Richard Werly
Récit. L’exploitation touristique et agricole de l’estuaire de la Gironde doit beaucoup au banquier helvète Daniel Nezer. Dans le bassin, une forêt porte toujours le nom de ce financier ruiné, à la fin du XVIIIe siècle, par ses rêves arcachonnais.
«Quelle est la meilleure manière de tirer parti des Landes de Bordeaux quant à la culture et à la population?» La question, écrite sur le registre de l’intendant des finances du comte d’Artois, plus jeune frère de Louis XVI et futur Charles X, figure dans un extrait des archives de l’Académie de Bordeaux. Nous sommes en 1774. Pour celui qui répondra le mieux, la récompense de 500 livres est à l’époque très attrayante.
Et pour cause: isolée de l’arrière-pays, retranchée derrière ses épais remparts qui bordent la Garonne, la cité girondine et sa bourgeoisie enrichie par le négoce viticole ont besoin de nouveaux horizons. «Le XVIIIe siècle aquitain avait été largement préoccupé par l’obsédante question de l’aménagement du «désert landais» qui commençait aux portes de la ville», raconte l’universitaire Michel Boyer, coauteur d’Une histoire du Bassin (Ed. Mollat)
L’homme qui remporte le pactole est un entreposeur de tabac de la commune de La Teste, Guillaume Desbiey. Mais le précurseur qui aura rendu possible la mise en œuvre de son projet est un banquier helvète, Daniel Nezer. Financier avisé, négociant bordelais couronné de succès grâce à ses liens tissés avec d’autres marchands protestants à Amsterdam, à Anvers et à Londres, celui-ci veut coloniser cette lande, pour la défricher puis la mettre en culture.
Nezer débourse gros. Il achète de vastes étendues de terre dès 1765, puis invite une trentaine de familles suisses – dont plusieurs anciens gardes suisses, retraités des régiments royaux, capables de se défendre et de faire régner l’ordre sur ces concessions face aux paysans locaux – à s’installer dans ce qui constitue alors le «Captalat de Buch», soit le territoire des actuelles municipalités d’Arcachon, de La Teste-de-Buch et de Gujan-Mestras.
De gigantesques travaux de terrassement entraînent un afflux de populations nouvelles. Nezer pense récoltes, mais aussi salines… Il sait que les treize cantons suisses, importateurs nets, sont prêts à payer cher pour ce précieux conservateur alimentaire.
Deux siècles et demi plus tard, la forêt Nezer porte toujours son nom, sur le site du Teich. Au parc de la Chêneraie, son buste semble même attester de sa réussite alors que, dans les faits, la famille du premier «promoteur» à s’implanter sur le bassin perdit tout, ruinée notamment par les taxes royales, puis révolutionnaires, prélevées sur le sel exporté.
Le 8 avril 1770, le banquier suisse Daniel Nezer meurt à Paris, criblé de dettes. Il ne reste à sa famille que les titres de propriété, dont ses héritiers se débarrasseront finalement en 1830, sous la monarchie de Juillet. Et là encore, la filière helvétique fonctionne: aux Nezer succède, sur le site du bassin d’Arcachon, le notable bordelais d’origine suisse Louis Gaullieur L’Hardy.
Associé à un géomètre parisien, l’homme a compris que la vocation de ce territoire reste maritime avant d’être agricole. Il acquiert de nouvelles terres situées autour du lac de Cazaux, sur l’emplacement de l’actuelle base aérienne où sont testés les chasseurs-bombardiers Rafale de l’avionneur Dassault. Avec, en tête, une nouvelle idée: relier les étangs de Biscarosse, de Cazaux et de Parentis par un canal de grande navigation.
Mais le chemin de fer est un (trop) rude concurrent: vingt ans plus tard, la nouvelle compagnie créée pour l’occasion est à son tour en faillite. Le bassin d’Arcachon a de nouveau torpillé les ambitions helvètes.
