Richard Werly
Portrait. Propriétaire de l’une des plus grandes librairies de France, ce médecin bordelais se veut le trait d’union culturel entre les différentes facettes de sa ville et de l’arrière-pays.
Denis Mollat aime écouter. Ce soir, le directeur de la grande librairie bordelaise qui porte son nom prête l’oreille aux paroles de Tareq Oubrou, l’imam très respecté de la ville. Mais écouter, pour ce médecin de formation, féru de culture et passionné par les nouvelles technologies audiovisuelles, ne veut pas dire seulement prêter l’oreille. Derrière la console helvétique Studer pilotée par un ingénieur du son professionnel, cette figure de la vie locale pense, déjà, aux extraits vidéo de la conférence qui seront en ligne dès le lendemain sur l’internet.
Un coup d’œil amical au journaliste et essayiste Jean-Claude Guillebaud, interlocuteur ce soir de Tareq Oubrou. Quelques consignes rapides distribuées aux librairies qui, de l’autre côté des murs, supervisent au quotidien les milliers de mètres carrés remplis de livres. Bordeaux, version connaissance, pensée et création: «Une librairie est d’abord un lieu de rencontres et d’échanges, explique celui qui, familier des paysages helvétiques, ne tarit pas d’éloges sur la Suisse. On ne peut pas réinventer Bordeaux sans repenser aussi son apport culturel.»
Typiquement girondin
L’influent libraire, dont l’épouse siège au conseil municipal dans l’équipe d’Alain Juppé, n’est pas homme à régler ses comptes. «Le rencontrer, c’est avoir affaire à l’archétype du bourgeois bordelais: savant, prompt à échanger, discret sur sa fortune, car elle est de famille», sourit un auteur publié… par la maison d’édition Mollat.
L’Hebdo l’avoue: difficile de résister à celui qui, à sa table, au bout d’une belle impasse proche des Quinconces, reçoit aussi bien Michel Onfray que Michel Houellebecq ou Jean d’Ormesson, de passage pour assurer la promotion de leurs ouvrages. Abonné au Temps, avide de lire la prose de journalistes étrangers, Denis Mollat navigue dans les eaux bordelaises comme le bateau piloté par sa femme le week-end sur la Garonne: en virages tranquilles, prenant soin de ne pas créer ni de heurter les vagues.
Nicolas Sarkozy a tenu à venir ici présenter son dernier livre best-seller. Politesses courtoises. Fossé personnel. «Il fait partie de ces personnages clés qui ont fait comprendre Bordeaux à Juppé», confirme Gilles Boyer, directeur de campagne de l’ancien premier ministre. Un monsieur loyal typiquement girondin: soucieux de compromis, défenseur de la province face à la capitale et aux oukases bonapartistes.
Montaigne, Mauriac… Mollat
L’homme du livre bordelais croit surtout en son rôle de médiateur. A l’imam modéré et réformateur Tareq Oubrou, auteur de Ce que vous ne savez pas sur l’islam (Ed. Fayard), Denis Mollat parle des jeunes déracinés que seule la culture, peut-être, permet encore de ramener dans le droit chemin.
Avec Alain Juppé, le voici parti à raconter les dures années de construction du tram, dont l’une des lignes passe juste devant son magasin, rue Vital-Carles. Tant de commerçants fulminaient. Des trous de dix mètres éventraient la chaussée. Un enfer pour piétons, dans ces années 1995-2005.
Lui, pourtant à l’aise au volant de sa Land Rover de gentleman-farmer, y crut, à cette révolution tramway. «D’abord, parce qu’elle a engendré une hausse de notre chiffre d’affaires d’environ 10%, explique-t-il. Ensuite, parce que le tram est un lien qui réunit Bordeaux aux communes avoisinantes. C’est un outil contre l’exclusion et la ségrégation intellectuelle.»
Denis Mollat est au fond comme Bordeaux. Négociant dans l’âme, il occupe un espace que les autres librairies de la ville, dont La Machine à Lire voisine, regrettent de se voir confisquer. Connecté au monde, il remplit avec tact et diplomatie la curieuse fonction de consul général du Mexique et parle avec appétit de la visite qu’il vient de rendre à sa fille, administratrice des îles Gambier, en Polynésie française.
Gourmet, il a sa table aux meilleurs restaurants du bassin d’Arcachon. Toujours intrigué par la Suisse, ce pays où tant de protestants bordelais migrèrent après la révocation de l’édit de Nantes, il couvre les visiteurs helvétiques de compliments, racontant en échange des anecdotes choisies sur Montaigne, Mauriac ou Montesquieu, les grandes figures littéraires du cru. La cuvée Mollat, riche en saveurs, a la vendange féconde.
