir, il y a une prise de conscience du danger des pesticides et un ras-le-bol face aux magouilles.»