Les «héritiers» de Nezer
Une étape, cependant, a été franchie. «Nezer mourut failli et ruiné, mais son héritage fut le noyau dur de la compagnie agricole d’Arcachon dont les grands domaines de pins maritimes – dont on extrayait la résine et dont le bois permit de fabriquer les premières résidences balnéaires – et les fermes à huîtres sont le produit», explique le spécialiste forestier de la région, Robert Aufer.
La transformation du site en destination de vacances pour la bourgeoisie bordelaise, rapidement rejointe par quelques grandes familles parisiennes d’origine girondine, a lieu dans les années 1853- 1857 sous l’impulsion des frères Emile et Isaac Pereire, acquéreurs des restes du patrimoine Nezer.
Ces deux-là ne sont pas Suisses, mais ils ont deux idées de génie pour transformer cette lande inhospitalière et forestière en villégiature prisée. La première? Mettre en place un système de drainage souterrain à grande échelle. La seconde? Faire venir l’empereur Napoléon III en personne sur le site, par la voie ferrée, pour inciter les grands capitaines d’industrie à lui emboîter le pas. Pari tenu par deux fois, en octobre 1859 et 1863.
Le neveu de Napoléon Ier lance la mode Arcachon. Il inaugure la gare, et assiste aux travaux de construction du Casino de la Forêt ou Casino Mauresque qui, dans le style colonial algérien, accueillera jusqu’à la fin du siècle le Tout-Paris des lettres et de la musique sur les rives du bassin: Debussy, Charles Gounod, Jules Massenet, Isaac Albéniz. Puis, au siècle suivant, les divas du jazz Sidney Bechet et Louis Armstrong.
Voici donc l’Arcachon moderne dont rêvait Nezer: charmante ville balnéaire accolée à la mer, qu’une navette relie toutes les vingt minutes au cap Ferret, situé juste en face. Sur les collines de sable, jusqu’à l’impressionnante dune du Pilat, la ville d’hiver installée au milieu des pins, inscrite depuis 1985 à l’inventaire des sites exceptionnels de la Gironde. Dédale de villas plus ou moins rococo, comme la Villa Faust ou la Villa Alexandre Dumas, nommée ainsi par son propriétaire, grand fan de l’auteur des Trois mousquetaires, le banquier philanthrope Daniel Iffla.
Et, entre ces façades ouvragées à colombages, richement ornementées, quelques maisons d’architecte ultramodernes, comme le lotissement de Lège construit en 1924 par l’architecte franco-suisse Le Corbusier ou la maison P. de l’architecte Laurent Duplantier, tout en mezzanine et en parois de verre.
A l’origine de cette ville d’hiver vers laquelle migre chaque week-end la bourgeoisie bordelaise d’aujourd’hui: 347 parcelles achetées à l’Etat par les frères Pereire, revendues vers la fin du XIXe siècle avec une forte plus-value aux riches bourgeois et aristocrates venus de toute l’Europe prendre les eaux du bassin, réputées bonnes pour lutter contre les maladies pulmonaires et la tuberculose.
Une époque révolue
Autour de la gare et de la mairie, la ville d’été dont le boulevard de la plage, face au cap Ferret, constitue la colonne vertébrale. Construites face à la mer, ouvertes aux vents marins tempérés par le bassin, les demeures estivales portent elles aussi le souvenir d’une époque révolue.
«Tyltyl et Mytyl» fait référence aux deux personnages de L’oiseau bleu, la pièce de Maurice Maeterlinck. La Villa Constantine porte la marque de ses premiers propriétaires, influents minotiers en Algérie. Au centre: la résidence Les Pêcheries a pris la place de l’ancien établissement de bains Legallais, inauguré en 1823. Tandis que le Grand Hôtel des Pereire, réalisé entre 1864 et 1865, se dresse à l’angle de la rue du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny.
Réquisitionné par les troupes allemandes durant l’Occupation, l’établissement aurait abrité les discussions entre les fonctionnaires français de la préfecture de Bordeaux et leurs interlocuteurs nazis sur le départ pour les camps de la mort, le 10 janvier 1944, de près de 500 juifs de la région condamnés à l’extermination. Mais c’est une autre histoire…